André Citroën
Copyright. Ce site est gratuit et sans publicité. Je n'en retire aucun bénéfice financier. C'est le fruit d'une démarche totalement désintéressée. Si vous êtes détenteur d'un copyright non mentionné, je vous invite à me contacter. Ce fait est involontaire. Le document en question sera immédiatement retiré. Merci donc pour votre indulgence, pour ce qui n'est qu'un travail amateur. Un article sur André Citroën ne se conçoit pas sans rendre hommage au travail d'historien de Fabien Sabatès. L'homme était un authentique passionné et expert du sujet. J'ai eu le plaisir d'échanger avec Fabien, dès le début de la rédaction de ce chapitre en 2020. En m'autorisant à m'inspirer librement de ses travaux, il a amplement contribué à la naissance de cette page. Fabien nous a quitté en juin 2022.
Les jeunes années A lire sur ce site, l'article de Baudry de Saunier lors de la disparition d'André Citroën. André Citroën naît au 44 rue Laffitte, dans le 9ème arrondissement de Paris, le 5 février 1878. Ses parents qui se sont rencontrés et mariés à Varsovie en 1870, arrivent de Hollande. Sa mère Mazra Kleinmann (1853/1899) est d'origine polonaise. Son père, Levie Barend Citroën (1842/1884), diamantaire, fait de choix de s'installer à Paris. André Citroën passe son enfance dans un quartier qui est celui des affaires, mais aussi celui des théâtres et de l'Opéra Garnier inauguré en 1875. Les travaux du baron Haussmann viennent de s'achever. Paris, la ville lumière, devient une ville moderne. Et sans équivoque, le jeune André Citroën est un enfant de la modernité. Il est le benjamin d'une famille de cinq enfants, deux filles et trois garçons. La famille vit confortablement des activités florissantes du père, qu'une affaire va pourtant abattre. Il s'est laissé tenter par l'offre d'exploitation d'une mine de diamants, située en Afrique du Sud. Escroqué par des aigrefins internationaux, il subit un choc dont il ne se remettra pas. Mais si la perte financière est sans conséquence majeure sur le train de vie de la famille, son crédit dans la profession, le fait de s'être laissé abuser, le conduit à se suicider. Il se défenestre en 1884. Dès lors, André Citroën n'a de cesse de vouloir dissiper le chagrin de sa mère. André Citroën fréquente le lycée Condorcet de 1885 à 1894. Il tue son ennui en dévorant des livres. Sa mère, cultivée et parlant le polonais, le russe et l'allemand, lui a transmis le goût de la lecture. Doué, il collectionne tous les prix d'excellence : physique, allemand, histoire, mathématiques ... Il y côtoie Louis Renault (1877/1944). Autant André est disert et ouvert, autant Louis Renault est timide et taciturne. André se prend de passion pour les écrits de Jules Verne (1828/1905), et pour les travaux de Gustave Eiffel (1832/1923) qui érige sa fameuse tour entre 1887 et 1889. Lorsqu'il est reçu à sa première partie du baccalauréat, ses professeurs lui conseillent de s'orienter vers l'Ecole Polytechnique. C'est là lui dit-on que l'on forme les futurs cadres de la nation. Le jeune Citroën possède à leurs yeux l'étoffe nécessaire pour devenir un grand chef dans l'armée, ou dans un ministère.
André Citroën à Polytechnique. Source : https://www.polytechnique.edu A Polytechnique, quand il y a un attroupement, c'est toujours autour d'André Citroën. Il déborde d'idées, de chaleur, d'enthousiasme. Il fait se plier de rire ses camarades avec ses facéties. Il va laisser à Polytechnique le souvenir d'un jeune homme au tempérament audacieux, doué d'une belle intelligence, mais d'application assez fantasque. Il y respire enfin un air normal, alors que chez lui, c'est celui confiné du chagrin de sa mère qui règne. Le jeune garçon reste néanmoins soucieux de la santé déclinante de celle-ci. Elle meurt en 1899 à seulement 46 ans. Elle ne connaîtra jamais la fabuleuse destinée de son fils. André Citroën sort diplômé de Polytechnique en juillet 1900, classé 159ème sur 200. Il n'est pas vraiment dans ce qu'on appelle " la botte ", qui désigne les trente élèves ayant le meilleur classement, susceptibles d'intégrer les corps les plus prestigieux. Mais comme ce type de carrière n'entre pas dans ses projets, il ne souffre pas très longtemps de ce relatif insuccès. Il sait pertinemment que son caractère est incompatible avec les exigences d'obéissance aux nombreuses règles immuables de la fonction publique. Sur le registre de l'école, en face de son nom, on peut lire " un mètre soixante-quatre. Menton rond. Visage ovale. Bon pour le service armé ".
André Citroën, quatrième en partant de la
gauche, pendant ses classes à l'armée. Dès l'automne 1901, il quitte Paris pour effectuer son service militaire au sein du 31ème régiment d'infanterie du Mans, avec le grade de sous-lieutenant. Il découvre à quel point l'artillerie et les munitions sont à la pointe du progrès. Les militaires appliquent déjà les connaissances les plus avancées en matière de physique, de choix des métaux les plus performants, et de chimie des explosifs. L'approche de ces domaines intéresse au plus haut point le jeune ingénieur. Au Mans, André Citroën rencontre à plusieurs occasions Amédée Bollée (1844/1917), inventeur prolifique et pionnier de la voiture à vapeur. Lors d'une visite dans sa famille en avril 1900, à Varsovie en Pologne, André Citroën retrouve un vieil oncle. Dans le capharnaüm qu'est son atelier, il découvre un petit engrenage taillé en chevron dans le bois. Cet objet le bouleverse. Il sait que depuis Galilée aucun progrès n'a été réalisé dans ce domaine. Les engrenages à dents droites sont peu efficients. Par contre, celui qu'il découvre ce jour-là semble plein de promesses. Il est plus silencieux, et capable de transmettre des puissances supérieures à tout ce qui a été conçu jusque-là. Il en achète le brevet pour un prix dérisoire. En France, ses professeurs se moquent de son projet, en lui répétant que personne ne l'a attendu pour fabriquer des engrenages. Tous lui disent qu'il n'a aucune chance d'innover dans cette partie, que tout a déjà été étudié et fait en la matière. Mais il y croit dur comme fer. Dès qu'il est libéré de ses obligations militaires, il entreprend de monter une usine de fabrication d'engrenages. Nous sommes en 1903. Il est heureux de vivre de ses propres ailes, et d'acquérir son indépendance financière. Il installe un premier atelier dans l'Essonne, dans des locaux prêtés par les parents de son ami de lycée, Jacques Hinstin (1873/1937), qui possèdent là une usine. En 1904, le procédé de fabrication des engrenages est suffisamment maîtrisé pour entreprendre, avec Hinstin, l'ouverture de son propre atelier, au 202 de la rue du Faubourg Saint-Denis à Paris, sous la raison sociale " Citroën, Hinstin et Cie ". Les deux hommes emploient une dizaine d'ouvriers, nombre qui est bientôt multiplié par trois.
Les possibilités d'utilisation des engrenages Citroën sont multiples : automobile, aviation, industrie ... Copyright Ses engrenages à denture en V fonctionnent de manière fluide, sont plus silencieux que ceux de la concurrence, et peuvent supporter de lourdes charges. Ils sont certes plus coûteux à l'achat, mais permettent d'améliorer les rendements. Pourtant, l'idée n'est pas nouvelle, puisqu'elle a été énoncée plus de deux siècles plus tôt par l'inventeur Robert Hooke (1635/1703). Mais André CItroën est le premier à maîtriser les tolérances d'usinage extrêmement réduites. D'autres entrepreneurs s'étaient avant lui cassés ... les dents sur cette difficulté. Ainsi naît le double chevron. André Citroën, qui sera surnommé vingt ans plus tard le prince de Javel, a trouvé son emblème. En 1912, " Citroën, Hinstin et Cie " devient la " Société Anonyme des engrenages Citroën ", et s'installe dans une usine plus importante au 31 du quai de Grenelle à Paris. Les principaux actionnaires sont André et son frère Hugues Citroën (1873/1953), Jacques Hinstin et Georges Schwob d'Héricourt (1864/1942). André Citroën bâtit sa réputation avec ses engrenages. A partir de 1910, il dépose de nombreux brevets pour diverses applications dans l'industrie. Dès 1911, par le biais d'encarts publicitaires dans la presse professionnelle, il fait la promotion de ses produits. Pour autant, cette affaire d'engrenage à la pointe de la technologie reste une entreprise hautement spécialisée. Le processus d'usinage est long et coûteux. Les engrenages sont fabriqués sur commande, pour répondre à des demandes bien spécifiques. Dans ce contexte, aucune production en série ni constitution de stock n'est envisageable.
André Citroën doit inventer les machines-outils qui lui permettent d'usiner l'acier. Copyright André Citroën consacre une grande partie de son temps à prospecter de nouveaux clients, et à démontrer les performances de ses produits. Déjà, naturellement, il excelle dans ce travail de communication. Des bureaux commerciaux sont installés à Moscou, Bruxelles et Londres. Les plus grandes entreprises de l'Empire britannique s'équipent d'engrenages Citroën. André Citroën vit dans une certaine aisance dans la capitale. Il y partage un appartement avec son frère Bernard, artiste dans l'âme, excellent musicien amateur, entouré d'une petite troupe d'amis, des relations dont peut profiter André pour se distraire. Bernard gère un cabaret rue Caumartin. Peut-être est ce là qu'André prend goût au jeu et à la vie mondaine ... Pourtant, cette vie nocturne n'a aucun effet négatif sur ses immenses capacités de travail. En ce début de siècle, Citroën a pris le pouls des temps modernes. Il y aura des besoins nouveaux, énormes. Ils exigeront des méthodes qu'aucune école n'a encore enseignées. Les braves bourgeois après avoir haussé les épaules commencent à s'étonner. Comment un jeune blanc-bec sorti de Polytechnique avec un numéro à trois chiffres a-t-il réussi à faire démarrer une telle affaire. Sa société et les nombreux brevets qu'il dépose l'enrichissent. Il épargne pour un jour se lancer dans une plus grosse aventure. Déjà, ses interlocuteurs comprennent qu'André Citroën a un sens inné de la création industrielle, de la production, et qu'il a des facilités à nouer des contacts, qui lui seront un jour utiles dans le développement de ses affaires. Louis et Emile Mors fondent leur entreprise de fabrication automobile en 1895. Le premier est un centralien passionné de technologie, et le second un expert en systèmes électriques. Même si les résultats financiers ne sont pas vraiment au rendez-vous, le succès de la marque passe par de retentissants succès en course, dus pour une large part à un ingénieur de talent, Charles-Henri Brasier. Mais cet élan est brisé après son départ en 1901. Cette absence conduit à une instabilité chronique de la direction technique, à une politique produit manquant de rigueur, et à des changements incessants de management. La croissance de maisons bien plus solides, comme Renault, Panhard & Levassor, Peugeot, De Dion-Bouton ... constitue un autre frein au développement serein de Mors. Pendant que ces concurrents améliorent petit à petit les modèles existants, chez Mors, les clients achètent plutôt un assemblage aléatoire, dont chaque pièce semble vouloir retrouver son indépendance après quelques kilomètres ...
Une des premières automobiles Mors en 1898. Copyright Dans cette nouvelle industrie automobile, le temps des pionniers et des inventeurs de génie laisse sa place à celui des gestionnaires, des meneurs d'hommes, des financiers. A la fin de 1907, on ne voit pas très bien comment Mors pourrait se sortir de sa situation inconfortable. Les actionnaires ne voulant plus suivre, la dissolution est votée lors d'une assemblée générale convoquée le 6 décembre 1907. Les frères Mors, qui ont fait par ailleurs fortune dans la signalisation des chemins de fer, ne s'intéressent plus à leur affaire automobile. Leur seul objectif est de liquider cette entreprise boiteuse. Hugues Citroën, frère aîné d'André, gagne bien sa vie dans le commerce des perles. Il réside Avenue Kléber, a des domestiques à son service, et jouit de sa fortune et de son prestige de président de la Chambre syndicale des marchands de perles. Il est reconnu pour son intégrité. Son épouse est Suzanne Harbleischer, fille du président de l'un des principaux créanciers des frères Mors, banquier de profession, André Harbleischer. Celui-ci s'est embarqué dans cette galère qu'est devenue l'affaire Mors sur les conseils de l'un de ses amis. Mais il ne sait plus comment en sortir. Il refuse cependant la liquidation. Hugues Citroën, voyant les cheveux blancs de son beau-père, l'invite à rencontrer André Citroën, qui pourrait peut-être le conseiller. Grâce à ses dons de persuasion, André Citroën réussit à faire revenir l'assemblée des actionnaires sur sa décision. La dissolution est annulée, un sursis est accordé à Mors. André Citroën poursuit par ailleurs le suivi de son affaire d'engrenages. Il jouit déjà d'une image honorable dans les milieux industriels, avec sa frénésie d'entreprendre et de toujours vouloir rationaliser ses productions. Quand il visite l'usine Mors, il découvre un décor bien plus impressionnant que celui de son atelier d'engrenages. Les outillages performants abondent. Et l'idée de reprendre une affaire automobile apparaît bien plus séduisante que celle de produire à vie des roues dentées. Le petit homme, très affable, explique que la liquidation serait un gâchis, et il offre de sauver la société sans la liquider. Perdu pour perdu, il est de toute façon impossible de faire pire. Il obtient des actionnaires un délai de six mois. Son objectif est de créer une nouvelle équipe de taille réduite, enthousiaste, avec des jeunes, pas forcément connus, et non des fils à papa. Le liquidateur, un certain M. Clément, s'adjoint donc la collaboration d'André Citroën, qui prend l'affaire à bras-le-corps, et entreprend une réorganisation technique de l'usine, la réalisation de nouveaux modèles plus rentables, plus fiables, et la mise en place de nouvelles méthodes commerciales.
L'usine des automobiles Mors dirigée par André Citroën est installée rue du Théâtre dans le 15ème arrondissement de Paris, près de la future usine de Javel. Copyright André Citroën sollicite Henri Fournier, le pilote victorieux sur Mors lors du Paris-Berlin de 1901, qui possède un garage rue d'Anjou à Paris. Il lui demande s'il connaît des hommes entreprenants qui seraient disposés à s'engager dans une nouvelle aventure industrielle et commerciale. Fournier lui parle de Georges-Marie Haardt (1884/1932), qui travaille pour lui. Haardt est né en Italie de parents belges naturalisés français. Ses parents gèrent un important magasin de mode à Naples. L'homme est grand, mince, élégant. Le contact passe immédiatement très bien entre Citroën et Haardt. Sa mission sera de vendre des voitures. Citroën s'occupera lui de les produire, et de faire oublier l'image mitigée du passé de Mors. Quand ils ne devront plus rien à personne, ils pourront mieux se projeter vers l'avenir. Haardt, séduit par le personnage d'André Citroën, accepte la proposition, et se voit confier la direction commerciale de Mors. Cet aristocrate sait écouler des voitures à des gens qui n'en ont pas vraiment besoin. Il dynamise le réseau des agents Mors par des visites régulières. Comme André Citroën, il est doué pour l'organisation, avec un sens poussé du détail. Leur personnalité est toutefois différente, et cela est bénéfique à la marche de leur nouvelle affaire. La pondération de Haardt permet de contrebalancer le caractère parfois trop fougueux de Citroën. Georges-Marie Haardt restera jusqu'à sa mort tragique en 1932 le seul conseiller qu'André Citroën écoutera en toutes circonstances. Il lui fera renoncer à de nombreux projets hasardeux et pas assez centrés sur l'activité automobile. Georges-Marie Haardt est naturellement un séducteur. Il parle couramment l'anglais. Il trouve de l'autre côté de la Manche des clientes séduites par son snobisme. Les belles dames de Londres signent des bons de commande avec versement d'acompte. Il faut l'apport d'un tel talent pour réactiver une société aussi mal en point que Mors. Bientôt, la succursale de Londres écoule autant de voitures qu'en France. Pour mieux faire connaître Mors dans l'Hexagone, des panneaux de signalisation aux couleurs de la marque sont installés sur les principaux itinéraires touristiques. Le service commercial donne désormais son avis aux techniciens et ingénieurs. Mors entreprend des études de marché appliquées à l'automobile. C'est une pratique complètement nouvelle. Il s'agit de répondre aux goûts des acheteurs. On ne se contente plus d'essayer de vendre ce que l'on produit.
Les panneaux de signalisation Mors sont peints à même les murs des maisons. Leur dessin reproduit celui du radiateur Mors. Copyright André Citroën monte sur les Mors des moteurs souples et silencieux, selon le brevet déposé par l'ingénieur américain Charles Yale Knight. Ceux-ci équipent déjà les prestigieuses Minerva de fabrication belge, entreprise dans laquelle son cousin David Citroën occupe de hautes fonctions. En quelques mois, ces nouvelles Mors rencontrent un certain succès. Mais Mors doit encore en 1911 de l'argent à la Banque Commerciale et Industrielle, fidèle supportrice de Mors. Parmi les clients de Mors, Haardt parvient à convaincre le riche diamantaire Atanik Eknayan de voler au secours de la marque. Grâce à un apport en capital, la firme remonte la pente et rembourse une partie de ses dettes. Sa survie préserve ainsi du chômage les 300 employés de la compagnie. Alors qu'elle ne produit plus que 120 voitures en 1909, ce nombre est multiplié par dix en 1912. Mors s'avère être un fabuleux terrain d'essai pour André Citroën, qui teste déjà des techniques qu'il saura dupliquer à Javel dans les années 1920. De nouvelles antennes commerciales sont implantées en Russie, Roumanie, Allemagne, Espagne, Argentine et Brésil. Une attention particulière est apportée à la fabrication, et surtout à toutes les réclamations émanant des clients. Il s'agit de clairement positionner Mors en tant que marque leader dans le luxe. Si la marque se maintient, les résultats financiers restent décevants. En 1912, la Banque Commerciale et Industrielle se retire, à bout de patience. André Citroën ne peut plus compter que sur Atanik Eknayan.
Emilie Marie Bouchaud, plus connue sous son nom de scène de Mlle Polaire, est une chanteuse et actrice française née en 1874 en Algérie. Elle pose pour Antonio de la Gandera, Henri de Toulouse-Lautrec, Leonetto Cappiello, Jean Sala ... et Mors. André Citroën est sur tous les fronts. Dans le cadre de ses activités pour Mors, il effectue son premier voyage à Détroit en 1912. Il est fasciné par la vitalité de cette jeune nation où tout semble possible. L'état d'esprit des entrepreneurs américains correspond à celui d'André Citroën. Leur croyance en un avenir radieux et au fait que la volonté, l'ambition et le travail permettent de surmonter tous les obstacles, mais aussi leur religion de la pensée positive, séduisent le jeune industriel parisien. Pour réussir, il n'est pas nécessaire d'être un héritier ou d'appartenir à la bourgeoisie comme c'est trop souvent le cas en Europe, mais simplement d'en avoir farouchement envie ! André Citroën rencontre lors de ce voyage Henry Ford dans son usine de Dearborn près de Détroit. Ford est alors l'homme dont tout le monde parle, celui qui a inventé en 1908 la Ford T. Celle-ci est assemblée depuis 1910 selon une méthode de production à la chaîne inconnue en Europe, qui permet d'une année sur l'autre, grâce à l'amélioration continue et aux gains de productivité, de faire baisser son prix de vente. Qui plus est, la Ford T est, par sa conception simple, d'une redoutable fiabilité. Dans toute l'Amérique, la Ford T remplace progressivement le cheval et la carriole. Elle symbolise une nouvelle ère, transforme la vie des citoyens, que cela soit en ville ou dans les campagnes. En 1914, Ford assemble 300 000 voitures, 71 fois plus que Renault, premier constructeur français.
