Citropolis


Le numéro 1 de Citropolis paraissait en décembre 1996. Fabien Sabatès (que par commodité nous nommerons FS dans cet article) annonçait la couleur : " Depuis l'arrêt de Citroën-Revue, vous ressentiez un manque. Il nous fallait à nouveau un magazine bien à nous, citroënistes, c'est pourquoi, avec quelques " anciens " de mon équipe, j'ai décidé de fonder Citropolis, le magazine de notre passion. Citropolis est entièrement consacré aux Citroën anciennes, de tourisme ou utilitaires. Naturellement ... nous évoquerons bien d'autres sujets : le fondateur, les prototypes, la publicité, la technique, la compétition, les catalogues, les clubs, les livres, les jouets, la restauration  et une foultitude d'autres choses passionnantes ... "

Le choix éditorial était clair et assumé. Dans Citropolis, on souhaitait s'éloigner de la " cavalerie des magazines généralistes, qui pour revitaliser leurs ventes, font régulièrement un dossier sur une Citroën en rabâchant inévitablement ce que tout le monde a écrit ou lu auparavant ". FS expliquera plus tard que de bonnes âmes lui déconseillèrent de se lancer dans une telle aventure pour diverses raisons. Mais notre homme croyait dur comme fer à son projet.

Citropolis était un magazine sur l'actualité des anciennes Citroën, avec de nombreux reportages sur la vie des clubs, sur les manifestations rassemblant des automobiles de la marque, ou sur d'autres évènements plus généralistes comme Rétromobile ou Automédon. Régulièrement, des sujets étaient consacrés aux voitures des lecteurs. Quelques rares pages s'intéressaient aux Citroën du moment, même si l'on se serait bien passé de la présentation des Berlingo et autres Xsara GPL ... Les rédacteurs présentaient aussi les concept cars Citroën : C-Crosser, C-Airdream, etc ... Citropolis avait les mêmes contraintes que de nombreuses publications spécialisées : produire du contenu avec une équipe réduite, tout un intéressant un public le plus vaste possible.

En dehors de ces sujets relativement faciles à produire, Citropolis proposait à ses lecteurs des études historiques plus conséquentes et souvent passionnantes. Citons quelques exemples : la M35, les CX Tissier, le fourgon H, la Baby Brousse, les MEP, la Dalat, la SM Espace Heuliez, la BX 4 TC, Citroën au Japon, la 22, la Croisière Blanche, l'aventure de la Compagnie Transafricaine Citroën, Citroën sur les Champs Elysées, la SM, la GS Camargue de Gandini, la GS Birotor, les Traction de la police, la SM Chapron Opera, les DS de Bossaert, celles de Pichon Parat, Budd, l'usine de Javel, les Citroën présidentielles, la C6 des années 20/30, André Citroën, la 10 HP ... Certains de ces dossiers s'égrenaient sur plusieurs numéros.

L'un des premiers gros sujets fut constitué à partir d'entretiens entre FS et Bernard Citroën (1917/2002), le dernier fils d'André Citroën. Celui-ci nous raconta son enfance, les souvenirs de son père, la terrible année 1934 ... Il s'agissait d'une information véritablement prise à la source et vraiment passionnante. Ces textes sont parus dans les numéros 4 à 7 de Citropolis. 

Les amateurs d'affiches et de brochures publicitaires découvrirent des personnalités comme Pierre Louÿs (numéros 15 à 18) ou Robert Dumoulin (numéro 41). Le premier s'occupa de la propagande durant l'époque d'André Citroën, le second, sous la signature de R. Dumoulin, imagina quelques brochures mémorables durant les années 50, avec la complicité de l'imprimeur Théo Brugière.

Dans la Citrothèque, FS donnait son avis sur les bouquins qui sortaient en librairie et dont le thème était évidemment Citroën. Ses commentaires étaient rédigés sans complaisance, sans langue de bois, ce qui contrastait avec les écrits de la plupart des titres concurrents. De manière évidente, FS prenait le temps de lire les livres en question, avant de rédiger ses critiques. Cette rubrique fut hélas rapidement abandonnée, et nombre de lecteurs la réclamèrent. Elle fit donc son retour à partir du numéro 51, toujours dans le même esprit, puis fut de nouveau abandonnée.

Le projet initial ambitieux prévoyait de sortir les numéros 1 et 2 pour une période de deux mois, puis de devenir mensuel à partir du numéro 3. En fait, Citropolis restera bimestriel avec quelques rares écarts, ce qui constitue un exploit pour ce type de magazine spécialisé.  A partir de ce même numéro 22, et jusqu'au numéro 34 bis, Citropolis paraissait le 15 de chaque mois, pour des raisons d'alternance avec Planète 2 CV qui était diffusé le 1er.

L'équipe de rédaction du premier numéro était composée de Daniel Allignol, Olivier Amélineau, Mick Duprat, Joël Peyrou, Rémy Gridel, Dominique Pagneux, Mike Bosley, Roland Zandbak, Otto Eckholl. Les principaux associés étaient Fabien Sabatès, Jean Philippe Bourgeno et Thierry Queinnec. Louise Griffin était " directeur de publication ". On perçoit très bien dès le début de l'aventure Citropolis qu'il s'agit non pas du magazine d'un seul homme, car il était entouré d'une équipe, mais que le maître à bord était incontestablement Fabien Sabatès. L'éditorial qui était le plus souvent conjugué à la première personne du présent se terminait par un incontournable " Je vous embrasse ". 

Dans le numéro 50, alors qu'il répondait au courrier d'un lecteur, il se définissait ainsi : ... " j'ai voué ma vie à Citroën, un choix de vie pas toujours facile à vivre pour mon entourage, et comme le temps est compté, les années qu'il me reste ne suffiront pas à vous montrer toutes les beautés de cette marque, de ses produits, de ses à-côtés. Mon grand plaisir est de partager ma passion avec les autres, d'apprendre et d'enseigner, voilà ce qui me motive ... "

La survie du magazine fut durant toute son existence une préoccupation majeure pour FS. Cela passa au début du moins par de petites économies pour réduire le coût d'impression. Le papier utilisé était de qualité moindre pour certains numéros. Pour assurer des revenus réguliers, FS invitait les lecteurs à s'abonner ... tout de suite, pour ne pas revivre les mêmes galères que Citroën-Revue, autre magazine animé par FS qui capota assez rapidement.

Toujours pour équilibrer les comptes, et il ne s'en cachait pas, FS ne manquait pas dans ses premiers numéros de proposer à la vente des produits dérivés : ses livres, des casquettes, blousons, polos et tee-shirts siglés Citropolis, ainsi que des découpages, mini dioramas, porte-clefs, chevrons en bois, plaques émaillées, etc..., et même des oeuvres originales de Bertoni (il ne s'agissait cependant pas d'illustrations automobiles) vendue par son fils au profit du magazine.