Rien de plus différent qu'André Citroën, continental fin, chaleureux, cultivé, libéral et rêveur, que le grand Henry Ford, froid, austère, rigide, calculateur et puritain. Ford est plus près de Louis Renault. Ce sont des mécaniciens nés. Copyright De 1907 à 1914, André Citroën accumule une expérience exceptionnelle chez Mors, entreprise qui n'a plus rien à voir avec celle de sa petite affaire d'engrenages. Avec ses centaines d'ouvriers, les questions sociales ont une importance majeure dans l'équilibre de l'affaire, à une époque où les conditions de travail sont encore très pénibles. Les hommes sont au service de leur employeur douze heures par jour, six jours par semaine, sans congés payés. Ces dispositions sont à peine allégées pour les femmes et les enfants. André Citroën doit notamment faire face à une grève en 1912. Son personnel réclame la semaine des cinq jours et le droit de se syndiquer. Plutôt qu'un affrontement frontal, le jeune patron, conscient des difficultés de ses employés, accepte la négociation. Les ouvriers obtiennent en partie gain de cause, ce qui d'un autre côté met André Citroën dans une position inconfortable vis à vis des autres industriels plus rigides, pour avoir accepté de remettre en cause l'ordre établi. Louis Renault en particulier lui reproche d'ouvrir une brèche en autorisant la présence de syndicats dans l'industrie automobile. Le 28 juillet 1914, l'Allemagne déclare la guerre à la France. Toute production civile automobile est interrompue. Les besoins de l'armée et des civils permettent à Mors de résorber en peu de temps ses stocks d'invendus. André Citroën va bientôt avoir besoin des installations pour fabriquer des outillages. Ainsi, le constructeur de la rue de Théâtre passe la période de la guerre sans trop de soucis, en position de sous-traitant. L'industriel se constitue dans les années 1910 un réseau dans l'industrie. La plupart de ces hommes lui seront fidèles pendant les vingt prochaines années. Il y a des financiers, mais aussi des experts dans leur domaine, qu'il s'agisse de la technique, de l'organisation de production, de la gestion ou du commerce. André Citroën n'est pas un technicien de l'automobile. Contrairement à tant de pionniers du secteur comme Henry Ford, Louis Renault ou Ettore Bugatti, on ne l'a jamais vu en bleu de travail penché sur un moteur, ou au volant d'une automobile pour défendre les couleurs de Mors. D'ailleurs, il conduit peu, laissant volontiers ce plaisir à sa femme Giorgina, lors de leurs promenades en torpédo Mors, ou à son fidèle chauffeur Guégan. Après-guerre, la production automobile de Mors reprend sans André Citroën, parti créer sa propre affaire. De nouveau, les pertes succèdent aux pertes. La liquidation de l'entreprise est votée en septembre 1922. Mors apporte son actif et son passif à une nouvelle structure, dont la moitié du capital est détenue par André Citroën et quelques-uns de ses proches, et l'autre moitié par Minerva. Mais les affaires sont atones, et la 12 mai 1924, André Citroën est chargé de la liquidation. On manque d'espace à Javel, et c'est dans les locaux de Mors, dans la célèbre rue du Théâtre, que l'industriel parisien va installer son bureau d'études. Au début de la guerre, André Citroën est mobilisé à l'Est dans la Région de l'Argonne. Il a la responsabilité d'une unité de transport, chargée de ravitailler l'artillerie en munition. Il constate très vite le manque de moyens en obus des Français, face aux Allemands mieux organisés. Au rythme des tirs, les réserves seront épuisées dans quelques semaines. Depuis sa formation militaire, André Citroën sait que les chances de victoire dans les nouvelles guerres sont déterminées par les capacités industrielles des belligérants, et non plus par le courage des fantassins. La victoire se joue désormais autant dans les usines loin du front que face à l'adversaire. Aussi grave que la pénurie d'obus, c'est l'irrégularité de la qualité de ceux-ci qui constitue un problème. Trop de tirs se terminent sans explosion. De manière évidente, la France manque de préparation face à une guerre de cette ampleur.
Douilles d'obus sur les champs de bataille. Copyright La mort de Bernard Citroën sur le front en octobre 1914, le frère d'André dont il était très proche, renforce les convictions du jeune capitaine. Il ne s'agit plus simplement d'accomplir son devoir et de défendre les valeurs de son pays. André Citroën a désormais une revanche personnelle à prendre sur l'ennemi, en lui faisant payer son agression, et en le repoussant au-delà des frontières. Le 2 novembre 1914, il arrive à Paris, clandestinement. Il veut rencontrer Albert Thomas, le ministre de l'Armement. Mais l'huissier refuse de le laisser passer. Par l'intermédiaire de son mentor à Polytechnique, il obtient un rendez-vous avec le Général Louis Henry Auguste Baquet, sous-secrétaire d'Etat aux munitions, au ministère de la Guerre. Citroën parvient à convaincre Baquet qu'on ne peut pas gagner une guerre en économisant les obus, dont la production est insuffisante. Citroën réaffirme son point de vue. Il s'agit d'une guerre de munition. Il dit bien connaître les moyens industriels de l'ennemi, pour leur avoir vendu des licences de fabrication de ses engrenages. Le choix est simple à ses yeux : fabriquer du matériel de guerre à un certain rythme, ou fabriquer des croix de bois ... Le général acquiesce. Il est parfaitement conscient de la situation, mais se dit parallèlement assailli de demandes émanant de députés, qui veulent obtenir des commandes d'obus pour leurs électeurs, des petits patrons qui possèdent quelques outillages ... Mais cette logistique est trop lourde, contre-productive, et largement insuffisante pour répondre aux besoins du Quartier Général qui exige 10 000 obus par jour. Citroën se dit capable s'il obtient l'appui du gouvernement de faire tourner dans quatre mois une usine pouvant produire des obus en très grande quantité. Mais avant de sortir de son bureau, il demande au général de régulariser sa situation. Il a fait le déplacement à Paris, sans permission ...
L'atelier d'emboutissage de l'usine André Citroën en 1918. Copyright Aussitôt Citroën court chez Mors. Il s'enferme et se met au travail, excité à l'idée de mener à bien son projet. Deux jours plus tard, il se représente auprès du Général Baquet, avec un véritable programme de fabrication. Celui-ci ne croit pas vraiment aux chances de Citroën de tenir ses engagements. Nous sommes en décembre 1914. Il faut désormais construire une usine capable de répondre aux besoins définis. Le challenge est de taille, car la cadence promise doit être atteinte dès juin 1915. Nombreux sont ceux qui s'interrogent sur la façon dont Citroën est parvenu à renverser l'immobilisme des ministères et de l'état-major. Charge désormais à André Citroën de trouver les financements pour construire cette usine. Il pioche dans ses propres fonds, sollicite son beau-père Gustave Bingen, banquier associé à la banque Lazard, mais aussi Atanik Eknayan, qui est déjà intervenu en 1912 pour sauver Mors. Georges-Marie Haardt part aux Etats-Unis à la recherche de fournisseurs de machines-outils. Quant à Citroën, il cherche un lieu où s'implanter. Au bout du quai de Javel, dans Paris, il trouve un terrain libre de douze hectares, occupé par des cultures maraîchères et d'anciens ateliers des Aciéries de France. Il connaît bien le quartier. L'usine Mors, rue du Théâtre, et les Engrenages Citroën, quai de Grenelle, sont proches. En quelques semaines, le terrain est déblayé. Citroën fait appel à un important architecte parisien, et lui fait signer un contrat draconien, qui prévoit de lourdes indemnités en cas de retard à la livraison des bâtiments. En trois mois, on cimente le sol, et 55 000 m2 d'usines sont construits. L'architecte, gagné à la cause, fait travailler ses hommes avec intensité. Le voisinage est stupéfait par l'agitation. Le 9 février 1915, Citroën reçoit sa première commande officielle pour un million d'obus de 75 mm.
Finition des obus de 75 mm dans le grand atelier d'usinage et de montage du quai de Javel en 1915. Copyright Les machines commencent à cracher des obus alors que tous les murs ne sont pas encore montés. En s'inspirant des doctrines de Taylor, André Citroën découpe leur production en trente-neuf étapes. Chaque ouvrier ou ouvrière effectue toujours la même tâche, de manière répétitive, jusqu'à 5 000 fois par jour. Mais à l'opposé de Taylor, Citroën fait attention de ne pas aliéner ses employés. Javel devient l'usine d'armement témoin. C'est un modèle d'organisation, d'efficacité et de responsabilité sociale, montré comme une des merveilles industrielles de ce monde. Les délégations russes, anglaises et japonaises la visitent au pas de charge. On y voit défiler Ferdinand Foch, Philippe Pétain, William Churchill, John Pershing et Herbert Hoover ... André Citroën porte en effet une attention particulière aux conditions de travail. Son usine est claire, bien aérée et propre. On y trouve des vestiaires individuels et fermés, un restaurant pour 3 500 personnes qui offre une nourriture saine et abondante à des prix très bas, un service incendie, une coopérative de consommation, une infirmerie, un cabinet dentaire. Le personnel dont les dents sont bien soignées subit moins d'absentéisme. Pour les mères de famille, André Citroën crée une crèche où elles peuvent déposer leurs enfants en arrivant, pour les reprendre à leur départ. Des interruptions de travail permettent aux jeunes mamans d'allaiter leur enfant. Pendant les rares moments de loisirs, Citroën propose des concerts gratuits et des séances de cinéma, avec entre autres des films muets de Charlot. Quelques années plus tard, Citroën et Chaplin deviendront d'ailleurs des amis intimes, et passeront ensemble des vacances familiales en Suisse. Le bruit court dans Paris qu'il fait bon travailler à Javel. Cela permet de recruter plus facilement.
Ouvrières de l'usine allaitant leur bébé dans la salle spéciale de la pouponnière. Copyright
Les rayons où les acheteurs se pressent en foule, l'épicerie. Copyright Louis Renault, ami d'Albert Thomas et de nombreux ministres, ne peut que constater que celui qu'il considérait jusqu'à présent comme un fumiste est parvenu à ses fins. Dès que l'idée d'une usine d'armement a fuité, Louis Renault, en son nom et en celui de quelques industriels, a tenté de convaincre Albert Thomas qu'il ne fallait pas laisser faire Citroën. Seuls lui et ses amis étaient suffisamment outillés et préparés pour répondre aux besoins de l'armée. Il a de toute évidence perdu la partie. De cette époque date certainement l'inimitié, voire la haine de l'homme de Billancourt contre celui de Javel. Le général Bacquet, ancien de Polytechnique comme Citroën, donc solidaire de son jeune confrère, a su faire taire l'opposition de Thomas contre Citroën, malgré les pressions répétées de Louis Renault. En juin 1915, le site de Javel est totalement opérationnel. Le nombre d'obus produit passe de 1 000 par jour au début à 5 000 en septembre de la même année, puis à 10 000 en décembre 1916, pour culminer à 51 000 pièces en décembre 1917. L'usine tourne sans arrêt, jour et nuit, sept jours sur sept. Ce sont 24 millions d'obus qui auront été fabriqués à la fin de la guerre. Début 1915, 3 500 personnes travaillent à Javel, dont 21 % de femmes. A la fin de la guerre, en 1918, le site emploie 11 700 salariés, dont plus de la moitié de femmes. André Citroën a recruté son frère Hugues pour administrer cette véritable fourmilière.
A la fonderie de fonte pendant le travail. Copyright
Ogivage des obus monobloc. Copyright
La cantine où plus de 3 500 personnes sont réunies en même temps. Copyright En juin 1917, des ouvrières se mettent en grève. Elles réclament un meilleur salaire et une réduction du temps de travail. Comme il l'avait déjà fait chez Mors, André Citroën parvient à désamorcer une situation potentiellement critique avec son tact et sa discrétion habituelle. Il écoute les revendications en demandant l'arbitrage du ministre de l'armement, afin de cautionner un accord acceptable.
Le travail des femmes dans l'usine André Citroën. Copyright Outre la gestion de son usine, le gouvernement fait appel à André Citroën pour ses compétences dans divers domaines : organisation du ravitaillement en denrées alimentaires des usines de guerre, création d'un groupement charbonnier destiné à la fourniture de ces mêmes usines, organisation de l'arsenal de Roanne qui est dirigé par des fantaisistes, où il porte la fabrication de 30 obus à 55 000 obus par jour, et pour lequel il pilote la construction en quelques semaines de 1 000 logements de contremaîtres et de 4 000 logements d'ouvriers, une cantine, des magasins coopératifs et une pouponnière. Bien plus tard, en 1926, il sera désigné par le gouvernement français pour faire partie de la Commission de réorganisation du monopole des tabacs et allumettes, etc ... A cette époque, André Citroën a déjà compris l'importance de la publicité et de la communication. Il va en faire un pilier de ses affaires. Dans le cas de son usine d'obus, et du fait de la censure imposée par les autorités, il ne peut communiquer qu'à travers la visite de personnalités dûment accréditées. C'est ainsi que l'on aperçoit à Javel la plupart des ministres, mais aussi des délégations de sénateurs, de députés, de hauts fonctionnaires ... Côté militaire, les généraux ne se lassent pas de rendre visite à André Citroën. Les ambassadeurs ou dirigeants des pays alliés sont les bienvenus, de même que les représentants militaires de ces pays. Certaines visites ont lieu dans une grande discrétion, d'autres font l'objet de fêtes auxquelles le personnel est convié. En 1917, André Citroën est l'un des onze fondateurs du club de L'Union Interalliée, où se réunissent les officiers et les responsables politiques des puissances de l'Entente. Leur but est de favoriser le rapprochement entre les nationalités, de travailler au maintien de la paix et de développer la culture en Europe. Les hommes et les femmes y échangent des idées, élaborent des stratégies. Cette institution est toujours en activité. André Citroën n'est pas aimé de tous. Il est jalousé, et des critiques s'abattent sur lui. Il est pourtant défendu par Louis Loucheur, sous-secrétaire d’État à l’Artillerie et aux Munitions, aux côtés du ministre de l'Armement et des Fabrications de guerre, Albert Thomas, qui reconnaît ses énormes compétences, et n'hésite pas à faire appel à ses services quand l'Etat rencontre des difficultés. Pendant la guerre, lorsque Paris est menacé de famine et qu'il ne reste plus que trois jours de pain, on appelle André Citroën qui en une nuit invente la carte d'alimentation. André Citroën est convaincu que la guerre durera quatre ou cinq ans. Il réfléchit à la manière dont il pourra exploiter ce merveilleux outil industriel qu'est Javel à la fin du conflit. Comment utiliser cet espace, ces machines, mais aussi que faire des hommes et des femmes qui font tourner cette usine ? Quels seront les besoins les plus vitaux d'un peuple ruiné par la guerre ? Après avoir un peu hésité entre les machines à coudre et les meubles métalliques, il décide de transformer la manufacture d'obus en usine de construction d'automobiles. André Citroën est un homme d'intuition, de persuasion, de création. Fort de son expérience chez Mors, il décide de fonder sa propre marque. C'est une idée qu'il a depuis longtemps, puisqu'il a embauché dès 1915 deux ingénieurs, messieurs Ernest Artault et Louis Dufresne, pour étudier une 18 HP sans soupapes. Quelques prototypes voient le jour et des essais sont menés. Mais à cette date, Citroën a tranché concernant ses futures productions, cela sera une voiture populaire. Dès lors, la voiture de Dufresne et Artaud est privée de mécène. André Citroën n'est pas homme à laisser se perdre les talents. Grâce à son intervention, le projet trouve repreneur en la personne de Gabriel Voisin qui prend l'équipe " sous son aile ". En mars 1919, la première automobile Avion-Voisin est commercialisée sous la désignation type C1. André Citroën fait venir des Etats-Unis cinq automobiles de marques différentes, qu'il fait démonter et analyser pour en connaître les secrets de fabrication. Il cherche les hommes avec lesquels il pourra faire naître une voiture accessible au plus grand nombre, produite à la chaîne, à cadence élevée, comme chez Ford aux Etats-Unis. Dans ce domaine, les Américains ont des décennies d'avance sur les Européens. Le jeune industriel a d'énormes ambitions. Il veut devenir le premier constructeur européen.
Chaplin et Citroën entretiennent de relations amicales. Copyright C'est un entraîneur d'hommes au charisme tel qu'il suscite de la part de ses collaborateurs des efforts et un dévouement rare dans l'accomplissement de leur tâche. A tous les échelons de son entreprise, ceux qui le servent ont le sentiment d'appartenir à une grande famille, confiants dans un chef qui voit loin et grand. En 1918, la France sort de la guerre. La population s'éveille à la joie d'être toujours en vie, même si le pays est en partie dévasté. Près de la moitié des constructeurs automobiles ont disparu. Ils étaient 155 en 1914, on n'en compte plus désormais que 85. Si l'automobile est née en France, ce sont les Américains qui ont inventé sa production de masse. 45 000 voitures ont été produites en France en 1913, les constructeurs US en ont assemblé 44 fois plus en 1917, soit près de 2 millions d'unités. Si la France souffle, un homme est sur tous les fronts. André Citroën, toujours sous pression, cherche la bonne sortie après avoir fabriqué près de 26 millions d'obus. Le gouvernement liquide ses stocks d'acier. Loucheur fait à Citroën l'avance d'une partie de ceux-ci. L'homme de Javel obtient par ailleurs d'étaler sur dix ans le paiement de ses impôts sur les bénéfices de guerre. Il manie déjà les hommes, les machines et les chiffres avec la même dextérité. Après avoir abandonné l'idée de la 18 HP, André Citroën se tourne vers une 10 HP moins coûteuse, qu'il espère produire à une cadence jugée folle à cette époque de 100 unités par jour. Personne encore ne fabrique de voitures à la chaîne en France. La place ne manque pas à Javel. Pour cette étude, il recrute en 1917 Jules Salomon, un spécialiste de la petite voiture, créateur avant-guerre de la Le Zèbre, modèle économique qui a connu un beau succès grâce à la qualité de sa construction. Salomon passe la fin de l'année 1918 et les premiers mois de 1919 à créer la première automobile Citroën, le type A 10 HP.
Citroën 10 HP Les dirigeants des grandes entreprises s'interrogent. Doivent-ils reprendre leurs petites fabrications d'avant-guerre, ou s'adapter au rythme exigé par le 20ème siècle. Citroën ne leur laisse pas le temps de réfléchir. Il entraîne derrière lui à grande vitesse toute l'industrie française. Il sait que l'avenir n'est plus aux artisans. Il faut répondre aux bouleversements issus des destructions par un changement des méthodes de production. Seule la grande série permettra de faire front à la situation nouvelle. Les choix d'André Citroën, un génie de l'univers industriel, sont toujours mus par de profondes intuitions. Faute de compétences techniques particulières, il fait totalement confiance aux experts qu'il recrute.
Le mensuel Omnia se présente à partir de 1920 sous une forme plus prestigieuse. Il offre une belle publicité à Citroën, marque automobile particulièrement récente, en page de couverture de son numéro 6 de novembre 1920. Copyright Il faut trouver les machines-outils aux Etats-Unis, négocier leur achat, gérer leur acheminement, concevoir et planifier les processus de fabrication, de montage, des différents contrôles des pièces et du produit fini. Avant-guerre, les plus grandes marques produisaient quelques dizaines de voitures par mois. Fabriquer 100 voitures par jour, personne n'y croit, sauf André Citroën. Là où les visiteurs de l'usine ont vu fabriquer des obus, ils verront bientôt construire des automobiles. Comme en 1914, se pose pour André Citroën la question du financement. Outre ses soutiens habituels, il sollicite ses premiers concessionnaires, en leur demandant un versement de garantie pour chaque voiture commandée. Cette exigence était courante avant-guerre, mais dans le cas des contrats Citroën, avec près de 30 000 voitures souscrites, cela représente un joli pactole, et permet d'envisager l'avenir avec une certaine sérénité. La France se relève à peine du conflit qui a ruiné et saigné l'Europe. Frustrés par des années de privations, les Français veulent tourner la page. La période est plus favorable que jamais pour lancer une automobile économique. Paradoxalement, en 1919, on ne sait pas vraiment vendre des voitures. On attend le client dans sa boutique comme le confiseur attend la sortie des classes. Les ventes se font par relation. Ces vieilles méthodes valables tant que les voitures étaient fabriquées au compte-goutte, sont complètement démodées à l'heure des premières lignes de montage. André Citroën recrute 200 vendeurs.
En 1920, la chaîne de montage de la 10 HP est encore manuelle. Copyright Les chiffres des comptables n'intéressent pas André Citroën. Il les examine sans plaisir, et surtout, il ne fait pas confiance à ces professionnels. Il leur explique volontiers qu'il est en train d'édifier la fabrique d'automobiles la plus moderne et la plus importante du monde, qui produira les meilleures voitures qui soient, et que cela suffira à en assurer le succès. Face à leurs conseils de prudence, André Citroën leur réplique qu'il a toujours fait ce que les autres n'osaient pas entreprendre, et que s'il avait écouté tous les experts, il ne serait jamais devenu " André Citroën ". André Citroën est un précurseur en Europe de ce que l'on appelle alors la réclame. La TSF et le cinéma n'en sont qu'à leurs débuts, et c'est donc dans la presse que se concentre l'essentiel de la communication. Citroën est inconnu du grand public en tant que constructeur automobile. La première annonce publicitaire est publiée le 15 février 1919 dans l'Illustration, alors qu'aucune voiture n'est encore disponible. André Citroën vient d'inventer le pré lancement. L'annonce est sobre, très informative. Un prix est affiché, 7 250 francs. Peu nombreux sont les constructeurs à s'offrir des pleines pages dans la presse. L'essentiel des moyens promotionnels des uns et des autres se concentrent sur le Salon de l'automobile en fin d'année au Grand Palais.
Salon de Paris 1919, le premier pour André Citroën. Source : https://gallica.bnf.fr A partir de 1920, toute la publicité Citroën est pilotée en interne par un jeune homme à la fois original et dandy, Pierre Louÿs, qui saura renverser les habitudes ancestrales. Il devient un proche du patron, et son mentor en matière de publicité. André Citroën ne fait qu'entériner les idées de Louÿs, qui anime le service de la propagande avec une équipe de créatifs, de maquettistes, de metteurs en page, de coloristes, de photographes ... On doit à Pierre Louÿs un nombre incalculable de publications internes, d'affiches, de photographies, de calendriers ... Qu'une bonne moitié de la page soit occupée par un ciel bleu apparaît comme une hérésie pour les publicitaires de l'époque, qui au contraire tentent d'amortir l'achat d'espace en remplissant leurs placards dans la presse d'une multitude d'informations.
L'arrivée de Pierre Louÿs chez Citroën va s'avérer bénéfique pour la marque. Dans la presse, les publicités Citroën sont parmi les plus belles. Le prix de vente de la 10 HP fait débat à Javel, où l'on a bien pris soin de recalculer le prix de revient. La Citroën doit être accessible au plus grand nombre, et se vendre rapidement. Il ne s'agit pas de faire du stock, mais au contraire d'envahir le marché, comme Henry Ford aux Etats-Unis qui est parvenu avec son unique modèle T à s'attribuer en quelques années 50 % des ventes d'automobiles. Les acomptes affluent, mais la production démarre péniblement. Le lancement de la 10 HP a lieu dans un climat social peu favorable, puisque plusieurs grèves viennent l'interrompre. Une forte inflation entraîne des revendications salariales dans toutes les usines de France. Citroën n'y échappe pas. A défaut d'obtenir gain de cause, les ouvriers se mettent en grève en avril 1919. Après un accord, le travail reprend pour de nouveau s'arrêter un mois en juin/juillet. La première voiture sortie en mai 1919 est exposée dans un magasin sur les Champs-Elysées. Lentement, la production quotidienne augmente. Toutes les idées d'André Citroën sont réunies dans cette automobile. Il s'agit d'un modèle économique, qui permet grâce à son 1 327 cm3 de 18 ch d'atteindre la vitesse honorable de 65 km/h, pour une consommation raisonnable d'environ 7,5 litres aux 100 km. Elle a plutôt une belle allure par rapport à la concurrence. D'ailleurs, André Citroën a toujours voulu que ses voitures soient élégantes. Il le dira aux Américains, notamment à Henry Ford, qui ne se souciait guère de l'aspect de la type T. Le premier client prend possession de sa 10 HP le 4 juin 1919. Le principe d'un véhicule vendu complet avec sa carrosserie, prêt à l'usage, est nouveau. Nombre d'acheteurs confient encore leur châssis à un carrossier. La 10 HP, en l'occurrence initialement une 8 CV fiscaux - n'est pas un chef d'oeuvre de technologie, mais elle correspond parfaitement à l'attente du public sur un marché qui souffre d'une offre de modèles à bas prix limitée. Sa production atteint bientôt 30 unités par jour, une valeur encore éloignée de l'objectif initial. Faute de satisfaire la demande, la 10 HP hérite un temps du surnom de " l'invisible ". En 1919, la première année, 2 810 voitures sont vendues. En 1923, l'objectif est atteint puis dépassé, avec une production moyenne de 120 voitures par jour.
Les usines Citroën couvrent une superficie de 77 hectares, document Draeger, vers 1930. Copyright Les médisants affirment que la Citroën est fragile. Ils préfèrent leurs tacots d'avant-guerre. Mais André Citroën leur prouve le contraire. Non seulement la 10 HP est fiable, mais elle fait aussi le bonheur des premiers acheteurs. La demande est telle que certains la revendent après six mois d'utilisation avec un profit. La Citroën est un placement. Tout le monde en veut. Le prix des actions Citroën suit la même logique. En 1920, la 10 HP est disponible avec une variété de carrosseries : torpédo 3 places et coupé docteur sur châssis court, torpédo 4 places, conduite intérieure, limousine et coupé de ville sur châssis standard. En 1922 et 1923, Citroën livre plus de voitures que Renault et Peugeot réunis, alors que ces deux marques étaient déjà installées en 1900. Entre le petit polytechnicien qui profitait d'un voyage de deuil pour trouver un moyen de faire sa révolution et sa fortune, et l'André Citroën de 1920 dont l'usine ressemble à un volcan en éruption, il y a un abîme. Le monde qu'il a vu chez Ford en 1912, les villes illuminées de mille feux, tout cela n'est plus désormais une carte postale ramenée dans sa valise. André Citroën va contribuer à construire en France ce monde nouveau. Citroën n'a pas grand mal à constituer son réseau. Les agents de Mors forment le premier bastion. Les autres se recrutent parmi les marchands de cycles, les hommes d'affaires au chômage, les démobilisés, etc ... La plupart ne sont pas convaincus d'emblée. Il change assez vite de position après avoir visité l'usine et rencontré le patron.
Dans les bureaux de la direction à Javel, assis à gauche André Citroën et au centre Georges-Marie Haardt. Copyright André Citroën en est convaincu, tous les individus doivent rêver de sa 10 HP : la femme, l'adolescent, l'enfant comme l'homme adulte, de quelques horizons qu'il vienne. Sa voiture doit incarner le bonheur, même si ce bonheur se paye à crédit. Citroën teste lui-même ses automobiles. Il se met à la place de ses clients. Ses collaborateurs baignent dans le même enthousiasme que leur patron. Pour la réalisation de ses projets, André Citroën sait choisir les hommes. Choisir les meilleurs, c'est le signe des grands. André Citroën a été fortement impressionné par la visite des usines Ford, et la fabrication des caisses tout acier embouties par Budd. De retour en France, il n'a de cesse de vouloir faire de même. Pour cela, il acquiert les droits auprès des Américains, et installe à Javel à grands frais des presses utilisant ce brevet. La chaîne de peut désormais tourner de manière linéaire, sans dépendre de l'approvisionnement plus aléatoire des caisses composites bois plus tôle. Le temps de passage sur chaîne est réduit et les cadences sont augmentées. Les 10 HP deviennent plus légères, moins bruyantes, et vibrent moins. En contrepartie, la standardisation n'autorise plus la même variété de carrosseries qu'auparavant. A l'époque, le procédé tout acier utilisé par André Citroën n'a pas encore été réellement testé chez nous en grande série. Les premières voitures souffrent de bien des déboires. En roulant, les tôles se fendent, les portes s'ouvrent, les carrosseries se gauchissent. Cela nécessite un renforcement du châssis. Pour montrer qu'il a bien entendu ses premiers clients, André Citroën élabore une vaste campagne publicitaire sur le thème de la solidité à toute épreuve des nouvelles carrosseries. La B12 lancée en octobre 1925, construite sur ce qui ressemble à un châssis de camion, élimine tous les défauts de la 10 HP. Citroën est l'un des premiers à parler de sécurité, insistant sur le caractère indéformable et incombustible de l'acier. 1921 à 1926, 5 HP André Citroën commercialise avec succès depuis deux ans sa 10 HP. Volontairement, il délaisse le haut de gamme aux nombreux petits constructeurs qui se battent pour séduire une clientèle restreinte. Par contre, il demande à Jules Salomon de concevoir un nouveau modèle économique, qui ne sacrifie rien au confort. Citroën déroge enfin à la règle du modèle unique. Pour concevoir cette 5 CV, Salomon s'adresse à son proche collaborateur, l'ingénieur Edmond Moyet. Récemment embauché, ce transfuge d'Amilcar s'inspire du modèle CC de ce constructeur, dont il est à l'origine. Au Salon de Paris en octobre 1921 apparaît donc la petite 5 HP, en même temps que l'Amilcar CC. Elle mesure 3,20 mètres de long, et offre deux places plus un coffre dans la pointe, accessible par le dessus. Il n'y a qu'une porte côté droit. La 5 HP est dotée d'un 4 cylindres de 856 cm3 de 11 ch, qui lui permet d'atteindre 65 km/h. Ce n'est pas à proprement parler une voiture conventionnelle, ni un cyclecar, mais un trait d'union entre les deux. La 5 HP pèse 480 kg, alors qu'un cyclecar pour bénéficier de la détaxation ne doit pas dépasser 350 kg, souvent au détriment de la solidité. Les premières voitures sont commercialisées en juin 1922. Avec cette nouvelle venue, le manque de place devient criant à Javel. La 10 HP monopolise de l'espace, tant pour la production que pour la gestion des pièces de rechange destinées à un parc roulant qui ne cesse de grossir. Citroën assemble aussi les fameuses autochenilles. Courant 1922, la fabrication de la 5 HP est transférée à Levallois. Citroën y loue une usine appartenant au constructeur Clément-Bayard, qui vient de cesser ses activités. Il l'achètera en 1929.
Citroën 5 HP. Publicité presse, Omnia, février 1923 Disponible en jaune clair pour la rendre identifiable dans le trafic, la 5 HP est aussitôt surnommée la " petite Citron ". Sa sympathie attire les chansonniers. Certains la brocardent. Un cabriolet et un torpédo 3 places complètent bientôt l'offre. Environ 88 000 exemplaires sont produits jusqu'en 1926. André Citroën a atteint l'un de ses objectifs, commercialiser un modèle populaire, même si à cette époque les ouvriers sont encore loin de pouvoir s'offrir une 5 HP. Cette charmante auto conduit ceux qui parlent d'elle à la décrire comme la première voiture particulièrement bien adaptée au public féminin. En effet, selon la volonté d'André Citroën, ses petites dimensions et sa maniabilité sont ses atouts. Si elle fait le bonheur des femmes, elle est aussi choisie par des conducteurs débutants qui apprécient sa facilité de conduite.
Citroën 5 CV. Entre autres idées pour promouvoir ses automobiles, André Citroën fait intervenir des femmes, offrant ainsi un nouveau sujet d'inspiration aux photographes. Copyright La carrière de la 5 HP est écourtée en plein succès, car elle ne rapporte rien à son constructeur, son prix de revient étant à peine inférieur à celui de la 10 HP. Javel l'abandonne en mars 1926, au profit de sa grande soeur. André Citroën prend seul cette décision malgré l'avis contraire de plusieurs de ses collaborateurs et agents. En 1924 et 1925, la 5 HP a représenté près des 2/3 des volumes de la marque. Le constructeur se coupe dans l'immédiat du public des jeunes et des femmes, des nouveaux venus à la conduite d'une automobile, qui auraient pu demeurer fidèles à la marque dans le temps. En pariant sur la 10 HP, André Citroën sait qu'il handicape le présent, mais c'est pour mieux préparer l'avenir. Le jour où seront atteintes les cadences de fabrication visées, ses coûts unitaires baisseront, et il sera alors en situation de force sur le marché. 1924 à 1928, 10 HP Type B10 / B12 / B14 Au Salon de Paris en octobre 1924. Citroën propose toujours ses 5 HP et 10 HP. Mais il s'agit d'une nouvelle génération de 10 HP, dite B10, équipée de carrosseries révolutionnaires pour l'époque, tout en acier, selon le brevet Budd. Les publicités Citroën mettent en avant la sécurité de cette nouvelle technique. L'acier est plus solide que le bois, hérité des véhicules hippomobiles. Les montants sont plus fins et offrent une meilleure visibilité.
Sur le plan industriel, le tout acier exige des presses d'emboutissage colossales, des installations de soudure coûteuses, et de vastes locaux de peinture. Ces investissements ne peuvent s'amortir que sur de gros volumes, mais en contrepartie le constructeur n'a plus à gérer l'achat de bois ni son stockage. Jamais à court d'idée, André Citroën fait tourner un film de cinéma où l'on voit une voiture poussée dans le vide, et qui, après six tonneaux, réapparaît avec un habitacle intact. En innovant ainsi, l'usine de Javel prend de court ses rivaux, cinq ans après s'être lancée dans la production automobile. L'apparition de la caisse tout acier affaiblit les petites marques incapables de suivre cette course à l'armement.
Citroën B14 cabriolet, 1927/28. Cette carrosserie est souvent peinte de couleurs très contrastées, en deux, et même trois tons. Les Citroën perdent l'aspect de voiturette un peu frêle qu'elles avaient depuis leurs débuts. Copyright La B10 devient B12 en 1926 par l'adoption d'un châssis plus robuste, puis B14 en 1927. La B14 paraît plus moderne grâce à son radiateur plat qui rompt avec la tradition des calandres coupe-vent. Le châssis s'allège par rapport à la B12. Mieux suspendue, la tenue de route de la B14 est en progrès. Un nouveau moteur 9 CV de 1 540 cm3 et 22 ch anime ce modèle avec une discrétion et une souplesse alors inconnues sur une Citroën. La publicité qui met en avant le tout acier et la production en grande série souligne le prix moindre de la B14, au regard des prestations offertes. Lors de l'arrêt de sa production à l'automne 1928, Citroën est définitivement devenu un grand constructeur. Ce modèle a été produit jusqu'au rythme de 400 unités par jour.
Citroën B14 conduite intérieure, 1927/28. Une ligne plus nette et un radiateur plat la distinguent de ses aînées. Copyright 1928 à 1932, Citroën C4 et C6 Citroën présente au Salon de Paris 1928 une nouvelle gamme d'automobiles, les AC4 et AC6, en 4 et 6 cylindres, que l'on appellera bientôt, plus simplement les C4 et C6. Un nouveau radiateur, un capot plus haut, des ailes avant plus longues, une voie et des caisses plus larges, des couleurs différentes, tout a changé. Le moteur, le châssis, la transmission, les freins et la direction ont été redessinés. Avec ces nouvelles voitures, Citroën démontre sa volonté de s'imposer au-delà des frontières hexagonales. Le constructeur de Javel fait une entrée remarquée sur le marché des 6 cylindres. C'est le résultat d'une logique commerciale de montée en gamme affinée d'année en année. La réputation de qualité des fabrications de Javel est acquise. L'audace commerciale d'André Citroën est prouvée. Mais aux yeux de bon nombre d'acheteurs aux moyens financiers conséquents, André Citroën reste un constructeur de voitures populaires. Paradoxalement, l'homme qui fabrique des C4 et des C6 préfère se déplacer à bord d'une Hispano Suiza ou d'une Minerva. Au mieux, il roule occasionnellement dans Paris à bord d'un coupé de ville Citroën.
Les Citroën C4 et C6 utilisent les mêmes caisses. Elles se distinguent extérieurement par le capot plus long et les phares plus gros sur la 6 cylindres. Copyright Le moteur 6 cylindres n'est autre que le 4 cylindres augmenté de deux cylindres, avec les mêmes cotes et alésages. Les carrosseries sont soigneusement profilées, élargies et surbaissées sans perdre en habitabilité. Un capot allongé relie le radiateur plus élancé à la carrosserie, et procure aux C4 et C6 une allure particulièrement élégante. Ces deux modèles, dont le dessin s'inspire des productions américaines, restent fidèles au principe de la maison Citroën, faire mieux et en même temps moins cher. Pour convaincre les indécis, André Citroën met à la disposition du public 150 C4 et C6 le long de l'avenue des Champs-Elysées durant toute la période du Salon 1928.
Les rivales des C4-C6 sont les Renault KZ et Peugeot 9 CV pour la 4 cylindres, et les Renault Vivasix et Vivastella et Peugeot 12 Six pour la 6 cylindres. La C6 ne rencontre pas le même succès que la C4. Esthétiquement trop proche de sa petite soeur, elle n'affiche pas le standing d'un vrai haut de gamme. A l'exportation, la C6 n'attire pas grand monde en raison de sa voie trop étroite, 1,29 mètre, alors que les voitures américaines affichent un standard de 1,42 mètre. Néanmoins, Citroën persiste et signe. La gamme des Rosalie 8, 10 et 15 CV qui succède en 1932 au duo C4-C6 offre également le choix entre un moteur 4 ou 6 cylindres. 1932, Citroën 8 CV, 10 CV et 15 CV " Rosalie " André Citroën accueille le président Albert Lebrun sur son stand du Grand Palais en octobre 1932. Il lui présente une gamme entièrement nouvelle de modèles désignés par leur puissance fiscale, les 8, 10 et 15 CV. Seule la 8 CV est inédite, la 10 CV et la 15 CV étant des C4 et C6 remises au goût du jour. Elles seront produites jusqu'en janvier 1935. La 8 CV assemblée à 38 835 exemplaires bénéficie d'un nouveau 4 cylindres de 1 452 cm3 qui développe 32 ch (90 km/h). La 10 CV produite à 49 249 exemplaires reprend la 1 766 cm3 de 36 ch de la C4. La 15 CV produite à 7 228 exemplaires reprend le 2 650 cm3 de 56 ch de la C6 (110 km/h). La 15 CV ne convainc toujours pas la clientèle aisée à laquelle elle est destinée.
Citroën Rosalie 10 Roadster 1932. Un nom féminin pour une voiture bien dans son époque. Copyright En 1932, le public qui est familiarisé avec les Rosalie des records des huiles Yacco surnomme instantanément Rosalie cette nouvelle génération de Citroën. Les Rosalie demeurent assez banales d'aspect, et s'inspirent encore une fois de certaines réalisations américaines. La caisse est plus basse que celle des C4 et C6, avec de larges surfaces vitrées et des formes plus douces. Le catalogue Citroën propose une multitude de carrosseries tourisme et utilitaires différentes. La principale évolution se situe au niveau de la carrosserie dite mono pièce. Il s'agit d'un perfectionnement de la technique du tout acier. L'habitacle devient une véritable coque d'une rigidité totale, et assure une grande sécurité. André Citroën est très fier des outillages qui soudent une coque en quelques secondes au milieu de gerbes d'étincelles. Il rend visite à ses machines presque quotidiennement, et a du plaisir à y conduire ses visiteurs. Les Rosalie n'auront pas le temps de se démoder, car en 1934, André Citroën, au bord de la faillite, s'apprête à lancer celle qui restera dans l'histoire comme son ultime chef-d'oeuvre, la 7 CV à traction avant.
Extrait de la brochure publicitaire 8, 10 et 15 CV, référence AC 2473. La carrosserie réunit quatre éléments emboutis qui sont soudés électriquement avec une précision absolue, et si précisément qu'ils ne forment qu'une seule pièce. Déjà des difficultés de trésorerie Les avantages offerts au personnel, les salaires confortables à tous les niveaux de la hiérarchie, les importants budgets consacrés aux premières campagnes publicitaires dans la presse finissent en 1920 par essouffler la trésorerie. Citroën qui fabrique alors plus qu'il ne vend, se trouve face à un stock de châssis. Un an après sa naissance, le constructeur traverse sa première crise. Le personnel s'inquiète, pourra-t-il être payé ? Le secrétaire général de Javel, Ernest Jodry, a l'idée de contacter l'un de ses amis, Lucien Rosengart, qui possède un solide réseau de relations dans le monde de la finance.
André Citroën lors de l'une de ses traversées transatlantiques. Copyright Un rendez-vous est organisé entre André Citroën et Lucien Rosengart dans un restaurant place de l'Opéra à Paris. Rosengart est ému, content de lui et fébrile. Il semble déjà rêver au jour où il se retrouvera seul dans le grand bureau directorial de Javel. Dans l'immédiat, il propose un montage financier à Citroën, en créant la SADIF, Société Auxiliaire pour le Développement de l'Industrie Française. Cette structure avancerait de la trésorerie à Citroën sur la base des voitures en stock. Lucien Rosengart ne met pas tout son argent dans cette affaire, mais plutôt celui de ses partenaires. Pour sortir Citroën de l'embarras, il impose que la direction générale soit désormais partagée entre lui et André Citroën. La présence de Lucien Rosengart à Javel déplaît au personnel. Il n'a pas le charisme d'André Citroën. Ce dernier se tait. A t'il vraiment le choix ?
Lucien Rosengart ouvre un petit atelier à Belleville à 22 ans, où il fabrique des boulons, des rondelles et, surtout, invente en 1902 une fixation destinée aux rails de chemins de fer, qui est adoptée pour la construction du métro parisien. Il ne se passe pas un mois sans que Rosengart ne dépose un brevet, dans des domaines très divers. En 1914, il met au point une fusée qui permet aux obus d'exploser avant de toucher le sol. L'état français lui offre la possibilité d'ouvrir une usine de 10 000 m2 à Paris et une autre de 30 000 m2 à Saint-Brieuc. Là, il emploie jusqu'à 4 500 personnes en 1918. C’est à cette époque qu’il fait la connaissance d’André Citroën. Copyright 1922 Avant la guerre, Michelin, le Touring Club de France, l'Automobile Club de France, de Dion-Bouton et Mors (dirigé par ... André Citroën) ont chacun de leur côté développé la signalisation au bord des routes pour guider les chauffeurs. Le principe était inédit, et permettait de faire connaître le nom des généreux donateurs. Après la guerre, André Citroën reprend cette idée à son compte, mais à plus grande échelle. Il fait apposer plus de 150 000 plaques en France et dans les colonies. Elles sont ovoïdes, de couleur bleue avec un cerclage jaune, frappées des mentions " don de Citroën " et d'un double chevron bien visible.