Le manque chronique de publicité fut toujours un handicap pour Citropolis, malgré l'appel à une régie publicitaire. Mais il n'était pas question pour FS de faire n'importe quoi dans ce domaine. La publicité devait être " informative " et en lien avec la marque. Mais en visant un public forcément réduit, la liste des annonceurs potentiels s'en trouvait automatiquement réduite. 

FS regrettait que Citroën n'accorda absolument aucune attention à l'existence de Citropolis. A défaut d'aide financière, il déplorait aussi l'absence de tout soutien moral ! Même dans l'organe de presse officiel de Citroën, le " Double Chevron ", il n'était fait aucune mention de l'arrivée de ce nouveau bimensuel, malgré les sollicitations de FS.

Né avec 68 pages (4 x 16 car c'est imprimé sur rotative + la couverture ... !), il fut adjoint à partir du numéro 5 un cahier central de 32 pages appelé " Citropolis International ", imprimé sur un papier très économique. Cette dénomination sera rapidement abandonnée, et les 32 pages supplémentaires rentrèrent assez vite dans le rang, tant au niveau du contenu que de la qualité du papier utilisé. La pagination redescendait discrètement à 84 pages à partir du numéro 14 de mars 1999, puis à 68 pages à partir du numéro 22 du juillet 2000, pour demeurer à ce niveau jusqu'à la fin du titre.

Vendu initialement 28 francs en kiosque, le prix fut modifié à 30 francs à partir du numéro 5. Ce montant fut maintenu jusqu'au numéro 29. Avec le numéro 30, lors du passage à l'euro, le prix de Citropolis passait à 5 euros, soit 33 francs, puis il fut réajusté à 5,50 euros avec le numéro 53, histoire de suivre l'inflation, avant de revenir à 5 euros à partir du numéro 61, sans doute pour ne pas décourager les lecteurs. Reconnaissons à ce magazine une progression maîtrisée dans son prix de vente.

Le mensuel obtint son numéro de commission paritaire à partir du troisième numéro. Ce numéro est indispensable à tout organe de presse pour vivre. Son absence fut l'une des causes principales de l'arrêt de Citroën-Revue. Il permet de bénéficier du taux de TVA super réduit de 2,1 % au lieu du taux normal de 20 %. Réglementairement, le prix des envois en nombre par les services postaux vers les abonnés s'en trouve aussi réduit.

FS expliquait dans le numéro 8, en réponse à un lecteur, que s'il n'écrivait pas (ou très peu) au sujet des Citroën contemporaines (les voitures au catalogue du constructeur), c'est pour que Citropolis ne soit pas assimilé à un catalogue publicitaire, ce qui lui ferait perdre ce fameux numéro de commission paritaire !

Malgré tout, ce fameux sésame était retiré au magazine durant l'été 1998, car selon l'instance qui l'attribue, cette revue " participait à la promotion des activités commerciales de Citroën ". Après d'âpres négociations, le numéro de commission paritaire fut de nouveau accordé à titre provisoire pour une durée de trois ans ... à condition notamment de ne pas faire la promotion des Citroën au catalogue du constructeur.

Citropolis fut diffusé en anglais jusqu'au numéro 22. A partir du numéro 4, il exista également une édition en néerlandais. Citropolis poursuivait à partir du sixième numéro son internationalisation vers la ... Belgique. Nos voisins disposaient dès lors de leur propre édition dans les deux langues nationales. Quelle a été la durée de vie de ces éditions ... ? Les éditions en allemand et en italien demeurèrent à l'état de projet. 

FS annonçait dans le numéro 7 de janvier 1998 le lancement prochain de " Planète 2 CV ", un magazine bimestriel totalement et exclusivement dédié à la 2 CV et à ses dérivés. Quelle énergie ! Passé depuis sous d'autres mains, le titre existe toujours en 2016. FS évoqua le projet d'un " Planète DS " qui ne vit cependant jamais le jour.

Dans le numéro 10, FS signalait la création d'un nouveau magazine trimestriel et bilingue français anglais de 32 pages, vendu uniquement sur abonnement : Citro-Color, destiné aux enfants de 5 à 11 ans, " qui sont notre futur et en particulier les collectionneurs de demain ". Ils devaient y trouver tout un univers consacré à Citroën : jeux, histoires, coloriages, découpages, BD, humour ... Trois numéros seulement furent diffusés. Avec son Citropolis en trois langues, Planète 2 CV en français et anglais, et son petit dernier Citro-Color, FS se retrouvait à la tête d'un petit groupe de presse !

Quelques hors séries furent proposés aux lecteurs. Ceux-ci vendus plus cher qu'un numéro ordinaire permettaient de dégager une marge plus confortable. Le premier paru en juillet 1997, disponible en français, néerlandais et anglais, était consacré aux 50 ans de la 2 CV. Le deuxième hors série publié en septembre 1998 s'intéressait à la DS. En 2001, " Le monde de la 2 CV Citroën ", fabriqué " à l'économie ", était constitué d'une  compilation d'articles parus dans Citropolis depuis les premiers numéros.  En juin 2002, la DS était de nouveau à l'honneur avec le hors série numéro 4 intitulé " Le monde de la DS Citroën ".

Après un peu plus d'un an de vie, Citropolis semblait avoir trouvé son rythme de croisière et son équilibre. FS pouvait rédiger ses éditos avec plus de sérénité, sans évoquer continuellement ses difficultés de trésorerie. Cela ne l'empêchait pas de relancer ses lecteurs de manière régulière, afin de les inciter à s'abonner.

Il n'y eu pas de numéro 34, mais un 34 bis, car tout le travail de préparation du 34 fut égaré par Chronopost entre la France et Nevada-Nimifi en Belgique, la société qui réalisait la maquette et l'impression de Citropolis. Sans sauvegarde du travail effectué, toute l'équipe de Citropolis se remettait au travail, et ficelait ce numéro 34 bis en deux jours, en trouvant de nouvelles illustrations, car plusieurs originaux avaient été égarés.

Dans le numéro 35, FS nous apprenait la mort de Bernard Citroën, la dernière " prise directe " avec André Citroën. Dans ce même numéro, FS informait ses lecteurs que Citropolis devenait trimestriel, avec une sortie recalée au 1er du mois, " pour des impératifs d'imprimerie ". Cette lourde décision avait été prise car le magazine était en danger. De nouveau, le manque de publicité et des ventes en recul mettaient en péril l'équilibre du titre. Grâce à une prise de conscience les lecteurs qui s'abonnèrent massivement, Citropolis reprenait dès le numéro suivant son rythme bimestriel.

Début 2003, le groupe de Michel Hommell préparait la naissance d'un nouveau magazine consacré à Citroën : Citro-passion. FS, beau joueur, saluait l'arrivée de ce nouveau confrère, même s'il était bien conscient qu'il s'agissait là d'un nouveau concurrent potentiel. Quand il découvrit le premier numéro en kiosque, FS se montra agacé par les similitudes entre Citropolis et Citro-passion : logo et couleurs très proches, forme des caractères ...  et il ne manqua pas de s'exprimer à ce sujet dans l'un de ses éditos.