Le plus souvent, les plaques Citroën indiquent le nom des villes voisines, avec la mention du kilométrage à parcourir pour y parvenir. Copyright Un service de signalisation est créé en 1920, qui contacte par courrier les maires des petites et moyennes communes de France, en leur offrant ses services gratuits. Dans les grandes villes, le maire reçoit une lettre signée par André Citroën, plus longue, mieux personnalisée. Evidemment, ces signalisations utiles à tous sont coûteuses pour la marque, mais c'est une vitrine exceptionnelle. Elles permettent de graver le nom de Citroën dans les esprits. Toutefois, au fil du temps, leur impact publicitaire va s'émousser, incitant Citroën à abandonner ces fabrications, dans l'indifférence générale. Bientôt, c'est l'Etat qui les prendra en charge en normalisant leur forme. 1922 A Deauville, où il aime se détendre autour des tables de jeux, André Citroën rencontre des personnages qui ne manquent pas de lui souffler quelques idées. Des aviateurs qui n'ont plus de risque de guerre à courir sont chargés, en ce 4 octobre 1922, d'inscrire dans le ciel de la capitale, en un beau panache de fumée blanche, le nom de Citroën. L'opération lancée à quelques heures de l'inauguration du Salon de l'Auto est une première en France, et une fois de plus, elle va marquer les esprits et les mémoires ! Qui d'autre qu'André Citroën aurait été capable d'utiliser l'écran céleste !
Lors du Salon de l'Automobile 1922, André Citroën imagine une belle opération publicitaire. Un avion inscrit dans le ciel en lettres de fumée le nom de Citroën sur une distance d'environ cinq kilomètres. Copyright 1922 Citroën n'est jamais à court d'idées. Dès 1922, pour présenter sa gamme dans les villages où la marque ne dispose pas de représentant, des expositions itinérantes sont organisées à travers le pays. Ce sont ainsi trois équipes commerciales qui sillonnent la France. L'arrivée des Citroën est annoncée dans la presse locale et à la radio. L'organisation est millimétrée. Pour ce public essentiellement rural, qui se fait expliquer les caractéristiques des autos, c'est un évènement. Installés côte à côte sur la place du village, les véhicules de la gamme, chacun de couleur différente, font sensation. Les plus intéressés peuvent demander un essai. Ainsi, André Citroën invente l'essai gratuit, qui de nos jours reste un préambule à toute vente automobile. Le succès de ces premières caravanes est phénoménal en province, au point que l'on ferme parfois les écoles pour que les enfants puissent venir admirer les voitures !
Quand l'exposition Citroën arrive au village, c'est la fête pour tous, même les enfants. Copyright 1924 Renault domine le secteur des taxis parisiens depuis 1905, en étant présent financièrement dans diverses compagnies. Les taxis de Billancourt sont fabriqués pour faire face à un usage intensif, mais leur confort est sommaire. La domination de Renault est remise en cause quand Citroën fonde, le 5 février 1924, de toute pièce, la Compagnie des taxis Citroën. Le constructeur, qui est un acrobate du verbe, évoque une opération d'intérêt public, alors qu'il s'agit surtout pour lui de se débarrasser des voitures qui ne se vendent pas. En effet, les taxis utilisent les châssis invendus des premières 10 HP Type A, restés en stock après la présentation de la 10 HP B2 en mai 1921.
La carrosserie du landaulet Citroën avec sa caisse cannée démode immédiatement les autres taxis parisiens qui datent pour la plupart de l'avant-guerre. Source Agence Rol / Gallica (https://gallica.bnf.fr). La Compagnie des taxis Citroën fait appel à des chauffeurs triés sur le volet, formés par la compagnie, tous habillés d'un uniforme et d'une casquette. La flotte Citroën est entretenue dans l'usine de Levallois, ex Clément-Bayard, où est assemblée la 5 HP. La robustesse des voitures procure une extraordinaire publicité à la marque, dont le patron sait, comme à son habitude, tirer profit. Et c'est bien là l'objectif d'André Citroën, avant même d'engranger des bénéfices sur l'activité de taxi en elle-même. Les élégantes Parisiennes préfèrent les taxis Citroën aux vieux Renault AG qui ont conduit les soldats sur le front en 1914.
Les centaines de taxis Citroën circulant à travers la capitale renforcent l'image de fiabilité des voitures de Javel. Ceux-ci sont aménagés à moindres frais sur la base des premières 10 HP. Ils sont utilisés à la fois par la Compagnie des taxis Citroën, mais aussi par des taxis indépendants. Copyright La gamme des taxis Citroën se développe au cours des années 1920, à coups de modèles successifs (B2, B12, B14, C4 ...). En 1928, on estime à 5 000 le nombre de taxis au double chevron en circulation dans Paris, dont près de 40 % aux couleurs de la Compagnie des Taxis Citroën. En 1931, sur les 20 000 taxis toutes marques confondues de la capitale, environ 60 % sont des Citroën. On n'imagine pas le constructeur de Javel perdre ce marché. Pourtant, les évènements vont en décider autrement. En 1931, la crise économique heurte la France de plein fouet. Louis Renault prend sa revanche en rachetant l'un de ses fidèles clients, la compagnie G7. La Compagnie des taxis Citroën cesse ses activités lors du rachat du constructeur de Javel par la famille Michelin en 1935. Pour le repreneur, les priorités sont ailleurs. 1924 Le premier " Bulletin Citroën " est diffusé en janvier 1924 vers les concessionnaires, agents et stockistes. Cette publication, fort agréable d'aspect, permet d'entretenir des liens étroits entre l'entreprise et le réseau commercial. C'est un vrai outil de communication, qui prodigue des conseils, mais informe aussi sur l'actualité de Citroën : la présence sur les salons à travers le monde, les locaux des plus belles succursales en France et à l'étranger, les dernières publicités, l'actualité que ceux que l'on n'appelle pas encore les " peoples ", les exploits des aventuriers sur les fameuses Croisières Citroën, etc ... Sa parution cesse en 1933, alors que Citroën est en pleine difficulté.
Bulletin Citroën, août / septembre 1930 1925 Gabriel Thomas, banquier de profession, est depuis la mort de Gustave Eiffel le 27 décembre 1923, le président du Conseil d'administration de la Tour Eiffel. En 1924, il est contacté par les organisateurs de la future Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, qui doit se tenir à Paris du 28 avril au 25 octobre 1925. Leur idée est d'offrir aux visiteurs quelque chose de nouveau et de spectaculaire. Gabriel Thomas sollicite Fernand Jacopozzi, ingénieur électricien français, d'origine italienne. Il lui demande d'installer des motifs dans le style de ceux qu'il réalise déjà pour les grands magasins parisiens lors des fêtes de Noël. Jacopozzi accepte avec enthousiasme ce chantier prestigieux et particulièrement excitant.
Affiche pour l'Exposition Internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925. Copyright Hélas, le budget que soumet l'ingénieur au conseil d'administration est refusé, car nettement au-delà des capacités financières de la société. L'idée est alors proposée de faire appel à des entreprises privées, qui pourraient financer l'opération, et utiliser la Tour Eiffel comme support publicitaire. Une discussion avec les Magasins du Louvre n'aboutit pas. Jacopozzi se tourne vers Louis Renault, mais celui-ci est réputé pingre, et il se méfie de la publicité. Il décline la proposition. André Citroën arrive en deuxième choix. Mais le rencontrer est compliqué. L'homme est très occupé. Fernand Jacopozzi va faire longtemps anti-chambre à Javel devant le bureau du patron. Non seulement André Citroën ne souhaite pas le recevoir, mais ses proches collaborateurs tour à tour sollicités lui conseillent d'aller chercher fortune ailleurs. Jacopozzi sait que l'illumination de la Tour Eiffel sera son bâton de maréchal, et que ce chantier pourra lui assurer des retombées commerciales incalculables. Il persiste.
Fernand Jacopozzi. Copyright Madame Citroën rejoint régulièrement son mari à son bureau de Javel. Elle finit par remarquer la présence de l'ingénieur électricien. Un jour, elle l'interroge sur le motif de ses interminables attentes. Il lui montre son projet en décrivant avec talent le choc publicitaire que produirait sa réalisation. A la vue de ses superbes dessins, et peut être interpellée par l'accent italien de son compatriote (Giorgina est d'origine italienne), le projet la séduit, et c'est elle qui introduit Jacopozzi dans le bureau d'André Citroën. L'industriel sait jauger rapidement ses interlocuteurs et leurs idées. Pour autant, il hésite. Le concept l'intéresse, mais il craint de se lancer dans une telle dépense publicitaire ... Jacopozzi utilise alors une astuce de vendeur de voitures d'occasion. Il laisse sous-entendre à André Citroën qu'un autre constructeur est intéressé, mais qu'il lui réserve la priorité parce qu'il s'est intéressé au sujet avant son concurrent. Cet autre constructeur serait Henry Ford. Mais il n'est pas question pour Citroën de laisser Ford prendre possession de la Tour Eiffel, même si l'industriel français nourrit une réelle admiration pour son homologue américain. Une maquette est finalement présentée à Javel. Nous sommes à la mi-mai 1925, l'exposition est ouverte depuis plus de deux semaines. Une échéance est fixée. La décoration de la Tour devra être opérationnelle début juillet.
La Tour Eiffel illuminée par Fernand Jacopozzi embellit le ciel parisien. Source : Fabien Sabatès. Copyright La tâche est immense, et Jacopozzi accepte de relever le défi. Ses équipes se mettent au travail. Pour installer les décorations, il fait appel aux acrobates et aux trapézistes d'un cirque, mais aussi à des gabiers de la Marine Nationale (André Citroën a fait jouer ses relations auprès de certains amiraux de ses connaissances) et à des pompiers de Paris. Le 4 juillet 1925, le nom de Citroën éclaire la capitale grâce à plus de 200 000 ampoules de dix couleurs, et 600 km de fils électriques. André Citroën loue un bateau-mouche qui stationne à un endroit stratégique sur la Seine pour assister à la féerie. A son bord, sont présents de nombreux invités, membres de son directoire, amis et officiels importants, politiques et artistes. La décoration va survivre à la fermeture de l'exposition. En une seule nuit, Jacopozzi est devenu le plus célèbre et le plus recherché des spécialistes de la publicité lumineuse.
Deux cent mille ampoules écrivent le nom de Citroën sur la Tour Eiffel. Source : Fabien Sabatès Pour le Salon de l'Automobile de 1926, Citroën demande à Jacopozzi de modifier le dessin des illuminations, car il sait qu'une publicité, aussi belle soit-elle, finit pas lasser, et qu'il faut sans cesse étonner. Cette année-là, les motifs s'enrichissent d'une fontaine lumineuse dont les jets atteignent le sommet de l'édifice. Les éclairages changent tous les ans. L'opération et ainsi reconduite jusqu'en 1934. 1927 Le samedi 21 mai 1927, à 22 h 30, Charles Lindbergh atterrit au Bourget, après avoir le premier traversé en solitaire l'océan Atlantique, en 33 heures et 30 minutes, sans escale depuis New York, à bord du Spirit of Saint Louis, spécialement aménagé pour la circonstance. Il devient en un jour le héros du siècle. Son trajet de 5 809 km constitue un record absolu. A son arrivée, c'est la liesse. La foule et les officiels se sont déplacés en masse. André Citroën, qui ne semble jamais douter de rien, décide d'organiser une réception en son honneur au sein de l'usine de Javel. Le 22 mai, il charge un de ses proches collaborateurs de se rendre à l'ambassade des Etats-Unis pour ramener Lindbergh, coûte que coûte. Il essuie un refus des Américains. Il n'est pas en effet question que l'aviateur se rende dans une entreprise servant des intérêts privés.
Le Bulletin Citroën de juin 1927 illustre le fait que la Tour Eiffel illuminée aux couleurs de Citroën ait servi de repère à Charles Lindbergh pour se diriger vers le Bourget. André Citroën ne se démonte pas, et connaissant l'ambassadeur Myron T. Herrick, il obtient de celui-ci d'être présenté à l'aviateur. On connaît la force de persuasion de Citroën. En face de Lindbergh, il dit en substance " Vous êtes de Détroit, capitale mondiale de l'automobile, vous feriez honneur aux ouvriers français en acceptant de leur consacrer un moment à Javel. Ce serait un formidable symbole d'amitié et de fraternité entre nos deux peuples. Votre victoire est aussi celle des ouvriers et techniciens américains ". André Citroën lui explique par ailleurs que travaillant sans cesse avec les Etats-Unis, y achetant machines et inventions, il est bien placé pour le recevoir. Lindbergh accepte. C'est le branle-bas de combat à Javel. L'aviateur visitera l'usine le 27 mai. Un plan d'action est échafaudé en peu de temps. Il convient d'organiser un évènement qui soit digne du rang du visiteur. La presse est évidemment invitée. Des barrières et un buffet sont installés. Des fleurs inondent le parcours. Les façades sont décorées aux couleurs des deux pays ...
De gauche à droite lors de la visite de Lindbergh à Javel, Georges-Marie Haardt, directeur des usines Citroën, Myron T. Herrick, Ambassadeur des Etats-Unis en France, l'aviateur Charles Lindberg, et son chapeau à la main André Citroën. Source : https://gallica.bnf.fr
Au centre, Georges-Marie Haardt, Charles Lindberg et André Citroën. Source : https://gallica.bnf.fr Mais avant d'être acclamé par les milliers d'ouvriers, Lindbergh se fait montrer les installations de Javel. André Citroën lui explique comment on parvient en France à assembler une carrosserie tout acier en 2 minutes et 12 secondes, un record digne des productions de Détroit, une information que les journalistes présents vont s'empresser de publier. Aucune occasion n'est ignorée quand il s'agit de faire parler de Citroën. Lindbergh mentionne avoir été guidé en arrivant vers le Bourget par la Tour Eiffel, qui en l'occurrence est illuminée aux couleurs de Citroën. Les journaux du lendemain parleront une fois de plus de Lindbergh, et un peu de Citroën, au grand dam d'un Louis Renault furieux de ne pas avoir eu une idée aussi ... brillante.
Charles Lindberg à Javel. Près de 10 000 ouvriers l'acclament. La photo fera le tour du monde, preuve du génie de communicant d'André Citroën. Source : https://gallica.bnf.fr 1928 A partir de janvier 1928, sur la dernière page des cent quotidiens français les plus importants, paraît " Le Citroën, page mensuelle des propriétaires et futurs propriétaires de voitures Citroën ". Cette page permet de diffuser une information sur près de 15 millions de journaux, ce qui en fait la page la plus lue à travers le monde ! Rien de moins ... Cette page alterne différents genres : édito, entretiens, échos ... avec des articles consacrés à l'économie de l'automobile, ou des conseils aux propriétaires. Cerise sur le citron, André Citroën laisse la parole à des personnalités publiques qui peuvent y exposer leurs projets : parkings souterrains, autoroutes ... Le patron y présente lui-même ses idées, notamment celle d'une voie rapide qui encerclerait Paris ...
Le Citroën, page mensuelle des
propriétaires et futurs propriétaires de voitures Citroën. 1929 Avant la Grande Guerre, nombreuses sont les " harmonies " appartenant à de grands magasins, à des journaux ou à des usines, à se tailler une réputation justifiée par leur valeur artistique. André Citroën leur emboîte le pas pendant la guerre quand il entreprend la production d'obus, rythmant en musique la gymnastique matinale et obligatoire des ouvrières. La paix retrouvée, cette harmonie est mise en sommeil jusqu'en 1929. André Citroën fonde alors une nouvelle harmonie des Usines Citroën, qui donne son premier concert en avril 1930 à Boulogne. Développant ses activités, elle se produit aussi en public au Jardin des Tuileries, à celui du Luxembourg, etc ... En 1930, l'harmonie Citroën est présente sur le Salon de l'automobile, attirant le public sur le stand du constructeur. L'harmonie Citroën, forte de 80 musiciens, est hélas dissoute fin 1934, alors que l'usine est en plein marasme. 1931 En 1930, le train reste le seul moyen de transport pour qui ne possède pas d'automobile. André Citroën crée le 27 octobre 1931 la Société Anonyme des Transports Citroën, afin de ramasser et de déposer les voyageurs à proximité de leur domicile, avec des horaires régulièrement tenus. L'industriel parisien y voit là une forme de publicité nouvelle. Transporté au quotidien par un car Citroën, lorsqu'il aura les moyens de s'offrir une automobile, le client de la compagnie se tournera assez logiquement vers le constructeur de Javel. L'intérêt est double pour Citroën. Il peine en effet à écouler sa production de cars tout acier, et leur fabrication à trop petite échelle est peu rentable. Il va pouvoir déstocker, puis mieux remplir son carnet de commandes.
Le C6 est le car type employé par la Société Anonyme des Transports Citroën. Celui-ci est photographié dans la cours de l'usine de Levallois. Source : https://aventure-citroen-min.forumactif.com La première ligne choisie par André Citroën, reliant Paris à Versailles, doit marquer en grand l'ouverture de ce nouveau service. Des autocars C6 de 22 places sont prévus, avec des départs toutes les 30 minutes dans les deux sens, à partir du 18 février 1932. Mais à la veille de l'inauguration, le projet est suspendu. La direction de la Société des Transports en Commun de la Région Parisienne (devenue RATP en 1949), inquiète de cette nouvelle concurrence, obtient in extremis l'annulation de l'autorisation d'ouverture de la ligne, auprès du ministère des Travaux Publics. Face à ce revers à Paris, André Citroën se tourne vers Lyon, où une importante succursale Citroën est en cours de construction. Le réseau lyonnais est officiellement inauguré en avril 1932. La première ligne exploitée relie Lyon à Bourg-en-Bresse à partir du 1er juin de cette même année.
Indicateur des Transports Citroën au départ de Caen, février 1933. Source : http://www.countrybus.co.uk Suite au succès rencontré à Lyon, le déploiement du réseau s'accélère. Le 8 juin 1932, le réseau de Bordeaux est mis en place. Le 24 juillet 1932, celui de Nantes ouvre une ligne vers le Croisic. Le succès des réseaux en province, et notamment les autorisations obtenues dans les grandes villes, ouvrent finalement la voie de l'implantation à Paris. Les départs se font depuis la place de la Concorde. La première ligne exploitée reliant Paris à Fontainebleau est inaugurée le 28 août 1932. Puis l'extension se poursuit à un rythme élevé. Dans un rayon d'environ 100 kilomètres, la plupart des grandes villes d'Iles de France sont reliées au centre de la capitale. Au 31 décembre 1932, la Société Anonyme des Transports Citroën exploite 52 lignes. Ce nombre est porté à 219 l'année suivante. En un peu plus d'un an, Citroën est parvenu à s'imposer comme un acteur majeur du transport de voyageurs dans l'Hexagone. Les dernières lignes seront fermées en 1977.
Au départ Denfert-Rochereau, on peut partir sur Provins ou Etampes. Copyright 1932 Au début des années 1930, Yacco vient de mettre au point une nouvelle huile, et veut prouver que celle-ci permet de diminuer sérieusement l'usure générale des moteurs. Les contrats que l'entreprise avait avec les marques Amilcar, Donnet ou Voisin, jugées trop fragiles, viennent d'être résiliés. Yacco aimerait séduire Citroën, constructeur devenu majeur en peu de temps, qui est à l'apogée de sa gloire. André Citroën voit d'un mauvais oeil l'achat par Yacco d'une Citroën C6 pour établir des records de distance. Le patron de Javel considère ce type d'exploit comme relevant du cirque. Son affaire à lui, c'est l'automobile bourgeoise, et les bourgeois ne font pas de compétition. Il préfère miser sur les longs raids routiers, à l'instar de ses fameuses croisières. Pourtant, à l'époque, l'établissement de records permet un battage médiatique grâce aux actualités cinématographiques de la Gaumont. La première C6 transformée avec un nouveau profilage en aluminium s’élance sur le circuit de Montlhéry le 22 octobre 1931, pour ne s’arrêter que le 1er novembre. Le public lui attribue le surnom de Rosalie, impropre, puisqu'il désigne officiellement la toute nouvelle gamme de 8, 10 et 15 CV. Elle parcourt 25 000 kilomètres, bat 14 records internationaux, en roulant à 108,511 km/h de moyenne durant 222 heures, 38 minutes et 56 secondes. L'équipe compte quatre pilotes. La situation se révèle quelque peu embarrassante pour André Citroën, toujours lié par contrat avec Mobiloil.