FS annonçait dans le numéro 39 l'arrivée d'un nouveau rédacteur en chef, Dominique Pagneux, historien bien connu du monde automobile, et auteur de nombreux ouvrages sur ce thème. FS qui conservait le titre de directeur de rédaction le présentait ainsi : " Quant à Dominique, il est touche-à-tout - ses ouvrages le prouvent -, il reste avant tout un vrai Citroëniste, toujours plein d'idées et bourré de ... talent "

A partir du numéro 66, un DVD était inséré dans chaque numéro distribué aux abonnés. Il devait donc y avoir six DVD par an. L'objectif était toujours de convaincre les lecteurs de passer de l'achat en kiosque à l'abonnement, plus rémunérateur pour la revue.

FS annonçait fin 2008 l'ouverture d'un site internet, un projet longtemps différé faute de temps. Il était commun aux revues Citropolis, Planète 2 CV et 2 CV Xper. Ce dernier titre, à vocation plus technique, avait vu le jour en 1998. Seize numéros furent publiés sous la direction de FS. Le titre lui aussi passé entre d'autres mains est toujours diffusé en 2016.

Dans le numéro 72, alors qu'il s'y refusait jusqu'alors - il voyait cela comme un acte de faiblesse que de demander à ses lecteurs ce qu'ils veulent lire - FS leur soumettait un questionnaire pour mieux cerner leurs attentes, et ainsi moins naviguer à vue. De l'aveu même de FS, il devenait en effet difficile de faire du nouveau et de l'inédit à chaque numéro.

Dans le numéro 85, FS prévenait ses lecteurs que la diffusion en kiosque était appelée à s'interrompre. Les ventes par ce canal demeuraient trop irrégulières, et étaient souvent fonction de l'auto présentée en page de couverture. Une DS à la une de Citropolis attirait les lecteurs, une C4 de 1929 beaucoup moins ! FS refusait pourtant de céder à cette tendance, en servant à chaque numéro des articles certes vendeurs (la DS, la Traction ...), mais contraires à l'esprit de Citropolis. C'était tout à son honneur, et il tenait à proposer des sujets plus confidentiels à ses lecteurs.

FS tentait d'expliquer cette érosion des ventes. Une nouvelle réglementation permettait aux libraires de refuser les titres trop peu vendeurs, ce qui touchait directement les titres spécialisés comme Citropolis. Le public de Citropolis évoluait avec le temps. La jeune génération ne portait que peu d'intérêt aux 5 HP ou C4 d'avant-guerre. S'ils recherchaient la voiture de leur enfance, ils s'intéressaient plus aux GS, BX ou Visa de leurs parents, autant de sujets peu exploités dans Citropolis. Le magazine semblait avoir vieilli en même temps que ses lecteurs ... La concurrence était aussi de plus en plus rude. Le nombre de titres sur l'automobile ne cessait de croître dans les kiosques.

Fabien Sabatès annonçait à ses lecteurs que le numéro 87 de juillet 2011 serait le dernier à être distribué en kiosque. Dans son édito, on ressentait de sa part une amertume compréhensible, et un profond sentiment d'injustice. Il décidait après ce numéro de prendre six mois de réflexion sur l'avenir de Citropolis. Hélas, à l'issue de ces six mois, Citropolis ne revint pas. 

Une collection de Citropolis est pour tout amateur d'histoire automobile un incontournable, tant Citroën a marqué de son empreinte le monde de l'automobile. Trouver aujourd'hui une collection complète d'un seul tenant paraît bien illusoire. Contrairement à d'autres titres (Automobiles Classiques, Rétroviseur ...), il y en a rarement  en vente. Prenez votre temps, voire armez vous de patience. On trouve les Citropolis à partir de 2 euros dans les bourses. Vous pourrez toujours acquérir les numéros manquants en les payant plus cher sur ebay ou le bon coin.

Citropolis a eu le mérite d'exister, et d'exister pendant près de 15 ans, une très belle performance pour une publication indépendante. Certes, on peut être agacé par l'omniprésence de Fabien Sabatès dans cette publication, mais c'était SA création, et reconnaissons-lui son engagement pour la faire vivre.

Si l'on n'est pas un fan absolu de Citroën, mais simplement un passionné d'histoire automobile, on fera peu cas des nombreuses pages d'actualités et des multiples " bavardages " (non sans intérêt parfois) que contient cette revue. FS le reconnaissait lui-même, certains de ses articles étaient plus faibles que d'autres.

On peut avec un réel intérêt se concentrer sur les sujets historiques, et profiter de l'immense culture de Fabien Sabatès et de ses rédacteurs, et de ses inépuisables archives. On regrettera simplement que ces sujets n'occupent qu'une place minime dans Citropolis.

Table des matières publiée dans le numéro 81 :

Voici une interview réalisée début janvier 2018 avec Fabien Sabatès, concernant Citropolis et, plus globalement, sur sa passion pour Citroën.

 

Il m’envoya un email :

 

" André, je suis tombé sur ce sujet que vous avez fait concernant Citropolis. C'est vraiment un travail incroyable ! Remarquable ! J’ai même appris des choses que j’avais oubliées ! C’est dire ! "

 

J’en profitais pour réaliser cette interview, histoire de vous entraîner dans les coulisses, là où tout se passait. Laissons-le raconter .

 

" Début 1972 je roulais tous les jours dans une superbe Rosalie 15 Légère comme neuve dénichée en Corrèze et toujours immatriculée dans le " 19 ". Je n’étais pas très à cheval sur les formalités alors, et je ne le suis toujours pas. Mais quelle formidable automobile. C’est à son bord que je me rendis chez Citroën pour la première fois. J'avais garé ma Rosalie dont j’étais si fier pile devant l'entrée de l'usine. Aussitôt un gardien m'envoya balader vite fait à coup de sifflet : " Pas possible de garer votre vieillerie ici Monsieur ! Faut dégager ça de suite ! ". " Merci bien ! " que je lui répondis, Il est vrai qu’en cas de déclenchement de la troisième guerre mondiale, j’avais intérêt à me garer plus loin … Ça commençait bien, je venais pour chercher ma première photo.

 

À l'époque, quand on demandait une photo, il fallait la rendre. C'était vraiment compliqué. Le cerbère de service était Marcel Allard, qui, en plus m'avait pris en grippe sans doute à cause de mon absence de costume-cravate, mes sabots danois aux pieds et mes cheveux longs, dernier reste de mai 68 ... Chez Citroën on ne m'a pas fait de cadeau pendant près de trente ans parce que leur problème à l'époque était de vendre de la GS à tour de bras, et que les vieilleries d’avant-guerre ils n'en avaient rien à battre, ça ne rapportait rien.

 

Au crédit de Marcel Allard, il a fait un truc absolument fabuleux : à la demande du patron des Relations Publiques et Techniques, Jacques Wolgensinger, un visionnaire dans son genre dont je vous parlerai tout à l’heure, il a entrepris (je crois que c’était au début de 1970) un tour de France à la recherche de vieilles bagnoles pour créer une collection Citroën. Ces voitures qu'on lui donnait quasiment car elles ne valaient rien alors sont devenues la base de la collection du Patrimoine Citroën. Il avait rapatrié je crois près de 80 voitures qui furent stockées des décennies durant dans un sous-sol d’un immeuble du 15e arrondissement où je suis allé une seule fois. Quelles merveilles étaient entassées là côte à côte sous une épaisse couche de poussière. Je me suis demandé comment ils allaient faire pour les sortir de là un jour. Je ne suis pas sûr mais je crois que c’est l’immeuble où vivait Wolgensinger …

 

De plus chez Citroën, en tout cas dans les années 1970, les archives étaient disséminées un peu partout dans les services et ceux qui en possédaient ne voulaient pas s’en défaire. Le regroupement des archives a commencé fortuitement, car le même Marcel Allard désirait compléter la collection des " Bulletin Citroën " de l’usine et il lança un appel à tous les services. La moisson fut extraordinaire et bien d’autres documents remontèrent jusqu’aux Relations Publiques et c’est ce qui permit peu à peu de récupérer une partie de la mémoire de l’entreprise pour la fédérer.

 

S'il n'y avait pas grand-chose, il existait tout de même la collection des photos. En 1940, on a commencé chez Citroën à utiliser des cahiers, de simples cahiers d'écolier, où étaient notées les désignations des photos prises au jour le jour, avec une courte légende mentionnant le nom du photographe, le lieu, le véhicule et une numérotation qui avait logiquement débuté à 1 et qui remplaçait celle instaurée par André Citroën en 1915.

 

Belle connerie qu’ils avaient fait là, c’était le commencement d’une pagaille sans fin. Citroën se retrouva donc avec deux numérotations, celle de l'année 1940 et celle des Citroën d'avant-guerre. Et comme, sans doute par désœuvrement le service photo fit pendant l’Occupation des reproductions des photos d’avant-guerre entassées dans des cartons (que j’ai connus !) certaines photos se retrouvaient alors avec deux références.

 

Pas de bol, la guerre finie, un malin qui voulait laisser sa trace ou se faire bien voir modifia à nouveau le système de numérotation. Donc on se retrouvait avec trois bases différentes. Et puis un quatrième système assez aberrant fut instauré dans les années 1970 Il y avait donc pléthore de numéros pour la même photo. Du coup, cela devint extrêmement compliqué d'en obtenir une car la référence n’était jamais la bonne. Pendant des années, puisqu’on me refusait l’accès à la photocopieuse (même si j’apportais mon papier), j'avais recopié à la main la plupart des cahiers. Ce fut un travail de forçat, mais cela me permettait de savoir, sans de me rendre à l'usine Citroën de Javel quelle photo je pouvais demander, mais seulement avec, en référence, la numérotation de 1940. Un vrai bazar albanais ... A part ça chez Citroën, on continuait à me détester cordialement.

 

J'ai commencé à écrire des bouquins et à rédiger des sujets pour différents canards liés à l'automobile ancienne, notamment Le Fanatique de l'automobile. J'étais un admirateur de Serge Pozzoli. Qui se souvient encore de lui ? Un homme d'une érudition folle. A Pozzoli je me dois d’accoler son ami et complice Jacques Rousseau, éminent historien, l’un des premiers en France, auteur, en 1958, d’une sommité " Histoire mondiale de l’automobile " parue chez Hachette. Rousseau m’aimait bien et nous sommes devenus bons copains. Et donc je travaillais un peu pour eux, comme ça, presque bénévolement, histoire de faire avancer le Schmilblick de l’histoire de l’automobile.

 

J'ai écrit mon premier bouquin en 1978, sur la Croisière jaune Citroën. Mon éditeur et Citroën avaient avait fait les choses en grand, superbe présentation au Pré Catelan, avec toute la presse, champagne  et petits fours. Il y avait les derniers anciens des Croisières, de vieux messieurs fabuleux, dont certains que je n'avais jamais rencontrés par ailleurs, car ils vivaient retirés, si loin dans leurs campagnes françaises qu’on ne pouvait pas les contacter facilement. Ce jour-là, Citroën distribua des centaines d’exemplaires de mon ouvrage aux invités. Pour ma part, je fis signer mon exemplaire par les anciens de la croisière jaune. Ils étaient encore treize à l'époque, le photographe Citroën, Guyot, qui lui m’aimait bien, me tira le portrait avec eux tous. Les gens des relations publiques de Citroën, avec qui les contacts restaient par ailleurs compliqués, m'ignorèrent totalement durant cette journée. Escamoter l'auteur de l'ouvrage, quel paradoxe, je pouvais légitimement ressentir une certaine amertume.

 

 

De gauche à droite, les enfants d'André Citroën (Bernard, Jacqueline et Maxime), en compagnie de quatre anciens des Croisières Citroën, au Pré Catelan en 1978 (cliquez sur la photo pour agrandir).

 

 

Bernard Citroën et les anciens de la Croisière ont porté leur dédicace sur l'un des exemplaires conservé par Fabien Sabatès.

 

 

Fabien Sabatès avec les anciens des Croisières lors de cette même soirée (cliquez sur la photo pour agrandir).


Il me revient une histoire. Pour mon deuxième livre, sur la Croisière noire, mon éditeur affréta un avion complet pour transporter la presse et des personnalités de Citroën en Afrique sur " les traces de la Croisière noire " le temps d’un week-end. L’une des employées des Relations publiques n’ayant pas été invitée, fit un tel foin qu’à la fin je fus débarqué de l’avion pour lui laisser ma place. Mon éditeur avait viré l’auteur du livre de ce voyage pour le caprice d’une pétasse. Dois-je dire qu’il n’entendit plus jamais parler de moi ...

 

Comme j’avais beaucoup fréquenté les anciens participants de la Croisière jaune pour mon livre, j’étais devenu ami avec l'un d'entre eux. Il fut le seul à rompre l’omerta concernant la Croisière Jaune et ses turpitudes. Il m’expliqua qu’ils avaient fait la croisière du sexe ! Que partout où ils allaient, à chaque halte, les membres de l’expédition s’en donnaient à cœur joie dans les lupanars ou autrement, mais surtout en cachette de Haardt ! Il décidèrent à l’unanimité de ne jamais parler de ces frasques car tous ou presque étaient mariés ou fiancés et à cette époque, en 1931/1932, il n'était pas question de tromper sa femme et encore moins lors d’une expédition quasi officielle. Le secret fut bien gardé et emporté dans la tombe de chacun.

 

Georges Le Fèvre, quant à lui, avait écrit un manuscrit de plus de mille pages dans lequel il racontait, non sans talent, les réalités de la Croisière jaune. Le manuscrit fut lu par André Citroën et par lui seul et fut refusé. André Citroën demanda à Georges Le Fèvre de le réécrire avec une vision différente de l’expédition en gommant le plus possible les pannes et avaries techniques à répétition des autochenilles, car il fallait bien les vendre à l’armée. Les problèmes et frasques de l’expédition devinrent alors beaucoup plus lisses qu’elles ne le furent.