Baptisée " Rosalie ", la Citroën C6 s’élance le 22 octobre 1931 sur la piste de Montlhéry. Elle parcourt 25 000 km à 108,511 km/h de moyenne, pulvérisant ainsi 14 records internationaux. Source : https://www.filrouge-automobile.fr Encouragé par ce succès, Yacco renouvelle l'expérience en 1932 avec une nouvelle voiture. Le départ de la Rosalie II est donné le 5 mars. Le 14 avril, la voiture franchit le cap des 100 000 kilomètres, et bat de nouveau 60 records internationaux. C'est du jamais-vu. Montlhéry est envahi pour des journalistes du monde entier, ainsi que par une foule de curieux. Les caméras de la Gaumont filment André Citroën félicitant les pilotes. Le patron de Javel ne peut plus ignorer les lauriers qui s'accumulent sur cette voiture, mais à la seule gloire de Yacco, alors qu'elle sort de son usine. L'objectif des 100 000 km a été atteint, et pourtant, à l'étonnement de tous, la Rosalie II reprend la piste, pour ne s'arrêter que le 29 avril, parce que le pignon de distribution en matière moulée est usé. Du 15 mars au 27 juillet 1933, Rosalie III, familièrement appelée la Petite Rosalie, bat cette fois le record des 300 000 kilomètres en 133 jours. En bon communicant, André Citroën imagine cette fois une mise en scène grandiose pour célébrer l'évènement. Une somptueuse réception est organisée sur l'autodrome. Il déclare à la presse qu'il est disposé à offrir une prime de 3 millions à tout constructeur qui pourra battre le record de la Rosalie III avant le 1er juillet 1935. La voiture des records, chargée sur un camion spécial, entame un tour de France publicitaire. Des affiches, des prospectus, des encarts publicitaires relatent les faits. Les jouets Citroën proposent des miniatures de la Petite Rosalie. André Citroën triomphe. Yacco a lourdement investi dans ces records. Citroën a fini par s'engager officiellement à ses côtés, en promettant une participation aux frais engagés. Mais André Citroën, déjà lourdement endetté, tarde à payer sa dette. Reniant ses engagements, et malgré le succès médiatique de l'opération menée avec Yacco, il poursuit au grand désespoir de ce dernier sa collaboration avec Mobiloil. La présentation de la Petite Rosalie est la seule innovation visible sur le stand Citroën du Salon de l'Automobile 1933. Dans le plus grand secret, toutes les ressources de Citroën se concentrent sur la finalisation de la mise au point de la 7 CV à traction avant.
A la veille du Salon d'octobre 1933, la Citroën Rosalie ne présente aucune innovation technique. Heureusement, la " Petite Rosalie ", qui vient de boucler sa ronde de 300 000 km, arrive à pic pour redorer le blason du constructeur de Javel. 1933 André Citroën disait " L'enfant est un futur client. Il faut que les trois premiers mots qu'il connaisse soient papa, maman et Citroën ". Ainsi, il se lance dans la diffusion de modèles réduits de vraies automobiles. Ces reproductions à l'échelle 1/10 tirent profit d'une veine jusqu'alors inexploitée, l'identification. Ces enfants parleront de leur petite Citroën avec autant de fierté que les parents de leur voiture. André Citroën, toujours avec un coup d'avance sur ses concurrents, a compris que ces enfants seront dans quelques années mieux disposés à penser Citroën lors de l'achat de leur première " vraie " automobile. Si l'idée de ces modèles réduits n'appartient pas à l'homme de Javel, c'est lui qui en saisit le premier tout l'intérêt. A chaque nouveau millésime apparaissent les miniatures correspondantes à l'année, sans compter les séries spéciales qui évoquent les modèles des croisières Citroën.
Affiche pour la Citroën 10 HP signée Mich. Copyright Le projet est né chez Fernand Migault qui dirige une entreprise familiale de jouet, la CIJ (Compagnie Industrielle du Jouet). Jusque-là, les jouets en tôle représentaient un type de carrosserie, mais sans s'identifier à un modèle ou à une marque particulière. L'entrepreneur devine que l'évolution du marché ira vers une reproduction à l'échelle de vraies automobiles. Il crée en 1923 une 10 HP type B2 au 1/10 qu'il présente à la direction de Javel. Enthousiaste, André Citroën propose à Fernand Migault un accord au terme duquel Javel lui fournit les plans nécessaires, et le petit industriel se charge de la fabrication des jouets en tôle et en bois au 1/10. En 1925, cette production atteint 65 000 exemplaires, c'est dire le succès que rencontre l'idée de Fernand Migault, liée au dynamisme d'André Citroën. Ces miniatures sont distribuées par les concessionnaires Citroën. L'accord est maintenu jusqu'en 1934.
De 1923 à 1934, Citroën a marqué l'histoire du jouet en diffusant une gamme exceptionnelle de véhicules en tôle, fidèles répliques des modèles réels. Copyright La France coloniale se heurte à un problème crucial d'absence de liaison entre l'Algérie et l'Afrique occidentale, où le Sahara dresse une frontière infranchissable. Il manque une voie pour rapatrier les immenses ressources de ces pays. Les nombreuses tentatives menées depuis 1916 par les militaires ont toutes échoué, forgeant le mythe de l'invincibilité de cet obstacle naturel. André Citroën décide de s'en mêler. Adolphe Kégresse (1879/1943), ingénieur de haut vol né en Haute-Saône, expatrié dès 1905 à Leningrad, a travaillé au service de Nicolas II en tant que directeur technique des services automobiles. Là-bas, il a étudié un moyen de circuler sur les routes enneigées, qu'il n'a eu de cesse de perfectionner. Plusieurs centaines d'autochenilles ont été construites en Russie, aussi bien civiles que militaires. Malheureusement pour Kégresse, la révolution de 1917 l'a contraint à abandonner tous ses biens et à quitter le pays. De retour en France, ruiné, il a tenté sans succès d'intéresser différents constructeurs automobiles. Jusqu'au jour où par le biais de ses relations, il est présenté à Jacques Hinstin. Celui-ci lui fait livrer trois châssis Citroën, qui une fois transformés sont présentés à André Citroën sur un terrain spécialement aménagé. Nous sommes en octobre 1920.
Adolphe Kégresse présente à André Citroën sur un terrain spécialement aménagé son concept d'autochenille capable de franchir une dune de sable. Source : Fabien Sabatès. Le patron de Javel, toujours à l'affût d'idées nouvelles, saisit immédiatement les perspectives apportées par ces véhicules, et s'empresse d'acquérir l'exclusivité du concept, qui est déposé sous le nom de brevet Citroën Kégresse Hinstin. Ce dernier prend la direction de l'atelier où seront montées les nouvelles autochenilles. Trois versions sont proposées selon l'usage envisagé : neige, tout-terrain ou militaire. André Citroën pense déjà à développer ce nouveau mode de transport pour permettre l'exploitation des immenses richesses naturelles de l'Afrique. Les autorités refusent de l'assister dans son projet. Mais le patron de Javel parvient à les impliquer en faisant intervenir certains ministres de ses relations. Le projet d'une expédition transsaharienne est lancé. Cet événement servira de support publicitaire à la promotion de ses autochenilles, et de la marque Citroën.
André Citroën présente à la presse le trajet de son expédition. Source : Fabien Sabatès En 21 jours, du 17 décembre 1922 au 7 janvier 1923, une expédition constituée de cinq autochenilles et dix hommes, couvre en huit étapes 3 200 kilomètres de Touggourt à Tombouctou. Elle est dirigée par Georges-Marie Haardt, ami intime d'André Citroën, et indéfectible directeur de ses usines, et par Louis Audouin-Dubreuil, spécialiste du Sahara, où il a déjà mené une exploration en 1917. Sur le chemin du retour, le 25 février, les dix hommes de l'expédition sont rejoints par deux autochenilles légères carrossées en torpédo sport, avec à bord de l'une Adolphe Kégresse et André Citroën, et de l'autre Giorgina Citroën et Guégan, le fidèle chauffeur du patron. Ils sont venus au-devant de l'expédition pour féliciter les valeureux explorateurs.
La mission Citroën à son retour à Paris le 16 mars 1923 à la Gare de Lyon. Au centre, de gauche à droite, Louis Audouin-Dubreuil, Georges-Marie Haardt et André Citroën. Source : https://gallica.bnf.fr C'est une première mondiale, et André Citroën va le faire savoir grâce aux nombreuses photos prises durant la traversée, et au film réalisé qui sera diffusé par Gaumont. A leur arrivée à la Gare de Lyon, ces aventuriers sont accueillis dans l'euphorie générale par madame et monsieur Citroën entourés de la population locale en liesse.
Le mensuel de prestige Omnia et l'illustrateur L. Caplain mettent Citroën à l'honneur en février 1923. Source : Omnia N° 32, février 1923. Copyright Puis c'est la Croisière Noire qui le 24 octobre 1924 s'élance pour un trajet qui va durer huit mois, avec huit autochenilles au départ de Colomb-Béchar en Algérie, étape ultime du chemin de fer. Cette croisière est aussi prétexte à quantité d'observations géologiques, géographiques, ethnologiques, zoologiques et médicales. Le groupe arrive à Kampala en Ouganda le 27 avril 1925. A partir de là, il se scinde en quatre équipes, équipées chacune de deux voitures, afin de rallier Tananarive sur l'ile de Madagascar, par des itinéraires différents. La première équipe prend la direction de Mombasa au Kenya, la deuxième de Dar es Salam en Tanzani, la troisième du Cap, et la dernière du Mozambique. L'expédition s'achève le 26 juin 1925. C'est de nouveau un gigantesque succès pour Citroën.
Citroën 15 CV Type B2 sur la Croisière Noire en 1924. Source : Fabien Sabatès Fort de l'expérience acquise lors de la première traversée du Sahara, deux voitures sont engagées pour les prises de vue, une troisième est destinée à l'artiste russe Alexandre Iacovleff, peintre officiel de l'expédition. La communication à elle seule monopolise trois engins. Le faire savoir a rejoint, voire dépassé le savoir faire. La progression de l'expédition est suivie au jour le jour par le public métropolitain grâce à des communications télégraphiques relayées par la presse. Au retour de la mission en France en août 1925, ses membres sont accueillis comme des héros par le président de la République. Le film du voyage est diffusé au cinéma à partir de mars 1926. Il connaît un grand succès tant à Paris qu'en province. En avril 1926, une partie du récit de cette aventure est publiée dans " La Revue de France ". Les peintures et dessins de Iacovleff son exposés à Paris en mai. Le récit du voyage rédigé par Georges-Marie Haardt et Louis Audouin-Dubreuil est publié chez Plon en avril 1927.
Le Théâtre Royal de la Monnaie à Bruxelles accueille le 22 avril 1926 la première représentation en Belgique du film consacré à la Croisière Noire. Le Congo Belge a fait partie des pays traversés. C'est enfin la Croisière Jaune qui compte 14 autochenilles et 43 hommes, et qui se déroule du au Deux groupes sont constitués pour parcourir des itinéraires différents. Le groupe Pamir, dirigé par Georges-Marie Haardt et Louis Audouin-Dubreuil, part de Beyrouth et voyage d'ouest en est. Le groupe Chine part de Tianjin, et va d'est en ouest. Les deux groupes doivent se retrouver au Xinjiang, et se diriger ensemble vers Pékin. Les objectifs d'André Citroën et de Georges-Marie Haardt sont encore une fois de démontrer leur capacité à organiser et à accomplir un raid dans des conditions difficiles, là où personne n'a réussi auparavant. La préparation a nécessité trois années, pour choisir l'itinéraire, en faire la reconnaissance et obtenir les autorisations nécessaires pour la traversée des pays et l'installation des campements. Ce n'est pas chose aisée. En effet, l'expédition est très mal vue des autorités chinoises qui croient à une mission militaire déguisée. Des révoltes locales empêchent Haardt d'accéder au Pamir comme prévu. Il décide alors de passer en Inde pour affronter l'Himalaya depuis Srinagar. Le franchissement de cette montagne est un cauchemar. Les deux groupes qui se sont rejoints arrivent finalement ensemble à Pékin en février 1932. André Citroën perd sur cette mission son fidèle ami Haardt, emporté par une pneumonie sur le chemin du retour. Sa mort ne le prive pas seulement d'un ami,, mais aussi d'un directeur de grande valeur. Haardt le modérateur disparu, le moteur Citroën va s'emballer. La concurrence s'agace des innovations d'André Citroën en matière de communication. A l'époque, les Croisières Citroën, après avoir généré un coût, peuvent se révéler au final bénéficiaires, grâce à la projection, dans le monde entier, des films réalisés. C'est sans compter sur le bénéfice d'image qu'en retire le constructeur. Et naturellement, le plus énervé et le plus agacé des concurrents reste Louis Renault.
L'affiche de la Croisière Jaune. André Citroën y perdra sur le chemin du retour son fidèle collaborateur Georges-Marie Haardt. La Croisière Blanche au Canada, entre le 4 juillet et le 24 octobre 1934, est le fruit d'une initiative privée, menée par Charles Bedaux. Cinq voitures Citroën et dix-sept personnes se lancent dans une traversée du nord-ouest du Canada, à partir d'Edmonton, capitale de l'Alberta. Lors de l'assaut des Montagnes Rocheuses, l'expédition rencontre de très nombreuses difficultés imprévues et insurmontables, dues aux pluies diluviennes et aux glissements de terrain. Le 11 août, deux des autochenilles sombrent dans le passage de la Halfway River. Le 13 août, le radeau de l'expédition chargé d'une automobile part à la dérive. Les deux autres automobiles sont abandonnées le 16 août, englouties dans la boue. L'expédition se poursuit alors à cheval. Fin septembre, des tempêtes de neige et les chevaux malades empêchent toute progression. Le retour se fait en train, par la Canadian Pacific Railway. On comprend que peu de publicité ait été faite au sujet de cette quatrième et dernière Croisière Citroën. Motivé par le succès de la Croisière Jaune, qui a permis de traverser le Sahara en automobile, André Citroën veut créer un service de transport régulier à travers le désert, qui relierait les colonies françaises d'Afrique du Nord et d'Afrique de l'Ouest. Il permettrait à quelques personnalités fortunées d'accéder à la découverte du désert nouvellement dompté, et aux territoires de chasse d'Afrique subsaharienne, dans des conditions de luxe et de confort jamais vues. Cette ligne favoriserait aussi le déplacement rapide de quelques hommes d'affaires entre les différents territoires coloniaux. L'incompatibilité apparente entre ces deux objectifs, dont l'un suppose de prendre son temps, et l'autre au contraire d'aller vite, ne freine pas semble t'il l'enthousiasme d'André Citroën. Citroën est sûr de son fait. Qui plus est, il est titillé par la concurrence de son rival de toujours, Louis Renault, qui a l'ambition au même moment de se lancer dans une entreprise similaire avec des camions à six roues. Il n'est pas question de perdre cette course de vitesse. Comme toujours chez André Citroën, les actes suivent quasi immédiatement la pensée. En février 1924, il fonde la Compagnie Transafricaine Citroën, bientôt dénommée Citracit. Près de 300 personnes travaillent sur ce projet, autant d'Européens que d'indigènes. Jusqu'à 324 voyages par an entre l'Algérie et Tombouctou sont planifiés, qui transporteraient à chaque fois douze passagers. L'itinéraire et reconnu début 1924 par Louis Audouin-Dubreuil. Il traverse des régions d'une beauté insoupçonnée. En dehors des intérêts privés d'André Citroën, on peut aussi considérer que ce projet a une portée politique. C'est pour cela qu'il séduit les autorités, qui le soutiennent. La France compte encore de nombreux coloniaux acharnés. Citroën fait la démonstration qu'il est possible de maîtriser la vaste étendue du Sahara qui sépare les deux parties de l'Empire africain français. La ligne qu'il va ouvrir va contribuer à accélérer le processus de transformation des implantations françaises en une union solide et stable. Le gouvernement ne peut que se féliciter de voir un entrepreneur indépendant financer des objectifs politiques. La flotte de la Citracit devra compter 75 autochenilles. Il faut trouver une centaine de mécaniciens pour la bonne marche de l'affaire. Le projet prévoit l'aménagement de cinq bordjs, des constructions en terre battue, sorte de châteaux fort rectangulaires irrégulièrement espacés entre deux oasis, le long de la route des caravanes, où les chameliers trouvent le repos. André Citroën fait transformer ces auberges du désert en de véritables hôtels au confort moderne. Quand les bordjs font défaut, Citroën engage la construction de luxueux campings. On organise des dépôts d'essence nécessaires au fonctionnement des lignes prévues. Les bateaux destinés à des promenades sur le fleuve Niger sont mis en construction. La publicité est lancée, les menus dessinés, les maîtres d'hôtel et barmen en veste blanche sont recrutés. Déjà, des centaines de touristes se sont inscrits. " Les millions volent comme le sable dans une tornade " dira plus tard Charles Rocherand, collaborateur d'André Citroën.
Affiche de présentation de la Compagnie Transafricaine Citroën, imprimée par Chaix en décembre 1924. Pour inaugurer sa nouvelle ligne le 6 janvier 1925, André Citroën a invité le roi Albert de Belgique. Nos voisins ont un intérêt à ce que cette liaison traverse le Sahara, ce qui leur permettrait de relier par voie terrestre le Congo Belge. Le roi Albert doit être accompagné du maréchal Pétain. La gare de Lyon est décorée, le train spécial attend le départ, la presse est à cran ... Le roi Albert est attendu à Alger le 4 janvier 1925, après avoir embarqué la veille à Marseille à bord d'un paquebot de la Compagnie Générale Transatlantique. Soudain, le 2 janvier, un télégramme arrive du ministère des Affaires étrangères, indiquant que les autorités ont décommandé la venue du roi, pour officiellement des raisons de sécurité. Elles considèrent que le Sahara reste un territoire trop dangereux. André Citroën ne comprend pas cette décision implacable. Cette expédition, qui lui a demandé tant d'efforts, est suspendue. Son personnel est déjà sur place. Ses contacts locaux lui confirment qu'aucun incident, qu'aucune rébellion ne peut justifier cette annulation. Il pense alors que le départ n'est que remis, et qu'il pourra avoir lieu dans quelques jours. Il demande aux autres invités de se tenir prêt. A la presse qui l'interroge, André Citroën déclare qu'il n'a rien à dire. Il demande aux journalistes de s'en tenir à son communiqué officiel, qui finalement fait état de problèmes d'insécurité en raison de groupes de brigands très actifs sur les secteurs qui doivent être traversés. L'homme de Javel a perdu la guerre, sans même savoir qui la lui a déclarée. Le 9 janvier, André Citroën confirme officiellement la décision d'abandonner le projet Citracit. C'est du brutal. Il liquide les bateaux, les véhicules et les hôtels, et fait rentrer en France son personnel et une partie du matériel. Il demande au Gouvernement Général de l'Algérie à ce que les affiches, opuscules et cartes de la compagnie soit rassemblés, afin de permettre à Paris de les récupérer. André Citroën ordonne que l'on détruise toute autre trace visible de cette éphémère entreprise. On assiste à une véritable opération de gommage actif de cette histoire. Cela explique qu'aujourd'hui, on retrouve peu de documents sur ce projet grandiose. André Citroën restera à jamais muet sur le sujet. Il y a perdu une petite fortune. Les vraies raisons de l'abandon sont toujours demeurées très mystérieuses, et nombreux sont les commentateurs à avoir épilogué à ce sujet. Les versions diffèrent. Louis Renault aurait-il fait jouer ses relations pour entraver le projet Citroën ? La publicité exagérée faite autour d'un roi et d'un maréchal de France aurait elle agacé en haut lieu ? Certains prétendent que l'organisation paraissait mal maîtrisée, avec des autochenilles insuffisamment au point, un itinéraire peu pertinent ... Les indigènes eux-mêmes voyaient d'un mauvais oeil cette intrusion sur leur territoire. Enfin, l'engouement exprimé à Paris avait tendance à s'évaporer au niveau de la hiérarchie de l'administration coloniale. Celle-ci a toujours émis des réserves sur la capacité des autorités locales à assurer une sécurité permanente sur l'ensemble du trajet. Le projet Citracit s'est surtout caractérisé par la brièveté de son histoire. Officiellement annoncé en février 1924, il s'est éteint onze mois plus tard. Avec un certain optimisme qui contrebalance la morosité ambiante, Baudry de Saunier dans le prestigieux mensuel Omnia de février 1925, avec l'objectivité que tout le monde lui reconnaît ..., explique l'abandon du projet faute de soutien du gouvernement. Il précise " Maintenant André Citroën sourit. Il consacre désormais toutes ses facultés, ce génie de conception et d'exécution si admiré et si redouté de ses rivaux, à la fabrication des automobiles. Le progrès au quai de Javel va encore faire de grandes enjambées ". La brosse à reluire est en pleine action. Dans la réalité, c'est la plus grande défaite d'André Citroën, avant sa débâcle de 1934. Le projet conçu en métropole se trouva en décalage avec les réalités du terrain. Par une habile manipulation de l'information, avec l'appui du cinéma et de la presse, l'attention du public est très vite détournée de cet échec. Une autre actualité plus enthousiasmante est annoncée, celle de la Croisière Noire. Seuls les biographes d'André Citroën vont encore se souvenir de l'aventure avortée de Citracit. André Citroën considère l'architecture comme un art majeur, comme un moyen d'expression à sa mesure. Les évêques des premiers temps de la chrétienté construisaient partout des églises. Citroën fait construire dans les grandes villes des succursales et des filiales somptueuses, d'une importance sans rapport avec toute notion de rentabilité à court terme. Ce ne sont plus de simples locaux commerciaux, mais presque des lieux de culte. A l'origine de ces projets grandioses, il met en place un service architecture et construction, dirigé en interne par Maurice-Jacques Ravazé. André Citroën achète dans les principales villes françaises les terrains ou les immeubles les mieux placés d'un point de vue commercial, et y installe de vastes magasins, traités avec un luxe que ses banquiers trouvent excessif et inutile.
La concession Citroën située au 32-34 rue Marbeuf, inauguré en 1929. Le Bulletin Citroën la décrit en ces termes " une construction gigantesque, qui représente ce que la science de l'architecte et l'art du décorateur ont réalisé de plus grandiose et de plus audacieux en fait de garage ". L'architecte Albert Laprade a signé un immeuble monumental paré d’une immense façade vitrée, entre deux massifs éléments latéraux en pierre, ouvrant la vue sur un intérieur résolument moderne. Les voitures y sont disposées aux balcons sur plusieurs étages, et toute la gamme s’offre ainsi au regard des visiteurs de la concession comme à celui des simples passants. Source : https://www.souvienstoideparis.fr Le luxe n'exclut pas la sobriété. L'extérieur des bâtiments doit bannir toute ornementation et s'en tenir à une simplicité proche du strict minimum, afin de bien mettre en valeur les voitures exposées. Pour la même raison, la lumière doit y jouer un rôle essentiel. Une mise en scène parfaite doit susciter le désir d'achat. Il faut que prévalent les notions de pureté et de clarté. André Citroën stimule son réseau dans ce sens. L'architecture doit être le moteur d'un bien vivre automobile, tant du côté employé que du côté client. L'architecture lui permet accessoirement d'inscrire son empreinte dans la pierre, signature des grands hommes. Pour la première fois dans la courte histoire de l'automobile européenne, une marque est reconnaissable à son architecture. Le Palais de l'Europe, la concession Marbeuf à Paris, la succursale de Lyon (la plus grande station-service du monde), les filiales d'Amsterdam ou de Bruxelles inspirées du Bauhaus ... reflètent la volonté d'André Citroën de voir beau et grand. Il prend quelques risques. En France, les grandes fortunes agacent, indisposent, inquiètent. Et André Citroën ne va pas toujours bien mesurer la portée de ses choix.
Le garage Citroën de Lyon est un bâtiment en béton armé construit entre 1930 et 1932, inscrit aux Monuments historiques en 1992, situé rue de Marseille à Lyon. Il constitue un témoignage de l'architecture fonctionnaliste de l'entre-deux-guerres. Il est constitué d'un rez-de-chaussée surmonté de cinq étages. Parmi la vingtaine de constructions du même style élevées en France métropolitaine pour Citroën, c'est le plus imposant et est le seul subsistant à ce jour, A son ouverture, le bâtiment revendiquait le titre de " plus grande station service du monde " et disposait d'un garage pouvant accueillir mille voitures. Source : https://fr.wikipedia.org André Citroën a les cheveux fins, avec une calvitie galopante. Assez pâle de visage, sa barbe le noircit vite au point qu'il se fait raser deux fois par jour pour rester impeccable. Un peu myope, il porte des binocles fins et sans monture, toujours du dernier cri. Son regard perçant fascine ses interlocuteurs. Il aime être élégant, mais sans extravagance. Il a le sens du raffinement, mais ce n'est pas un dandy. Il ne donne jamais d'ordre, mais ce qu'il dit prend toujours l'air d'un conseil, d'un conseil convaincant. Sa bonhomie fait que l'on se laisse emporter par lui. Ses ouvriers se sentent intimidés face à ce personnage. Il est de petite taille, 1,64 mètre, la taille mince, la peau fine. Curieusement, il n'aime pas trop conduire, et préfère confier cette mission à son chauffeur Guégan. C'est un combattant, qui sait tirer profit des difficultés et des malheurs pour avancer, toujours et encore. Il n'aime pas s'apitoyer. Il ne laisse jamais transparaître ses émotions, même dans les moments les plus difficiles. Pas une goutte ne transpire. Il intériorise, trop sans doute. Sa tristesse, il la transforme en énergie, il songe à de grands projets, et il agit en actionnant tous les rouages. Ainsi, il retrouve sa raison d'être, sa joie de vivre. En mettant en confiance ses collaborateurs, il obtient d'eux le meilleur. Il aime ce qui est net, clair, précis, vérifiable et rapide. Il se manifeste quand les projets n'avancent pas suffisamment vite. Il ne supporte pas le manque de motivation, les refus sans explication, la sournoiserie, la bêtise, la jalousie, le désordre. Il ne supporte pas les causeurs et les verbeux qui se gargarisent de mots. Il développe de nobles sentiments, un sens de l'honneur qui est aussi un sens des responsabilités. Quand il est déçu, Il peut se montrer plus incisif. S'il brusque un collaborateur, ce n'est pas par plaisir, mais pour faire avancer une idée, un projet. C'est un homme d'immédiateté. Il n'a pas de vision précise du futur. Son secret, c'est d'organiser à l'avance et plus vite que ses concurrents, et ainsi concrétiser des nouveautés pour en tirer le meilleur profit. Sa connaissance des hommes et sa sensibilité lui permettent de mettre en oeuvre ce qui parait complexe aux autres. Il ordonne la pensée de ses collaborateurs. Il est étourdissant d'intelligence. Il retient les chiffres et les problématiques, car il se les approprie rapidement et complètement. Avec tous les éléments en main, sa capacité de synthèse et d'organisation l'aide à identifier les meilleures solutions. Il lutte contre le temps qui passe trop vite. Quand cela n'avance pas, il souffre. Il puise sa force auprès de grands hommes ou de grandes choses : Napoléon, l'opéra, l'espace ... Pourtant, pris isolément, il ressemble à un petit notaire de province. Entouré de ses collaborateurs à Javel, il est l'homme-orchestre. Il aime être reconnu pour son oeuvre, et pour cela, il fait tout pour plaire, que cela soit aux chansonniers, à la presse qui ne l'attaque guère, mais aussi à la gente féminine. Un jour, le journaliste Charles Faroux - les deux hommes se connaissent bien - le met en contact avec une délégation américaine de la General Motors. Le projet du moment n'aboutit pas, ce qui aurait pu abattre un homme normal. Pas André Citroën. Il invite les représentants américains présents à un dîner. Et durant toute la soirée, André Citroën éblouit l'assemblée, par son allant, sa fantaisie débordante et sa gaieté, stupéfiant les Américains par tant de tours familiers : écriture de la main gauche à l'envers, tours de cartes, prestidigitation amusante, avec cent réflexions plus spirituelles les unes que les autres, témoignant à tout le moins d'une surprenante maîtrise d'esprit.
L'agence de Louis Meurisse fondée en 1909 est à l'origine de plusieurs portraits d'André Citroën. Copyright Il connaît son usine dans ses moindres recoins, ses machines, mais aussi les hommes qui à un moment ou à un autre se sont distingués. Régulièrement, il part d'un pas cadencé pour son tour d'inspection au rythme des presses, des marteaux-pilons, des tours, des fraiseuses, des tournevis électriques. Ce n'est pas pour lui une obligation. C'est un besoin. L'activité de Javel le soutient, lui donne la force physique qui peut parfois lui manquer. Son usine, c'est sa vie. Il travaille sans relâche, s'épuisant, sans penser à lui. Il a le sentiment d'être redevable du concept qu'il a créé. Il revient toujours vers Javel, peaufinant les installations jusqu'à ce qu'il se trouve à l'étroit en 1933. Alors, il casse tout et fait reconstruire encore plus grand, pour préparer l'avenir. André Citroën possède peu de choses en propre. Il est locataire de son luxueux appartement et de sa résidence à Deauville. Sa richesse est dans les parts qu'il détient dans son affaire automobile. De religion juive, il n'est pas pratiquant. Il aime la fête, brasser des idées, des projets et des millions. Et ces millions doivent servir d'autres projets. Il fait preuve de paternalisme. Il protège son personnel comme il protège sa famille. Il ne supporte pas de voir les gens souffrir, surtout les enfants. Ses ouvriers sont ses enfants. Il se sent une responsabilité de venir en aide à ceux qui pourraient manifester des difficultés personnelles.
André Citroën présente au Salon de Paris 1932 son stand au président de la République Albert Lebrun. Copyright En contrepartie, il exige des cadences soutenues, qui lui permettent de vendre plus. Malgré son engagement, il fait couramment l'objet d'attaques concernant sa politique sociale. Il supporte mal les critiques ou l'ironie de la part de ceux qu'il comble. L'accuser d'agir par intérêt, c'est l'insulter. Comment peut-on oser raconter que ce qu'il entreprend pour son personnel, il le fait pour sa gloire personnelle, pour en mettre plein la vue aux politiques et aux journalistes. Pour autant, il n'est pas spécialement rancunier. Il préfère oublier et passer très vite à autre chose. De vives récriminations le conduiront hélas à supprimer plusieurs équipements pour ses salariés. André Citroën n'aime pas la compétition. Il a été marqué par la mort de Marcel Renault lors de la course Paris Madrid en 1903. Il juge les courses stériles, et il préfère se battre sur le terrain des idées. Pour autant, quand Yacco lance ses voitures à la conquête de records sur le circuit de Montlhéry, il n'est pas insensible aux exploits des pilotes. Mieux, il finit par récupérer ces évènements pour les associer au rayonnement de sa marque. Il ne s'engage jamais dans un projet sur un coup de tête. Au contraire, il balise soigneusement le chemin. Mais là où les autres peuvent se décourager assez rapidement, lui, il continue pour exploiter à fond une idée.
Les journaux attaquent peu André Citroën. Seule la presse satirique s'y frotte, mais c'est avec son approbation. Copyright On entend dire qu'André Citroën joue au Casino. S'il joue, c'est aussi pour reposer son esprit trop organisateur. Ponctuellement, il a besoin d'instiller une touche d'aléatoire dans sa vie, et de se laisser entraîner par le tourbillon du hasard. Après avoir gagné cinq millions la veille, Citroën perd le lendemain sept millions en quelques minutes. Et c'est le drame. Mme Citroën gifle son mari en public. Les sommes qu'il gagne ou qu'il perd alimentent les potins du lendemain à Deauville, et ceux de la presse qui en fait ses choux gras. L'Humanité et la CGT font chorus contre ce patron qui perd au jeu le salaire de ses ouvriers, et met en péril leur gagne-pain.
Illustration de SEM. Le nom de Citroën est écrit avec des pions et des billets. Copyright Face à la critique, André Citroën répond invariablement que sa réussite rapide et spectaculaire est aussi la résultante directe de son goût du jeu. De fait, sa promptitude légendaire à décider est à l'oeuvre avec la même efficacité face à son conseil d'administration que devant un croupier. Le succès d'André Citroën peut agacer. Sa popularité dépasse celle de certains hommes politiques. Des rancunes s'accumulent contre lui. L'industriel fréquente Paris-Plage, connu sous le nom du Touquet Paris-Plage à partir de 1912. C'est l'époque où il s'est lancé dans les engrenages, et où il se démène au sein du conseil d'administration de Mors. C'est alors le lieu de rendez-vous du gratin anglais et des grandes familles industrielles du Nord. Il y fait en 1913 la connaissance de Giorgina Bingen (1892/1955). Ses parents habitent à Paris, et sont d'origine italienne. Son père est banquier, et sa mère vient d'une riche famille d'industriels du textile. André Citroën à 35 ans, Giorgina 21 ans. La jeune femme toujours élégamment vêtue est vive, spontanée, mais jamais naïve. De retour à Paris, ils continuent de se voir, avant de se marier le 26 mai 1914. Ils forment un couple original. Elle est intelligente et fraîche, lui est jovial, inventif, et toujours en mouvement sous son éternel chapeau melon. Ils s'installent chaussée de la Muette, dans le XVIe arrondissement. Deux mois après leur union, la déclaration de mobilisation est placardée sur tous les murs. En tant que réserviste, André Citroën doit se présenter dans son unité. C'est la fin de la belle époque.
André et Giorgina Citroën. Source : https://gallica.bnf.fr Fabien Sabatès s'en entretenu avec Bernard_Citroën (1917/2002) en 1997. Le dernier des enfants d'André Citroën a alors 80 ans. Voici quelques extraits de cet entretien. A partir de quand vous êtes vous aperçu que vous aviez un père qui n'était pas tout à fait comme les autres ? Je m'en suis aperçu assez jeune parce que nous l'accompagnions, avec ma soeur et mon frère, très souvent un peu partout, y compris le dimanche dans les usines. En même temps, on savait que les journaux parlaient beaucoup de lui, par conséquent, on s'est vite rendu compte qu'il était très différent des autres. Je peux dire que vers 15 ans, je me suis rendu compte que j'avais un père assez extraordinaire, d'une gentillesse hors du commun avec sa famille.
André et Giorgina Citroën. Copyright Etait-il proche de ses enfants ? Oui, plus que ma mère même ! C'est lui qui suivait de près nos études. Quand nous étions en vacances à Deauville, chaque été, il y passait un mois, et c'était lui qui nous emmenait faire des excursions l'après-midi. Vous ameniez des amis chez vous ? Parfois, quelques camarades de classe, sans plus. Ils étaient impressionnés au début par mon père puis, le connaissant mieux, ça passait. Et il était d'un abord très facile, chaleureux.
Deauville, avec ses planches, où André Citroën aimait jouer au bon père de famille. On le voit ici entouré de ses enfants, de gauche à droite, Maxime (1919/1990), Jacqueline (1915/1994) et Bernard (1917/2002). André Citroën sait exprimer ses sentiments en famille. Il est tendre, paternel, très attaché à ses enfants. C'est un papa gâteau. Il aime leur apprendre des choses, voir leur esprit s'éveiller, les tester, les guider. Copyright
Giorgina et André Citroën à l'hippodrome de Deauville en 1931. Source : https://gallica.bnf.fr Comme on le voit sur la photo, pourquoi aviez-vous tous les trois le même béret ? On n'en était pas très content ! Ma mère voulait que nous soyons tous habillés pareils et cela ne nous plaisait pas du tout. Parlez-moi de votre seconde soeur, si peu connue, Solange Citroën. Solange Citroën, née en janvier 1924, est morte en novembre 1925, avant l'âge de deux ans. Elle est morte d'une pneumonie. A l'époque, il n'y avait pas de remède. Ce fut terrible pour mes parents et pour nous aussi. Nous, les trois premiers, étions nés à deux ans d'intervalle jusqu'à Maxime en 1919. Ce petit ange que mes parents n'attendaient plus naquit quatre ans plus tard. Vous alliez de temps en temps à l'usine dans son bureau ? Dans son bureau pas souvent. Il avait un bureau vide, il n'aimait pas que la paperasse l'encombre. A l'usine j'y allais assez souvent. Quand j'étais en 5e et en 4e, il organisait chaque année une visite des usines pour nos deux classes, celle de mon frère et la mienne. C'était suivi d'un grand déjeuner à Javel. Pour mes camarades, c'était une grande joie. Pour moi, c'était la routine.
A Deauville en compagnie de sa fille Jacqueline, son épouse Giorgina, et son fils Bernard. André Citroën y louait la villa " Les abeilles " près du Normandy. Copyright Votre père vous parlait-il vers 1933/34 de ce qui se préparait, des bouleversements politiques en cours ? Il ne voyait pas les choses de façon aussi effroyables qu'elles sont devenues. Il parlait bien allemand et, captant l'Allemagne, il écoutait les vociférations d'Hitler à la TSF. La presse de l'époque dit que Citroën avait voulu être député. Justement pas. Certains hommes politiques dirent " Avec la fortune qu'il a, Citroën pourrait avoir la France à ses pieds s'il se lançait dans la politique ". Je ne pense pas qu'il ait jamais voulu en faire, et cela se comprend un peu, car il était tellement occupé !
La famille Citroën aux sports d'hiver. Copyright Pour vous, quelle fut la plus grande erreur de votre père ? La grande erreur de mon père fut d'avoir fait cavalier seul en ce qui concerne la boîte automatique Sensaud de Lavaud pour la Traction. Cela sans consulter le patron des études ni Charles Brull (ingénieur et directeur des laboratoires). Il a perdu beaucoup de temps et cela a retardé la sortie de la voiture. Ce retard a eu des conséquences incalculables qui lui coûtèrent certainement son usine. L'autre grave erreur fut de détruire et de reconstruire son usine pour produite 1 000 voitures par jour en pleine crise, ce qui lui coûta les yeux de la tête. C'était son côté visionnaire, il n'imaginait pas qu'il tomberait malade, il pensait qu'il tiendrait le coup. Mon père a vraiment cru que la Traction munie d'une boîte automatique serait la voiture du siècle. Pourtant, il suffisait de la conduire en montée, ce que j'ai fait, ça fumait .., ça ne fonctionnait pas. C'est incontestable.
Au premier plan, André Citroën en 1924. Source : https://gallica.bnf.fr Votre père était l'un des plus gros employeurs de France à son époque ... Oui, il employait plus de 20 000 personnes. On dit qu'il avait une grosse fortune. Il l'a eu un moment donné quand les choses allaient bien, mais je répète que tout ce qu'il avait était dans ses affaires. En perdant son affaire, il a tout perdu. Ruiné jusqu'au dernier sou. Il n'a jamais acheté ni appartement ni maison. Ses voitures appartenaient à l'usine. Tout ce qu'il avait, c'était des titres, du papier.
André Citroën sur les planches de Deauville. Copyright André Citroën met la pression sur ses concessionnaires. Il attend d'eux qu'ils construisent les plus grands bâtiments, avec de belles façades, pour promouvoir le prestige de la marque. Il faut oser investir, l'avenir paiera, pense-t-il. A ceux qui ne peuvent pas suivre, car ils ont consommé tout leur capital, un service spécial à Javel est chargé de les assister. Certains, qui n'étaient que de modestes mécanos de village lorsque démarra l'activité automobile d'André Citroën, logeant dans un petit pavillon en bord de route, sont devenus en quelques années les dirigeants de sociétés anonymes brassant des millions, poursuivant leur marche vers la fortune. Les problèmes que gèrent désormais ces concessionnaires ont changé d'échelle. Certains semblent regretter l'époque des taches d'huile sur leur bleu de travail, quand leur souci est maintenant de bien porter le smoking et de soigner leur cirrhose ! En plus de la formation de tout un effectif de voyageurs, l'usine lance l'éducation professionnelle des agents et des concessionnaires. Des comités de concessionnaires vont codifier les réparations. En 1926, Javel édite un dictionnaire de réparations, suivi d'un système de tarification des principaux travaux d'entretien. On imagine aisément la réticence des garagistes de l'ancienne école, presque tous des anciens charrons ou agents de cycles venus à l'automobile. André Citroën ne cesse d'innover. Il met au point une politique d'échange standard des organes fatigués par des organes révisés, une méthode qui sera reprise par d'autres après avoir été abondamment critiquée. Quand Citroën réunit ses agents lors de séminaires, il est toujours question d'argent. D'un côté, le patron présente l'actualité de l'entreprise, en compagnie de ses proches collaborateurs. De l'autre, les concessionnaires sont encadrés par des inspecteurs et des envoyés du service commercial. Il faut en effet prévenir tout débordement, car il pourrait de trouver parmi les concessionnaires et les agents quelques têtes brûlées capables d'affirmer des réalités trop dures.