 

Un jour, l'une des rares personnes avec qui j'entretenais des relations amicales, et à qui je demandais pourquoi on ne m'aimait pas chez Citroën, me fit un aveu : mon énergie à découvrir et apporter des documents historiques, agaçait car cela ne faisait que mettre en évidence leur incompétence (la plupart ne pouvaient pas reconnaître une B2 d’une B14 !) et leur manque d'engagement dans leur mission. Ils étaient des employés attendant leur chèque de fin de mois ... Mais pas moi.

 

En 1979 je suis allé avec ma 11B de 1937 en Union soviétique et sur le retour je me suis arrêté au Danemark. Je suis allé rendre visite à la filiale Citroën qui m’a fort bien reçue. En discutant avec les employés, on me dit que dans les caves il y avait des cartons de photos et de boîtes de films. Je demandais à aller voir. Un des directeurs m’y accompagna. Sur place, je compris vite l’extrême importance de ces archives. Il y avait des boîtes de films, comme " L’exploit de La petite Rosalie à Montlhéry " dont il n’existait plus aucune copie, des films sur des autochenilles en essais pour l’armée, le fameux film " Sécurité "», et bien d’autres encore dont même un film formidable en couleur sur la DS. La cave regorgeait de photos envoyées par Citroën France dans les années 20 et les années 30, ainsi que les photos prises au Danemark depuis les premières années et jusque dans les années 1950. Tout ceci était exceptionnel et d’une qualité technique folle. Et ce directeur de me dire : écoutez Sabatès, prenez ce que vous voulez car nous avons besoin de vider la cave et tout ça va partir à la décharge. Ça n’intéresse personne. J’ai donc chargé ma Traction à ras la gueule de cartons de photos et de boîtes de films que j’ai ramenés en France. J’ai conservé les photos argentiques de toute beauté dont j’allais me servir pour divers ouvrages, mais j’ai offert les films à Citroën dont ce film " Sécurité ", celui où l’on voit une traction poussée d’une petite falaise.

 

 

La " petite Rosalie " des records

 

Je m’arrête un instant, car j’ai une anecdote sur ce film. Un jour, alors que j’en demandais une copie VHS, je me suis aperçu au visionnage qu’on ne voyait plus la traction qui tombait de la falaise. Je demandais pourquoi le film avait été coupé : un inconscient, à qui une chaîne de télévision avait demandé quelques images, avait coupé le film original et donné cette partie à la télé sans le récupérer pour le remettre en place, c’est-à-dire le recoller. Personne n’avait eu l’intelligence de faire une copie de l’original car, évidemment, cela avait un coût que le service cinéma ne pouvait absorber ! Et les Relations Publiques n’avaient pas les budgets pour ce genre de choses ! Sans mon intervention ce film aurait été totalement défiguré et la partie manquante perdue à jamais ! Heureusement il a été remis à sa place et aujourd’hui, alors que nous sommes dans une époque d’hyper-préservation du passé, ce film a retrouvé son intégralité.

 

Dans les cartons de photos, il y avait aussi un reportage complet sur le musée Citroën de la place de l’Europe dont certaines photographies ont été publiées dans mon livre " Les chevrons de la gloire " en 1980 et qui ont permis de faire découvrir aux générations des années d’après-guerre l’extrême beauté et l’imagination de Citroën pour agencer ce magasin extraordinaire. À son époque, c’était sans doute le plus beau et le plus grand au monde. André Citroën le transforma même en musée. Une merveille.

 

 

Citroën, place de l'Europe à Paris

 

J’ai pu, grâce à ces archives, documenter un certain nombre de mes livres sans rien demander à Citroën puisque ces photos, l’usine ne les possédait pas ! Bien des décennies plus tard, Citroën Danemark voulant reconstituer son passé envoya un émissaire en France pour me demander si j’acceptais de rendre toutes les photos que l’on m’avait données, tout en reconnaissant que sans moi elles auraient été définitivement perdues. Après avoir obtenu l’assurance absolue et écrite que ces photos seraient préservées et mises à disposition de tout un chacun et que Citroën Danemark m’en ferait une copie à mon usage personnel, j’ai rendu à Citroën Danemark ses propres archives. Quant à la copie de ces photos, comme Citroën Danemark s’y était engagée, je les attends toujours. Malheureusement, si j’avais pris beaucoup de ce qu’il y avait dans la cave, je n’ai pas tout emporté car j’étais alors en Traction alors qu’il m’aurait fallu au moins un Type H.

 

C’était très frustrant pour moi de me battre seul, sans moyens financiers, et de ne pouvoir convaincre personne de l’importance du devoir de mémoire. À l'époque, j’avais même proposé de filmer tous les anciens que je rencontrais, dont ceux qui avaient travaillé à l’usine de guerre entre 1915 et 1918 sur les premiers prototypes, pour préserver leurs souvenirs et aussi leurs archives. Mais je n’ai jamais obtenu les crédits pour cela. Je ne pouvais qu’acheter des cassettes et les enregistrer sur mon Philips. J’avais des centaines de cassettes, mais hélas, les bandes magnétiques s’effacent et au bout de 30 ans, lorsqu’un jour j’ai voulu écouter l’une de mes interviews, la bande n’avait plus conservé aucun son, il n’en sortait qu’une sorte de brouillard de bruit, crachouillis inaudibles. Toutes mes archives sonores étaient devenues muettes. Quelle perte inestimable même s’il m’en restait des transcriptions partielles que j’avais faites en leur temps. Aujourd’hui, Citroën s’est donné des moyens exceptionnels pour créer à Aulnay-sous-bois ce Patrimoine qui regroupe les collections de voitures, d’objets et d’archives de toutes sortes dans des conditions de préservation parfaites. Mais qui se souvient de comment tout cela était entreposé à Javel ?

 

 

Le Patrimoine Citroën, à Aulnay-sous-Bois (source : http://club.autoplus.fr)

 

Je reviens quelques décennies en arrière pour vous expliquer ce qui s’est passé en 1972 quand je suis allé pour la première fois à l’usine du quai de Javel me faire siffler avec ma Rosalie de 1932 pour demander une photo. Je donc suis allé me garer un peu plus loin sur le quai. Quand je suis entré, j’ai demandé à ce gardien où se trouvait le service photo. En suivant ce vieil homme, je me disais que peut-être sa famille avait mangé grâce à son père travaillant sur la chaîne des Rosalie et qu’aujourd’hui il devait peut-être son travail à cette " vieillerie ", quelque part. Le gardien m’a accompagné jusqu’à une espèce d’atelier, au fond d’une cour. J’avoue que je ne me souviens plus très bien du nom du chef du service photo de l’époque, il était aussi photographe et son nom était mentionné souvent dans la revue " Double-Chevron " sous de nombreuses photos. C’était un type aussi moustachu que bourru qui envoyait paître tout le monde. Mais comme à l’époque j’étais photographe médical à l’hôpital Necker, il fut extrêmement gentil. Je n’étais pas un emmerdeur, nuance, j’étais un confrère. Alors que j’aurai dû attendre ma photo pendant au moins 10 jours (le temps de la retrouver !), il m’a proposé de sortir moi-même le négatif en me montrant une longue rangée de meubles à tiroirs contre un mur. Lui devait partir en reportage, il me laissa seul avec un laborantin et je me retrouvais à pouvoir farfouiller tranquillement dans les négatifs de l’usine Citroën. Les photos alors étaient classées simplement, numériquement, depuis l’année 1940 et les photos du tout début de la marque possédaient la numérotation usine de 1915. Je me suis délecté à regarder des centaines de négatifs, dont beaucoup de plaques de verre de tous formats. Certaines, très peu, remontaient à 1919. Il y avait même une très grande plaque de verre, du 24 x 30 cm, montrant la première 10 HP Type A de face, extraordinaire de netteté, sans écusson de radiateur.

 

Il me vient une autre anecdote. Début 1980, le service des Méthodes avait retrouvé dans un coin (c’est fou tout ce que les gens peuvent oublier dans des coins) des classeurs métalliques fort lourds donc chaque tiroir contenait des plaques de verre négatives au format 13x18. Vous vous demandez peut-être ce qu’est ce Service des Méthodes ? Le service des Méthodes, inventé par Citroën, est la connexion entre la chaîne de production et le bureau d'étude. Il est chargé de concevoir et de fournir les outils utiles à la production pour améliorer la productivité, améliorer les conditions de travail et fournir aux études les coûts standard, c’est-à-dire vérifier, avec le bureau d'étude, la faisabilité de fabriquer un produit, mettre en œuvre les moyens de production nécessaires (machines, opérateurs, matériels et équipements…), définir les temps nécessaires à la production, définir les coûts de production,; optimiser les temps et coûts de production. Ces meubles à tiroirs apportés par les Méthodes encombraient le service des Relations Publiques et Techniques où ils avaient été déposés et personne ne savait quoi en faire. Un jour que j’y allais pour des recherches, curieux, je demandais l’autorisation de jeter un œil dans ces tiroirs et visionner les milliers de photos qu’ils contenaient. Comme personne n’avait rien à faire de ces photos, ni de moi, petite mouche à merde du coche, on m’y autorisa.

 

Le premier tiroir que j’ouvrais contenant des plaques de verre tellement serrées que je me suis demandé comment elles ne s’étaient pas cassées par la compression exercée depuis le temps qu’elles étaient stockées et par leur récent transport. Il était difficile d’en sortir une seule, j’en ai donc extirpé lentement tout un lot pour " aérer " les autres. Chaque négatif en verre était dans une pochette cristal, bien protégée, certaines, avec un contact positif de l’image négative, collé par le temps. Chaque photo avait sa propre signalétique commençant par les 3 lettres MET (pour Méthodes) et une série de 5 ou 6 chiffres. Je connaissais bien les archives Citroën et jamais je n’avais rencontré un tel système d’identification, donc les Méthodes avaient leur propre service photographique, indépendant, peut-être même totalement ignoré des autres services. J’ai visionné ce jour-là des centaines de plaques négatives, toutes d’avant-guerre. La plupart montraient des machines-outils anciennes photographiées in situ, sans doute pour garder une trace de tout ce qui constituait l’usine, mais aussi, et possiblement, pour les assurances en cas de désastre.

 

Et dans ces tiroirs j’ai trouvé une série d’une centaine de photos datant de 1937-1938, qui montraient une Lincoln Zéphyr (à phares encastrés, style " 22 ") Sedan de 1936 que Citroën avait achetée, et quand je dis Citroën je parle des Méthodes. Elle avait été totalement démontée et ce démontage avait été consciencieusement photographié étape par étape, élément par élément et par ensembles aussi qui montraient la voiture désossée et les pièces éparses tout autour d’elle. C’était très impressionnant et cela prouvait que Citroën ne se gênait pas à pratiquer l’espionnage industriel pour voir ce que les voitures de la concurrence cachaient. Je ne veux pas rentrer dans les détails sur les raisons de cet espionnage, à savoir est-ce que Citroën s’est inspiré de certaines choses, certains éléments de ces voitures ? Et est-ce que les autres constructeurs faisaient de même ? Je ne sais pas, sans doute. Il y avait aussi d’autres reportages sur d’autres voitures désossées, mais je ne me souviens plus des modèles ni des marques, c’est bien loin.

 

 

Lincoln Zephyr

 

Je feuilletais tout cela très vite pour en voir le plus possible. J’ai demandé un tirage des photos de la Lincoln, ce qui me fut refusé car les classeurs devaient partir je ne sais où - personne ne savait quand - et puis ça coûtait cher, et puis qu’est-ce que j’allais en faire, et puis on n’avait pas le temps ... J’étais vraiment le cabot dans le jeu de quilles. Je pense que ces meubles sont partis à la benne car elles n’intéressaient absolument personnes ces milliers de photos de machines qui dataient de décennies passées. Reste-t-il un mince espoir que ces plaques soient aujourd’hui au Patrimoine ? Je ne le sais pas, mais, entre nous, cet espoir est plus que mince.

 

Oui je sais, je persifle un peu, mais vous comprenez, je me suis battu durant plusieurs décennies avec des employés qui n’avaient rien à battre de l’Histoire, des archives et des photos anciennes, sans réelle passion pour la marque, et qui rechignaient à classer, identifier ou reclasser ce qui avait été déclassé. Du coup je m’y attaquais certains après-midi pour " aider " et montrer aussi que je pouvais être plus qu’utile. Ce qui avait été mis en vrac dans des boîtes " en attendant " devenait impossible à retrouver avant longtemps. C’est ainsi que j’avais noté beaucoup de numéros de photos que j’avais légendées sur de grands albums noirs pour aider, mais que je n’ai jamais pu retrouver.

 

Pourtant il y avait un noyau dur de personnes passionnées par l’entreprise et ses produits. On les comptait sur les doigts d’une main. Leur patron, Jacques Wolgensinger, qui aimait la marque leur insuffla peu à peu une partie de sa passion. Tiens, il me revient un exemple terrible. Quand en 1980 on décida de détruire l’usine, il fallut tout déménager. C’est aussi le moment où l’on allait jeter et parfois vendre. Dans un immense hall avait été regroupé tout ce qui était à vendre et j'ai été invité à venir voir. Les prix étaient ridiculement bas ! J’achetais donc pour 100 francs un superbe bureau de 1935, de ces bureaux solides comme on n’en fait plus. Même pas le prix du bois, et pour le même prix on m’offrit gratuitement - pour s’en débarrasser - une table de réunion ovale de 8 m de long que je n’emportais pas sur ma moto et qui n’entrait pas de toute façon dans mon petit deux pièces… Dehors se trouvaient des bennes où chacun pouvait se délester de tout ce qui n’irait pas à Neuilly, au nouveau siège social.