André Citroën en compagnie de ses concessionnaires. Copyright La forme est toujours la même. Après avoir évoqué ce qu'il s'est passé depuis la précédente réunion, il expose immanquablement les projets. Une fois les éventuels perturbateurs maîtrisés, le public est comme emporté par le talent oratoire d'André Citroën, qui sait enlever chaque doute avec un quart de sourire, une parole. Quand il s'agit d'évoquer les conditions financières pour réaliser ses projets, il se surpasse. Citroën fait accepter immédiatement ses décisions, avant que ses auditeurs aient le temps de bien peser les conséquences de leur adhésion. Son charme et son prestige étouffent la réalité parfois difficile des chiffres. Il se trouve même toujours un agent fidèle et convaincu, attentivement choisi, qui termine la réunion par un discours remerciant le patron et l'assurant du dévouement de tous. Puis invariablement, André Citroën donne la parole à qui la veut, mais dans les faits personne n'ose s'aventurer. La cérémonie s'achève alors toujours de la même manière, par un banquet. André Citroën apprécie ce moment-là, qui lui permet avec ses fidèles de s'échapper un instant des soucis financiers qui perturbent son quotidien. La collaboration très étroite entre l'usine et ses agents crée des liens si serrés que tous considèrent comme un honneur d'être un membre de la famille Citroën. En octobre 1923 (numéro 155), le bimensuel Automobilia revient sur le banquet qu'André Citroën a offert à 650 convives à l'occasion du Salon de Paris : " Le banquet que M. André Citroën offre chaque année à ses agents au moment du Salon est devenu une tradition. 650 personnes se trouvèrent réunies l'autre soir autour de M. Citroën, au Palais d'Orsay. Il fêtait les concessionnaires de sa marque. Parmi les invités, on remarquait nombre de personnalités du monde automobile, venues de tous les coins de la Terre. Tous les continents étaient représentés. Au Champagne, trois discours furent prononcés : le premier par M. Cabour, de Lille, au nom des agents. Le second par M. Citroën, discours très gai, bourré d'anecdotes relatives à son voyage en Amérique où il visita les usines Ford. De temps en temps, il dévoila à son auditoire quelques projets et laissa entrevoir ce que deviendront à l'avenir les usines Citroën. Il parla des agrandissements, des problèmes qu'ils posent, de l'intensification de la production. La production Citroën, qui est actuellement de 130 voitures par jour, sera de 150 vers la fin de l'année, et de 200 au milieu de l'année prochaine. M. Charles Faroux, au nom de la Presse sportive, répondit par une allocution des plus spirituelles en disant combien il était heureux de voir un Français dont l'activité industrielle pouvait enfin être comparée et mise en parallèle avec celles des plus importantes entreprises étrangères. Il termina aux applaudissements de l'assistance en disant que M. Citroën était une " force française " sur laquelle on pouvait compter. La fête se termina par une manifestation de sympathie aux héros de la double traversée du Sahara ".
En octobre 1923, après le Salon, le banquet Citroën réunit les concessionnaires. Au fond à gauche, la troisième personne est André Citroën. Copyright Avant la guerre, Lucien Rosengart achète une Mors, entreprise alors dirigée par André Citroën. A cette époque, les fabricants automobiles connaissent la plupart de leurs clients, dont le nombre est très limité. Les deux hommes se retrouvent pendant la guerre, car ils font partie du même consortium d'industriels participant à l'effort de guerre. Accessoirement, ils partagent le même goût pour la vie nocturne, et fréquentent les mêmes lieux. Quand André Citroën lance son affaire, il est très vite à court de trésorerie. Il sollicite son ami Lucien Rosengart. Ensemble, ils mettent au point une nouvelle société, la SADIF, pour Société Auxiliaire de l'Industrie Française, qui a pour actionnaires le Crédit Français et la Banque de France. Cette société achète à André Citroën les voitures qu'il peine à vendre, et les revend ensuite aux concessionnaires. Lucien Rosengart est reconnu comme étant un homme d'affaires particulièrement sérieux. C'est un bon gestionnaire. C'est grâce à sa réputation que la SADIF a pu voir le jour. En 1919, Rosengart rejoint André Citroën à Javel en tant que directeur adjoint. Les deux hommes partagent la même idée d'une production en série. Rosengart applique ses méthodes, qui passent par beaucoup de rigueur. Le cap difficile est passé. L'affaire d'André Citroën a survécu grâce à l'homme froid, précautionneux et tranquille qu'est Lucien Rosengart. Mais André Citroën n'en peut plus, car ce bon gestionnaire l'oppresse, et l'empêche de mener à bien ses projets grandioses. Nous sommes au printemps 1923. André Citroën parvient à racheter les actions appartenant à Lucien Rosengart et à ses amis. Lucien Rosengart est mis en minorité. Il est invité à quitter Javel. Il affirmera au contraire que c'était son choix, après avoir fait de Citroën en quatre années de présence une entreprise saine et profitable. André Citroën abandonne son sauveur, et reprend les commandes de son affaire. Lucien Rosengart qui espérait s'installer durablement à Javel se positionne désormais en observateur, et attend la suite des évènements. Peut-être sera-t-il rappelé un jour. Il sait que le grand homme va d'une difficulté à l'autre. Lorsqu'une crise ministérielle jette sur le pavé une poignée de personnalités, Citroën n'hésite pas un instant à les embaucher à Javel, car cela lui permet d'établir de nouvelles relations dans les milieux financiers. Et cela fait tellement plaisir à Giorgina, qui essouffle son mari en fêtes et mondanités. Citroën est un client majeur pour Michelin. Un bureau de liaison est d'ailleurs installé au sein de Javel, pour fluidifier les relations entre les deux industriels. Les représentants de Clermont-Ferrand ne manquent pas de s'inquiéter de la gestion désordonnée d'André Citroën. Ils se demandent bien combien de temps cette comédie pourra durer. Ils s'étonnent aussi de l'étonnant spectacle que constitue près de 20 000 hommes et femmes travaillant dans la bonne humeur. Quel contraste avec l'austérité de chez Michelin.
En juin 1928, Edouard Michelin (à gauche), principal fournisseur de Citroën, découvre en compagnie d'André Citroën la nouvelle C6. Copyright Le succès de la 5 HP impose en 1922 un déménagement de la production de Javel à Levallois, dans les anciens ateliers de Clément-Bayard, qui sont aménagés en à peine six mois. Les initiales AC, pour Adolphe Clément, inscrites au fronton de l'établissement, signifient désormais André Citroën. Plus tard, on y produira la 2 CV. Avec l'arrivée du " tout acier " en 1924, une nouvelle usine d'emboutissage est créée à Saint-Ouen. En 1925, la construction des Fonderies et Forges de Clichy permet de couler le métal pour en faire des pièces brutes à usiner. L'usine de Grenelle est mise en service en 1926, pour le montage notamment des essieux avant et des ponts arrière. Elle est voisine de Javel. Jamais un industriel n'a mis en œuvre en si peu de temps autant d'usines. Javel devient progressivement l'usine terminale, servie pas ses usines satellites. Pour satisfaire la demande, Citroën s'implante à l'étranger, où naissent quatre usines. Le patron dirige son empire pied au plancher. Ces nombreuses dépenses ne peuvent plus être couvertes par les bénéfices. Tous ou presque ignorent qu'André Citroën est à deux doigts de la cessation de paiement. L'industriel le cache même à ses proches, à sa famille. La SADIF a fermé ses bureaux après le départ de Lucien Rosengart. Les concessionnaires et agents mis à contribution depuis toujours sont rincés, et n'ont plus les moyens de soutenir l'usine. Les banques sont là, à l'affût ... Mais André Citroën a toujours une solution dans son chapeau. Si les banques ne veulent plus l'aider, il suffit de s'adresser aux usagers. 250 000 personnes roulent en Citroën en France. Il met sur pied un plan promettant au rendement annuel de 7,5 %, avec un intérêt complémentaire qui dépendra du chiffre d'affaires de l'entreprise. En mai 1926, il convoque ses agents à un congrès pour leur dévoiler son plan d'action. Evidemment, les banques prédisent le pire à l'industriel, et conseillent aux épargnants amateurs de se méfier du mirage Citroën. Une campagne d'affichage est lancée jusque dans les plus petits villages. André Citroën, connu pour ses talents d'industriel, le devient aussi en peu de temps pour son nouveau métier, celui de banquier. Tous les journaux de France passent des placards publicitaires détaillant les modalités de la souscription. Après deux semaines de présence sur le marché, André Citroën, qui fait face à l'hostilité des banques, est contraint de clôturer son offre. 150 des 250 millions envisagés sont rentrés dans les caisses. C'est une somme, mais pas celle espérée. Le vent serait-il en train de tourner ?
Action Citroën. Source : https://drouot.com En 1928, l'abîme s'ouvre devant Citroën. Des bruits courent au sujet de la reprise du constructeur par un groupe étranger. On parle de la General Motors ou de Ford. Un jour, enfin, on apprend que c'est la banque Lazard qui vient de prendre part au capital. Cette vieille maison sérieuse, voire austère, rêve de devenir une banque d'Etat, comme l'est la Banque de France. L'affolement gagne les couloirs de Javel. Lazard installe ses collaborateurs au sein même de l'usine, d'abord pour surveiller la comptabilité, avant de s'infiltrer progressivement dans la plupart des postes clés de direction. André Citroën se tait. Au moins, maintenant, les salaires sont versés sans retard, et c'est un soulagement pour tous. Au début des années 1930, pour accroître la confiance de sa clientèle, André Citroën organise des visites guidées de ses établissements. Son plaisir reste d'en mettre plein la vue. Et en effet, la plupart des visiteurs sont ébahis devant les dernières machines automatiques, les installations de manutention, l'immensité du stock des matières premières ... A Javel, un service spécifique est créé à cet effet. Les visites sont payantes, mais le montant modeste est perçu au profit de la Caisse de secours des ouvriers, confirmant la fibre sociale du patron. Les visiteurs ne sont pas déçus. Tout n'est qu'ordre et propreté, et d'une puissance qui impressionne. Ils ressortent comblés et impressionnés, fiers d'avoir visité de telles installations, et ne manquent pas d'en parler à leurs proches, ce qui génère une nouvelle publicité orale gratuite. En novembre 1930, André Citroën parvient une fois de plus à renverser la vapeur. Les gens de chez Lazard sont démissionnés ou démissionnaires. Au cours de l'assemblée qui officialise le départ de la banque, les autres actionnaires, fascinés par la tranquillité intérieure d'André Citroën qui n'a aucun doute sur le bien-fondé de sa stratégie, applaudissent à tout rompre. Mais qui acclament-ils vraiment ? L'homme d'action, le joueur, l'industriel, le grand acteur ... ? Javel retrouve son autonomie. Après tant d'austérité, ira-t-on de nouveau vers un peu de fantaisie ... ? Pendant l'hiver 1932/33, Louis Renault fait visiter à André Citroën ses nouvelles installations ultramodernes de l'Ile Seguin. C'est un ensemble industriel très homogène, permettant une construction en série beaucoup plus rapide et rationnelle que dans l'usine de Javel qui date de 1915. A la même époque, Citroën, en tant que représentant de la France à la Conférence des industries majeures à New York, a l'opportunité de visiter les dernières installations de Ford, bien plus spectaculaires avec leur décor d'acier, de ciment et de verre. Il prend encore plus conscience du retard qu'il est en train de prendre. André Citroën a toujours l'ambition de produire moins cher, mais pour cela, il faut produire plus. Il rêve de 1 000 voitures par jour. Il considère que cet objectif ne sera réalisable qu'avec des outillages encore modernisés, des chaînes de fabrication plus efficaces, des locaux plus vastes ...
Deux grands capitaines d'industrie, Louis Renault et André Citroën. Source : https://www.pinterest.fr André Citroën décide en février 1933 de raser la quasi-totalité de ses ateliers, et de les reconstruire en cinq mois, sans interrompre un seul instant la production. Cette décision stupéfie ses directeurs, ses concessionnaires, ses clients, ses concurrents, les hommes politiques ... Le contexte est en effet peu favorable. Le chômage a progressé de 70 % depuis 1929, les revenus des Français ont baissé de 30 % en moyenne, et les tensions internationales, aggravées par l'ascension du nazisme en Allemagne, sont peu propices aux projets d'envergure. Pour pouvoir assembler sa future 7 CV, il fait démolir 30 000 m2 d'ateliers, et reconstruire sur 55 000 m2 de surface au sol, ce qui représente avec les étages 120 000 m2 de surface industrielle. Ce sont 30 000 tonnes de béton et 12 500 tonnes de charpentes métalliques qui sont utilisées. Le challenge est de taille. Tandis que l'on démolit et rebâtit, les locaux sont amputés, et pourtant, les voitures continuent de sortir régulièrement de chaîne. Six cent machines changent de place, et leur immobilisation ne dure guère plus d'une demi-journée. On travaille même la nuit à la construction du nouveau Javel. André Citroën dirige les opérations sur le terrain. Il sait ce projet vital pour son entreprise. Le bruit des grues et des excavateurs, c'est celui de sa vie. Il goûte au plaisir d'entraîner dans son sillage ses amis, des journalistes et des visiteurs d'horizons divers, une meute souvent béate d'admiration ... ou de jalousie. L'immense chantier est réalisé dans les temps. C'est un succès sur le plan organisationnel. André Citroën veut aller vite dans la concrétisation de son rêve. Il projette en effet de sortir de ce nouvel écrin un modèle révolutionnaire, dont la mise au point occupe pour l'instant la plus grande partie de son bureau d'études. Son succès doit définitivement débarrasser le constructeur de toutes ses difficultés. Pour l'heure, le déclin général frappe d'autant plus durement les modèles Citroën qu'ils ne sont plus adaptés à la mode aérodynamique envahissante. André Citroën inaugure sa nouvelle usine le 9 octobre 1933. A cette occasion, il convie 6 500 personnes à un banquet. De l'extérieur, les invités découvrent une façade violemment éclairée par des projecteurs et le nom lumineux de Citroën en lettres de cinq mètres de haut. Un flot incessant de voitures dépose les invités. Il y a 180 personnalités aux tables d'honneur. Louis Renault est là bien sûr. 800 concessionnaires étrangers ont été invités, et plus 2 800 concessionnaires français. 1 500 ouvriers ou employés ayant plus de dix ans de service ont aussi été conviés. Après le repas, André Citroën se lève et prend la parole. Il est radieux. Ses propos respirent la confiance. Des applaudissements l'interrompent constamment. Quand le discours est terminé, un feu d'artifice embrase le ciel. Deux orchestres, ceux de la Garde Républicaine et de l'Harmonie Citroën, jouent la Marseillaise, que tous les invités écoutent debout.
L'usine de Javel en cours de reconstruction en 1933. Crédit photo : Citroën. Source : https://immobilier.lefigaro.fr Lors de son second voyage à Détroit en 1932, André Citroën comprend que ses voitures ont pris un coup de vieux. Les voitures américaines sont profilées, dotées d'ailes enveloppantes, d'un pare-brise incliné, de discrets filets de chrome. Tout en elles évoque le luxe et la vitesse. En comparaison, les Citroën apparaissent désuètes. Si André Citroën a été un pionnier en 1919 en imposant sur le marché l'idée de la voiture pour tous, il ne l'est plus en 1932 quand Renault, Peugeot et quelques autres accaparent une large part du marché, avec une clientèle de plus en plus exigeante, de mieux en mieux informée. Outre le style, la technique doit évoluer. L'idée de la traction avant arrive donc à point nommé. André Citroën n'est pas le premier à s'intéresser à cette technique. Depuis les débuts de l'automobile, plusieurs dizaines de marques se sont penchées sur le sujet. En 1899, on pouvait lire dans " Le Sport Universel Illustré " un excellent article résumant les avantages de la traction avant. André Citroën n'est pas l'inventeur de la traction avant, loin s'en faut. Certaines créations l'ont peut-être influencé. Parmi les plus récentes et les plus abouties, on pense aux Tracta (1925), Lambert (1926), Claveau (1930), Bucciali (1931) ou Adler (1932).
Tracta. André Citroën n'est pas le premier à s'intéresser à la traction avant. Source : https://classiccarcatalogue.com Gustave Baehr est en 1930 le directeur de la société Saint-Didier, l'un des plus importants distributeurs automobiles en France. Passionné par la recherche de pointe, après un voyage chez Adler en Allemagne, il invite son ami Lucien Rosengart à découvrir les travaux de cet industriel allemand. Convaincu par l'ingénieur Hans Gustav Rohr de chez Adler de l'intérêt de la traction avant, il en achète la licence. Rosengart prend alors contact avec André Citroën. Rosengart sait qu'André Citroën saura discerner l'apport révolutionnaire de la voiture qu'il lui présente.
Publicité Saint-Didier. Source : https://www.coachbuild.com André Citroën à l'issue de quelques essais est enthousiaste, mais il décline l'offre de Rosengart, ne souhaitant pas être dépendant d'une entreprise allemande. Rosengart poursuit donc dans ses propres ateliers le développement de son futur modèle, la Supertraction. Parallèlement, le bureau d'études Citroën travaille sur une formule monocoque plus économique à mettre en oeuvre que le traditionnel châssis projetée par Rosengart. Les deux projets sont donc menés de front. Depuis 1931, André Lefebvre, diplômé de l'Ecole supérieure d'aéronautique, travaille pour Renault, où il semble s'ennuyer. André Citroën demande à le rencontrer. Gabriel Voisin appuie cette candidature. Pour ce dernier, Lefebvre a conçu et expérimenté des voitures de course. L'avionneur est sûr du talent de Lefebvre. Il le considère même comme son fils spirituel. Le patron de Javel est effectivement séduit par ce jeune homme, élégant, enthousiaste, qui a déjà dans le milieu la réputation d'un ingénieur audacieux et compétent. André Lefebvre est nommé en mars 1933 à la tête du bureau d'études Citroën.
André Lefebvre. Source : https://www.automotivpress.fr André Citroën impose à ses ingénieurs l'utilisation d'une boîte de vitesses automatique conçue par Dimitri Sensaud De Lavaud, qu'il a aperçu sur un modèle concurrent au Salon de 1929. Cet ingénieur français naturalisé brésilien, né le à Valladolid (et mort le a développé ses activités dans de nombreux domaines, notamment l'aéronautique et l'automobile. Depuis, André Citroën ne jure plus que par ce perfectionnement. Ce n'est pas le cas de Charles Brull, son ingénieur en chef en charge du dossier, qui démontre par un rapport détaillé l'impossibilité pour la future Citroën à traction avant d'utiliser cette boîte. Il est conduit à la démission. Et en effet, les essais sont catastrophiques. En février 1934, André Citroën donne quinze jours à ses équipes pour concevoir une boîte plus classique, qui se révélera au final fort satisfaisante. L'insistance d'André Citroën a coûté des millions en pure perte à l'entreprise. Aussi agréables soient-elles, les lignes de la nouvelle Citroën à traction avant, dite 7 CV, ne sortent pas du néant. Au moment de la dessiner, l'ingénieur Raoul Cuinet, responsable du service carrosserie, a observé la Ford américaine de 1932. Le dessin de la calandre, la façon dont les ailes avant l'encadrent, tout cela était déjà visible sur la voiture américaine. Le reste est de création française. En août 1933, dans le secret de son bureau, à partir d'une motte de plastiline, une pâte à modeler encore inconnue dans le domaine de l'automobile, Flaminio Bertoni, qui vient d'être recruté comme simple dessinateur au bureau d'études Citroën, perfectionne à partir des directives de Raoul Cuinet les formes de la 7 CV.
Citroën Traction Avant 7CV Berline. Source : https://fr.wheelsage.org André Citroën vient en personne voir la maquette, et s'étonne à la fois de la rapidité du travail effectué, et de la matière utilisée. Il invite Flaminio Bertoni à se rendre le jour suivant à son domicile, afin que Mme Citroën puisse elle aussi donner son opinion. André Citroën aime s'enquérir des goûts de son épouse. Bientôt, sa joie éclate, car Giorgina Citroën ne cache effectivement pas son enthousiasme. " Nous gagnerons tous les concours d'élégance " s'exclame t'elle. André Citroën est résolu à lancer sa voiture sur le marché. Il a le sentiment que c'est sa dernière et seule planche de salut. Les outillages sont commandés aux Etats-Unis, dans une atmosphère oppressante. La voiture dont l'étude n'est pas encore terminée subit des modifications de dernière minute. Du coup, certaines machines commandées ne sont plus adaptées lorsqu'il s'agit de les mettre en marche. Malgré l'affolement général, malgré les conseils de raison de la plupart de ses amis, Citroën persiste. André Citroën convoque ses 40 plus importants concessionnaires le 24 mars 1934. Tous sont inquiets. Mais c'est une surprise qui les attend. Le patron apparaît à 10 heures précises. Il est fidèle à sa manie de la ponctualité. Contrairement à toute attente, il a l'air gai et de bonne humeur. Il annonce en effet qu'il va passer à l'attaque avec une automobile révolutionnaire. Parmi les concessionnaires, l'espoir renaît. Quand enfin, ils découvrent la 7 CV, ils restent sans voix. La voiture est beige, elle possède une belle calandre nickelée, un intérieur en drap aux nuances choisies par Mme Citroën. Jamais personne n'a vu une voiture pareille ! La présentation est statique. C'est pour l'instant peut-être préférable. La nouvelle Citroën a été étudiée en seulement 18 mois.