 


 

Jacques Wolgensinger

 

Travaillant à Radio-France, je venais chaque nuit avec ma vieille moto BMW R-50 faire les poubelles, et je tombais sur des centaines de diapositives en vrac qui étaient auparavant dans les archives. Je récupérais par brassées ces diapositives que j’enfournais dans mes sacoches et dans mes poches en y faisant attention quand même. Comme certaines étaient encore dans les pages plastique des classeurs, j’en bourrais à craquer mon blouson cuir me transformant en Bibendum. J’en emportais le plus possible ! Ne sachant pas si demain tout cela ne serait pas recouvert d’une strate de vieux classeurs ou autres montagnes de paperasseries. Pour la petite histoire, j’ai " rendu " ces diapos à Citroën 15 ans plus tard. Même pas merci. Mais j’en avais l’habitude.

 

Tiens, à l’instant une autre histoire me revient. Un jour, je rends visite à un ancien des croisières, Roger Prudhomme, qui, dans sa jeunesse, avait commencé à travailler à l’usine d’obus. Voyant sa fin arriver, il me donna une grosse boîte, un carton à chaussures, qui contenait 1 500 photos de la Croisière noire. Il y avait aussi, mélangées, des photos de la Première Traversée du Sahara. J’ai apporté le tout chez Citroën, au Service des Relations Publiques, qui n’avait pas grand-chose sur la Croisière noire et je me suis entendu dire : " désolé mon vieux, nous ne ferons pas de reproduction de ces photos car nous n’avons pas le budget ". En effet, multiplier 1 500 photos par le nombre de films 24x36 en 36 poses, plus le temps de travail et le coût des tirages, leur classement, etc ... donnait un prix important. L’exceptionnelle qualité des archives que je leur proposais n’était pas en cause. Finalement, j’ai laissé le carton de photos à Citroën car il me semblait qu’elles seraient mieux à l’usine que chez moi. Ce en quoi je me trompais, des mois durant je voyais mon carton à chaussures par terre dans un coin et aujourd’hui encore je me demande ce qu’elles sont devenues. J’ai toujours eu le souci extrême de la préservation des photographies que par chance des anciens me donnaient ou me prêtaient, et que je rendais ! N’en déplaise à certains dénigreurs. Je souhaitais alors que l’usine Citroën les préservât pour l’avenir, mais il était encore trop tôt.

 

Jacques Wolgensinger, le directeur de l'information et des Relations publiques pendant 30 ans, semblait planer au-dessus de la stratosphère. On le voyait peu en dehors de son bureau. C'était pourtant un personnage que j'appréciais. Je l'avais sollicité pour rédiger la préface de mon livre sur la Croisière noire. Mais sa préface avait littéralement démoli mon bouquin. Elle était si génialement rédigée qu'à côté, le contenu de mon livre ne faisait pas vraiment le poids. Je savais en plus qu'il avait agi ainsi volontairement pour me casser. Le temps passa, et il apprit à me connaître, me découvrir et à m’apprécier. Un jour, c’était bien des années plus tard, à l'époque de Citropolis, alors que, passions apaisées nous étions devenus amis, il m'avoua que sa plus grosse erreur chez Citroën, fut de ne pas m'y avoir engagé car alors je serai à la tête de son service. Cette déclaration en forme de Légion d’honneur me fit rougir de plaisir.

 

Vous comprenez donc que mes relations avec les gens de Citroën ont toujours été tempétueuses. Ils ne voulaient pas que l'on ressorte toutes ces vieilleries liées à l'histoire de la marque. L'un d'entre eux m'a même dit un jour que si Citroën n'avait pas fait ses fameuses croisières, ils seraient quand même plus tranquilles. C'est fou quand on y pense que des employés Citroën ne voulaient pas comprendre l'esprit de leur entreprise, connaître ses racines, son histoire et l'intégrer dans leur présent. À cette époque, dans les sociétés, on jetait les archives. Le passé n'avait pas la même importance que de nos jours. On ne pensait qu'au présent, qu'à ce qu'il fallait vendre toutes les semaines, le futur lui-même n’existait pas.

 

 

Missions Citroën, Fabien Sabatès

 

J'ai rencontré bien des déboires. J'avais lancé le magazine " Javel " qui était la revue que je voulais faire en y intégrant Olivier de Serres, pas très chaud à dire vrai. Javel était publié par Jean Naudet, l'éditeur notamment du mensuel d'information du réseau Citroën " Ré.Cit " pour lequel j’écrivais anonymement. Javel avait eu pas mal d'abonnés, 850, un beau début. On a fait trois numéros. Quand l'éditeur s'est aperçu que le nombre de lecteurs réguliers n'allait pas progresser, il a préféré arrêter l'aventure. Je ne gagnais pas d'argent avec ma passion pour Citroën, je gagnais ma vie en tant qu'animateur à Radio France, où j'ai exercé pendant quinze ans. De France Inter, à France Culture en passant par FIP. Tout ce que je faisais en dehors de ce cadre l'était par passion.

 

 

Le numéro 1 de Javel

 

Pour revenir à Citropolis, il y a des gens que vous citez mais qui n'existaient pas. A Citropolis, il n'y avait pas d'équipe. Tous les articles, tout le magazine, de A à Z, même la rédaction des petites annonces, c'est moi qui l'écrivais. Mais je ne voulais pas que les gens s'en aperçoivent, aussi j'utilisais de nombreux pseudonymes. J'étais coincé. Personnage fictif sous le nom duquel j’écrivais, Roland Zandbak était " rédacteur en chef adjoint ". Il en était de même pour d’autres comme Roland Crapoulet et d’autres que je n’ai pas en mémoire à l’instant.

 

L'édition en néerlandais a effectivement connu une existence assez éphémère et il y a une raison à cela. C'est un Belge qui assurait le travail d'adaptation de manière relativement désintéressée, mais il s'est vite avéré que sa traduction était en flamand, et non pas en néerlandais. Pour les connaisseurs, la nuance n'est pas mince, et les lecteurs des Pays-Bas n'apprécièrent guère cette version belge, ce qui mit un terme à cet épisode.

 
Pour créer et maintenir en vie Citropolis, je me suis débrouillé tout seul. J'avais des problèmes d'argent hallucinants, ventes anorexiques et abonnés en peau de chagrin. Je suis descendu en dette imprimeur, qui était un Belge extrêmement sympa, à moins 500 000 euros. Et j'ai remonté le courant peu à peu, j'ai remboursé ces 500 000 euros. Je ne me payais pas. J'ai mis un point d'honneur à rembourser tout cet argent sans tomber dans la facilité d’un dépôt de bilan. Je me suis battu devant les tribunaux de commerce bec et ongles, je me disputais avec eux comme personne ne l'avait jamais fait. Je leur disais : " je suis un homme de passion, ce que je fais c'est important, c’est un devoir de mémoire pour la France, laissez-moi bosser bon dieu, je vais m’en sortir, etc ... ". La commission paritaire aussi me cherchait des poux, il a fallu aller pleurer auprès de celle-ci, car j'avais une fois rédigé un article sur une Citroën moderne, ce qui n'était pas autorisé et on m’avait retiré le précieux numéro.