La nouvelle Citroën démode tout ce qui roule sur les routes de France. Copyright Ce qui surprend le plus, c'est son allure basse et l'absence de marchepied. Pour la première fois en France, avec la Citroën Traction Avant - cette dénomination sous laquelle on a tendance à désigner confusément tous les modèles n'est apparue que tardivement, on parle alors de la 7 CV, la 11 CV n'étant présentée qu'au Salon de Paris en octobre 1934 -, les organes mécaniques d'une voiture ont une forme appropriée à leur destination, au lieu de n'être que le résultat d'une simple adaptation d'organes classiques transformés pour une utilisation nouvelle. C'est ce qui différencie la Citroën 7 CV de toutes les voitures à traction avant conçues jusqu'à cette date. La plupart des concessionnaires sont convaincus du succès commercial qu'elle va rencontrer. Quelques-uns toutefois la trouvent trop révolutionnaire, donc difficile à vendre ... Quoi qu'il en soit, la journée se termine comme c'est l'usage par un banquet ! Malgré son apparence achevée, la voiture n'est pas encore au point. Elle ne roule que depuis trois mois. Le patron a promis à ses concessionnaires qu'ils l'auront en mai... mais il reste tant de problèmes à résoudre. Les essais intensifs reprennent, pour essayer de remédier aux derniers défauts. Il faut aller vite. Les équipes sont sur le pont, week-end compris. La seconde date importante dans l'histoire de la Traction est le 18 avril 1934. La voiture est officiellement présentée à la presse dans le hall du magasin Citroën de la place de l'Europe à Paris. Il s'agit d'une véritable réception et d'un banquet réunissant journalistes, concessionnaires et agents. Ils sont 350 convives, et chacun repart au volant d'une 7 CV, dont quelques-unes tomberont en panne sur le trajet du retour ...
En 1931, André Citroën loue derrière la gare Saint-Lazare l’ancien hall des messageries des Chemins de Fer de l’Etat. Ce bâtiment de 15 000 m2 devient le Palais des Expositions Citroën après trois semaines de travaux menés tambour battant. Situé non loin de la place de L’Europe, il est rapidement surnommé le Magasin de L’Europe. Son inauguration a lieu le 30 septembre 1931, à la veille de l’ouverture du Salon de Paris. Le visiteur peut y découvrir toute la gamme Citroën. Il y a aussi un bar salon de thé, un cinéma projetant tous les films Citroën, des expositions temporaires ainsi qu’un vaste hall pour les voitures d’occasion. Le Magasin de L’Europe fermera ses portes après la Seconde Guerre mondiale. Source : https://www.citroen.mg Le lendemain, la Citroën 7 CV fait les gros titres de la presse. Les chaînes de Javel sortent 200 voitures par jour fin avril, nombre porté à 300 en mai. Les premières ventes sont réalisées début mai. Le public est séduit par cette voiture surbaissée, sans marchepied, aux formes aérodynamiques, qui met enfin la France à l'heure américaine. L'impression de coller au sol, la stabilité dans les virages, le confort et le silence enthousiasment les premiers acheteurs. Ceux-ci doivent désormais se pencher pour descendre à bord de leur auto. Les concessionnaires ruraux s'inquiètent. Comment réagira la clientèle paysanne, sans doute plus conservatrice, habituée depuis toujours à " monter " à bord d'une automobile ? Des caravanes de démonstration sont lancées à travers l'Hexagone. Une campagne de publicité est organisée à grands frais en Europe, avec l'édition de plusieurs brochures illustrées de photos des chaînes de montage de Javel, montrant le modernité de la fabrication. André Citroën affirme sa volonté de proposer cette quatre places moderne à 17 900 francs, alors que les modèles concurrents plus anciens de conception sont affichés entre 20 et 25 000 francs. Cela devrait lui assurer une part importante du marché.
Citroën Traction Avant 7 CV Berline Pour prouver la solidité du châssis monocoque tout acier, le 26 mai 1934, en région parisienne, une Citroën 7 CV est poussée du haut d'une falaise. La voiture est filmée retombant sur ses roues, et comme étant remise en route par ses propres moyens. Quelques arrangements avec la réalité ont toutefois été nécessaires, la 7 CV étant en réalité tirée par une corde invisible à l'écran, car en dehors du champ de vision de la caméra. Visuellement, elle ne souffre que de quelques bosses et d'une lunette arrière en miettes. La même expérience est réalisée avec une Renault et une Peugeot qui terminent leur chute totalement aplaties, du fait d'une fabrication composite faite d'acier et de bois. La 7 CV n'est pas parfaite. Les premiers utilisateurs connaissent d'innombrables déboires. L'essieu arrière casse, les portes s'ouvrent d'elle-mêmes à pleine vitesse, les roues semblent vouloir prendre leur liberté, l'étanchéité du pare-brise est douteuse, etc ... Les pépins s'accumulent. Et quand le client malheureux consulte son garagiste, celui-ci ne peut que hocher de la tête devant cette mécanique qu'il ne connaît pas. Il faudra de nombreux mois avant que les concessionnaires et agents puissent s'approprier la Traction, pour les réparer dans des délais raisonnables. A l'usine, des évolutions interviennent constamment au début, et l'on ne s'y retrouve pas toujours au montage, faute d'approvisionnement correct en bord de ligne. Dans l'urgence du lancement, car l'argent doit impérativement rentrer, la mise au point a malheureusement été bâclée, à un niveau indécent pour une grande firme comme Citroën. L'ambiance n'est pas à la fête. Huit jours avant l'échéance de fin février 1934, André Citroën est avisé que les crédits consentis jusqu'alors par ses banquiers ne seront pas renouvelés. Notre homme ne comprend pas que les banques puissent faire un coup pareil à la plus puissante affaire industrielle française, qui fait vivre des milliers de personnes. C'est l'affolement. Des responsables sont dépêchés auprès de concessionnaires pour un nouvel appel de fonds. Mais la démarche est mal organisée, on agit dans l'urgence, et certains concessionnaires sont visités plusieurs fois en quelques jours. André Citroën tousse. Il est fébrile. Il se sait malade, mais il n'a pas de temps à consacrer à sa propre santé. Il préfère soigner son manque de trésorerie pour sauver son usine. L'urgence absolue est de vendre la 7 CV, même si elle n'est pas, et on le sait, totalement au point. Seule une réussite commerciale rapide peut encore sauver Citroën. C'est l'unique solution pour enfin balayer les pénibles années d'incertitude. La mise au point définitive se fait grâce aux remontées des premiers clients mécontents. Si le soleil est au beau fixe dans l'Hexagone durant cet été 1934, l'ambiance est sombre et pesante à Javel. On procède dans certains services à les licenciements. Le cours de l'action dévisse. Citroën doit de l'argent à tout de monde. Les ingénieurs qui depuis des mois donnent le meilleur d'eux-mêmes pour finaliser la 7 CV se débattent dans d'énormes difficultés, et ne savent plus très bien comment répondre aux efforts financiers imposés par le patron pour réduire les frais généraux. Les équipes du contrôle qualité sont terrifiées à l'idée de ralentir la production. Les voitures doivent sortir coûte que coûte. L'argent doit rentrer. Il faut vendre. Avec un optimisme forcé, André Citroën engage sept Traction le 8 juin 1934 au concours d'élégance du Bois de Boulogne. Quatre berlines, deux cabriolets et un coupé aux finitions particulières y sont présentés. Avec leurs lignes innovantes qui séduisent le jury, les 7 CV rivalisent sans peine avec des véhicules de plus grand standing. Alors que l'usine est en plein marasme, la nouvelle Citroën se taille un palmarès exceptionnel sur ce concours. La concurrence peut être jalouse. Quel paradoxe ! En août 1934, André Citroën convoque à nouveau ses principaux concessionnaires, pour leur exposer les projets de développement de la gamme. Si la 7 CV remplace la 8 CV, c'est une 11 CV qui remplacera en novembre la 10 CV. Il s'agit d'une 7 CV élargie et allongée pour proposer une voiture plus spacieuse. Il évoque aussi la 22 CV qui sera une 8 cylindres en V de très haut de gamme, destinée à remplacer la 15 CV.
Pour la réalisation de l’édition 1935 du calendrier Citroën, Pierre Louÿs, directeur des services artistiques et photographiques de l’usine, part au cours de l’été 1934 au volant d’une 7 Sport depuis Paris jusqu’en Corse. Copyright
Pierre Louÿs est accompagné de Nika, mannequin anglais, et d’un assistant photographe. Copyright En octobre 1934, à la veille du Salon de Paris, plus aucun journaliste ne se bouscule autour d'André Citroën comme c'était le cas les années précédentes. C'est quasiment devenu un paria. Mais le capitaine d'industrie refuse de laisser apparaître la moindre émotion. C'est le dernier Salon auquel il assiste. Si l'homme est ignoré, le stand qui déploie son luxe habituel sous les verrières du Grand Palais ne désemplit pas. Le public découvre les différentes versions des 7 CV et 11 CV, mais aussi la mystérieuse et très éphémère 22 CV. Ce sont douze Traction qui sont exposées. Cette année, il n'y a ni banquet, ni congrès, ni garde républicaine dans le hall d'honneur de Javel. Dans les couloirs, le personnel inquiet chuchote. André Citroën garde la tête haute. Le carnet de commandes se remplit en effet à un bon rythme. Le travail réalisé pour améliorer la qualité de la Traction porte ses fruits. Parallèlement, André Citroën tente une dernière fois de rassurer ses créanciers, ses fournisseurs et ses concessionnaires ... Ses interlocuteurs sont hélas devenus insensibles à son discours. Nombreux sont ceux qui ont déjà donné, jusqu'à l'essoufflement. Il a beau affirmer que le succès de la Traction permettra bientôt de rembourser toutes les dettes, il n'est plus entendu. A ses intimes, il explique que plus il tente de convaincre son auditoire de la révolution que représente cette voiture, plus il a l'impression de resserrer le noeud coulant qui l'étrangle.
La Citroën 22 CV est présentée sur le stand Citroën du Salon de Paris 1934. Son V8 de 3 822 cm3 n'est pas encore au point. Ses phares encastrés la distinguent des 7 et 11 CV. Mais cette voiture est condamnée, tant pour des raisons économiques que techniques. La 15-Six de 1938 permettra d'atténuer en partie les regrets dus à cet abandon. De nos jours, la 22 CV excite la curiosité des historiens et des passionnés. Pierre Bourdon (1888/1964), gendre d'Edouard Michelin, suit avec attention les initiatives d'André Citroën depuis 1931, et le développement de la Traction. Citroën doit beaucoup d'argent à Michelin. La firme de Clermont-Ferrand ne se montre pas trop agressive. Bien au contraire, elle est bienveillante envers son meilleur client. André Citroën a toujours entretenu des relations privilégiées, voire amicales, avec André (1853/1931) et Edouard (1859/1940) Michelin, cofondateurs de la firme éponyme. Les derniers amis d'André Citroën sont persuadés que c'est de Michelin que viendra le salut. L'entreprise clermontoise n'est pourtant pas non plus au mieux de sa forme. Son effectif a été ramené de 17 000 personnes en 1927 à 8 000 en 1934, heureusement en parallèle à une automatisation de l'outil de production. C'est à un homme amaigri, malade, à qui un matin de novembre 1934 son directeur des services comptables, M. Israël, annonce le véritable commencement du supplice. Une petite entreprise, la Compagnie franco-américaine des Jantes de Bois, fabricant de volants en bakélite, assigne en justice la société Citroën pour non-paiement d'une créance. La société ne peut pas en effet honorer cette dette. Le 30 novembre, les plus importants créanciers qui se sont réunis autour de Michelin soumettent aux banques un projet de financement permettant de poursuivre une exploitation normale. La mise en faillite est évitée. André Citroën est sidéré. Son état de santé dégradé ne lui permet plus de réagir comme il l'a toujours fait. Ceux qui le connaissent savent qu'il aurait surmonté sans peine cette nouvelle crise financière s'il en avait eu la force physique. Tous les recours qu'il formule auprès des autorités sont vains. Le 19 décembre 1934, il rappelle au président du Conseil, Pierre-Etienne Flandin, que l'Etat lui doit encore 40 millions de francs pour des obus qu'il conserve en stock, que les autorités ont refusé de se voir livrer une fois la guerre terminée. Il précise aussi que son entreprise fait vivre des milliers de familles, qu'elle a depuis quinze ans largement contribué au rayonnement de la France. André Citroën ne demande pas d'argent. Il souhaite juste que l'Etat puisse l'aider en passant commande de matériel, pour l'armée ou pour les services civils. Flandin refuse tout appui, en invoquant la raison d'Etat. Flandin vient juste d'être nommé nouveau Président du Conseil des ministres, en remplacement de Gaston Doumergue, démissionnaire. A quelques jours près, Doumergue qui soutenait Citroën qu'il admirait sincèrement, l'aurait certainement aidé, le temps de la montée en cadence de la Traction. Mais voilà ... Flandin estime que si le gouvernement devait se porter au secours de tous les industriels en difficulté, Louis Renault viendrait aussi demander de l'argent. Louis Renault, justement, est un ami de Flandin ... Sans état d'âme, Flandin laisse Citroën s'enfoncer dans la tourmente. L'entreprise qui doit de son côté de très grosses sommes à l'Etat (assurances sociales, impôts, droits de douane ...) est à ses yeux devenue indéfendable.
Pierre Etienne Flandin. Source : Time, 4 février 1935. Copyright Le 21 décembre 1934, à la demande des créanciers, Citroën est mis en liquidation judiciaire. Cette solution permet de maintenir une activité de production et de vente. André Citroën reste à la tête de son entreprise, sous le contrôle de trois liquidateurs. Le 23 décembre, les usines ferment jusqu'aux 3 janvier, pour inventaire. La réouverture se fait lentement, au prix de nombreux licenciements. Les effectifs fondent à moins de 12 000 ouvriers en février 1935. Les fournisseurs aussi débauchent, certains font faillite. Michelin, qui a racheté toutes les petites créances de Citroën, devient le véritable maître de Javel, pour un montant somme toute dérisoire. Les banques font confiance à la maison de Clermont-Ferrand, réputée pour sa gestion saine et prudente. Certes, la situation de la firme de Javel devait être assainie. Mais en conscience, certains créanciers s'interrogent sur la justification d'une élimination aussi brutale. André Citroën ne comprend pas non plus cet acharnement. Etait-il vraiment détesté à ce point par tous ? Sa réussite trop rapide semble avoir agacé plus d'un. Sa fin misérable semble résulter en partie d'une sourde exaspération contre l'homme. André Citroën n'a jamais cessé d'investir. Son affaire a toujours été en équilibre budgétaire instable. Les banquiers se sont montrés plus réticents quand les conséquences de la crise de 1929 ont touché la France. Ils se sont surtout agacés de la reconstruction de Javel, qu'ils ont considéré comme une provocation au bon sens économique. Haardt n'était plus là pour tempérer les ardeurs du patron. Alors que chez Renault et chez Peugeot, on avait la réussite discrète, André Citroën affichait publiquement la sienne. En ces années d'antisémitisme montant, son attitude publique a certainement été à l'origine d'inimitiés et de ressentiments. André Citroën était joueur, tant au casino qu'en affaires, et ne s'en cachait pas. Il aimait se faire photographier, pour faire parler de lui, de ses visiteurs de marque, de ses usines et de ses voitures. Son nom était partout. Il achetait des pages entières de publicité dans la presse. En février 1935, André Citroën, très malade, quitte l'usine le plus discrètement possible. Il ne veut pas se faire remarquer. Son chauffeur le suit avec des piles de dossiers sous les bras. Il trouve quand même la force de retourner de temps en temps dans sa chère usine, jusqu'au jour où on lui prie fortement de ne plus y revenir, parce qu'il n'a plus rien à y faire, parce que rien de tout ce qui porte son nom ne lui appartient plus.
Pierre Michelin (1903/1937), second fils d'Edouard Michelin, prend la direction de Citroën en 1934. Il décède des suites d'un accident automobile à bord d'une Traction le 29 décembre 1937. De 1937 à 1955, c'est Robert Puiseux, gendre d'Edouard Michelin, qui a épousé sa fille Anne Michelin, qui devient co-gérant de la société avec Pierre-Jules Boulanger, qui se tuera lui aussi à bord d'une Traction 15 CV en 1950. Copyright André Citroën rejoint une clinique. Pendant les quelques mois où il reste enfermé en ce lieu tenu par des soeurs, il ne communique plus. Il s'enferme dans le silence. Ses douleurs calmées par la morphine, il fait encore des projets pour l'éducation de ses enfants. Il écoute la musique grave de Schumann, écrit aux Michelin pour leur demander de garder sa vieille secrétaire ... L'homme est amaigri, et inopérable. Le 3 juillet 1935, alors que démarre bruyamment le peloton du Tour de France, André Citroën s'éteint. L'homme est mort deux fois, dans son oeuvre et dans sa chair. Le corps ne revient pas à son domicile, qui ne lui appartient plus. On a le tact de lui ouvrir grandes les portes de l'usine, où il arrive salué par le silence des machines et des hommes. Il n'y a pas d'hommage militaire pour cet ancien polytechnicien, car la famille refuse ce type d'honneur. Des milliers de gens viennent aux funérailles, que l'on suit encore à pied à cette époque. Il y a des parlementaires et des ouvriers, il y a aussi Louis Renault. Celui-ci, à Montparnasse, en grand deuil, murmure sur sa tombe " André Citroën, je ne serais pas ce que je suis si vous n'aviez pas existé ". Il a désormais pour voisin, dans la même division 28, Auguste Bartholdi, le sculpteur de la Statue de la Liberté ! Au sein de l'usine de Javel, alors qu'il y a peu encore le nom de Citroën brillait sur la Tour Eiffel, une lampe sur trois est éteinte pour faire des économies, et les crayons sont rationnés. L'enthousiasme des beaux jours a disparu. Les censeurs s'installent. L'usine poursuit ses activités sur l'élan diffusé par André Citroën.
La tombe d'André Citroën, au cimetière Montparnasse. Source : https://fr.findagrave.com En quinze ans, André Citroën a innové dans bien des domaines, pour imprimer sa marque, pour bâtir et développer une entreprise qui a montré la voie, pour fournir au peuple français des automobiles abordables. Il confia un jour au journaliste Baudy de Saunier : " Je suis un grand camelot. Je vendrais n'importe quoi ". Le journaliste Charles Faroux dans " La Vie Automobile " du 25 juillet 1935 évoquait les derniers moments de la vie d'André Citroën : " Quand il a fallu abandonner à d'autres mains l'oeuvre de toute une vie, le chagrin de Citroën atteignit au désespoir. Il supporta ce tragique revers de fortune avec une dignité émouvante, et nous vîmes alors chez lui, à nu, les ressorts d'une grande âme. La marche d'un mal impitoyable en fut quand même hâtée : il s'éteignit enfin non, hélas ! sans avoir pu juger de certaines ingratitudes, que le dévouement constant d'une compagne admirable ne réussissait pas toujours à lui cacher. Sa vie industrielle ou de financier est connue. Je voudrais dire que le principal souvenir que m'a été laissé d'André Citroën, c'est celui d'un homme réellement bon, généreux, et qui l'a prouvé à beaucoup, parmi ses collaborateurs ". Aussi pathétique qu'ait été sa fin, ce grand visionnaire avait visé juste. Il avait deviné la nouvelle ère industrielle qu'ouvrait la construction à la chaîne, et s'y était lancé avec une immense énergie. Il a eu tout au long de sa carrière l'intuition du progrès technique, mais peut-être concevait-il davantage son empire industriel comme une création artistique que comme une affaire commerciale. Pour assurer les créances, Les Michelin adoptent de sévères mesures d'économie qui se traduisirent d'abord pas le renvoi de près de 1 000 employés et de 5 000 ouvriers. Il va sans dire que tous les proches collaborateurs d'André Citroën figurent dans ces charrettes. Malgré les déconvenues des débuts, vite oubliées, les Traction 7 et 11 CV connaissent un succès sans précédent. Un an à peine après la mort de son fondateur, la marque renoue avec les bénéfices. Les Michelin ont sur André Citroën une supériorité incontestable. Il s'agit d'un groupe puissant, alors que lui était seul. André CItroën disparu, sa famille s'est retrouvée démunie, exclue des usines, et n'en possédant pas la moindre action. Un premier livre biographique signé Sylvain Reiner est publié fin 1954 au sujet de la vie d'André Citroën aux éditions Amiot Dumont, sous le titre " La tragédie d'André Citroën ". En dépit de l'effort de lancement effectué par l'éditeur, de sombres manoeuvres sont mises en oeuvre pour que passe inaperçue la parution de cet ouvrage. Des critiques qui ont pris position pour le livre de Sylvain Reiner sont refusées par certains directeurs de titres de presse. Des librairies reçoivent des directives discrètes mais formelles pour arrêter la vente du livre. En effet, depuis 20 ans, une conspiration du silence s'était abattue sur le naufrage de Citroën. Elle était encore tenace en 1954. Il fallait cacher André Citroën et son histoire. |
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