 

J'ai porté Citropolis à bout de bras toutes ces années, sacrifiant ma vie de famille. J'étais obligé de m'occuper des papiers, de la comptabilité, des fournisseurs, de tout. Je devais aller en Belgique à chaque numéro pour apporter textes et photos car il n'y avait pas l’Internet alors, et puis quand l’Internet à commencé à se généraliser, on ne pouvait pas encore envoyer les photos par ce biais.

 

L'histoire du numéro 34 bis est un truc de fou. En fait, le 34 tel que je l'avais conçu comportait en plus des textes des photos magnifiques. Je l'avais expédié chez l'imprimeur par un transporteur express, mais il n'est jamais arrivé. Le transporteur  m'a alors proposé de rembourser le montant du port, la belle jambe ! Je n'en avais rien à faire de ce remboursement, je voulais qu'il retrouve mon numéro 34. " Cherchez nom d’un chien. On a un canard à imprimer, on est en train de se casser la gueule. Il est évidemment quelque part ". Rien à faire. Un mur. Heureusement, j'avais un peu de marbre, quelques articles d'avance pour le n° 35, mais qui n'étaient pas totalement terminés. J'ai repris tout cela, j'ai fait un melting-pot en deux jours que j'ai balancé tant bien que mal en 34 bis et que je suis allé porter moi-même en Belgique.

 

 

Citropolis numéro 34bis

 

Quand je publiais des articles sur les concept cars de la marque, c'est parce que je manquais de sujets ou de temps pour écrire. Quand j'ai créé " Planète 2 CV ", qui continue sans moi car j’ai offert la revue gratuitement à mon équipe, ainsi que 2 CV Xpert - mais il semble que l’on ait oublié mon nom dans l’ours comme fondateur ... - je me suis cogné ce journal entièrement seul, en plus des bouquins. Je travaillais avec la foi du charbonnier pour gagner trois francs six sous en fin de mois. Mais bon, comme ce n'était pas l'argent qui me motivait, même si pour faire un plein d'essence il en faut. Je ne peux pas me plaindre non plus de ne pas avoir fait, ou essayé de faire tout ce que je voulais.

 

Citrocolor, c'était un truc fabuleux, mais personne n'a compris. C'était vachement marrant, les citroënistes pouvaient offrir à leurs gamins une revue bilingue pour se distraire avec des jeux  et apprendre la marque et l’anglais. J’ai jeté l’éponge au bout de trois numéros.

 

 

Album à colorier, par Citropolis

 

Puis j’ai fait des albums à colorier pour les enfants, j'ai aussi écrit des contes pour eux, comme " Les aventures de Toutacier, l’escargot en tôle " illustré par le talentueux Bibeur Lu. Mais tout ça vivotait, ça ne marchait pas vraiment. Par ailleurs, ceux qui s’étaient marré et moqué quand j’ai lancé Citropolis, se sont mis à me copier et plusieurs revues Citroën parurent, réduisant bêtement la part du gâteau car un lectorat n’est pas extensible ! Il se disperse… façon puzzle comme dirait Blier ... Il y a eu un moment où il y a eu tant de revues sur Citroën que cela en devenait absurde, tout le monde pensait le sujet vendeur alors qu’il ne l’a jamais été.

 

 

Les aventures de toutacier, l'Escargot en tôle, par Fabien Sabatès et Bibeur Lu

 

Je n'étais assurément pas aimé par tout le monde, et il m'est arrivé d'avoir l'impression de me débattre seul au centre d'une piscine, sans savoir nager, avec des gens qui me regardaient et qui se demandaient si j'allais arriver au bord ! C'était trop. J'ai fini par jeter l'éponge. J'avais remboursé mes dettes, l’honneur était sauf, l’imprimeur n’en est toujours pas revenu, et il me fit généreusement cadeau des derniers 75 000 euros à rembourser devant tant de persévérance ... J'ai alors quitté la France et aujourd'hui je vis en Asie. J’ai découvert l’Asie en 2007 en faisant un Paris-Pékin et retour par la Mongolie et la Sibérie en voiture avec mon photographe. Citropolis fut vraiment réalisé par passion, pas pour l'argent. J'en sais quelque chose à l'heure de la retraite ".

 

Dans la seconde moitié de notre échange, Fabien Sabatès évoque une partie de sa vie active. Avant de travailler, il a comme la plupart d'entre nous fait des études. Et si Fabien Sabatès s'intéresse à la petite et à la grande histoire de l'automobile, il connaît aussi les rudiments de la mécanique, pour avoir suivi des cours techniques. C'était en tout cas suffisant pour réparer ses automobiles, démonter entièrement un moteur de Traction et le remonter à neuf.

 

Il a travaillé pour le Fanatique de l'Automobile où il avait sa propre rubrique, à Auto Rétro où pendant deux ans il assurait la rédaction d'une douzaine de pages par numéro. Sous le pseudonyme de Gagarine, il y réalisait par exemple des essais motos. Il s'intéressait aussi pour ce mensuel aux populaires, même s'il admet aujourd'hui qu'il aurait pu mieux faire (mais il fallait bien gagner un peu d'argent pour vivre). Il a collaboré ponctuellement avec L'Enthousiaste, où il a notamment composé un article très fourni (numéro 27 d'octobre 1980) sur l'expédition du Prince Kemal el Dyne en Libye en 1924/25.

 

Fabien Sabatès a eu au cours de sa carrière l'occasion pour différentes publications d'interviewer longuement de nombreuses personnalités du monde automobile. Ce fut le cas de Jean Daninos, inventeur, industriel, mais aussi créateur de la marque Facel Vega, chez qui il passa huit jours avec son magnétophone à portée de main. Il s'agissait alors à la demande de l’ancien constructeur de rédiger un livre à partir de ses souvenirs. Mais l'histoire ne se solda pas à l'avantage de Fabien Sabatès, qui eut le sentiment de se faire voler son labeur, même s'il fut payé pour cette mission, le livre est paru sans lui et sans aucune mention de ses textes. Pour Jacques Borgé et Nicolas Viasnoff qui travaillaient sur l'Album de la DS paru chez EPA en 1983, il rencontra à Pampelonne, huit jours durant, Paul Magès, l'inventeur de la suspension hydropneumatique pour Citroën, ce travail unique servit de base à l’ouvrage.

 

Ainsi, tout au long de cet échange, Fabien Sabatès m'a raconté une multitude d'anecdotes, plus ou moins avouables, concernant des " pointures " de notre petit monde de l'édition automobile. A ses yeux, tous n'eurent pas, ni le mérite voulu dans leur travail, ni l'élégance souhaitée dans leur comportement. Le pillage des textes, des trouvailles ou des idées des autres semblaient alors monnaie courante.

 

Entre autres anecdotes, Fabien Sabatès m'a raconté une époque, pas si lointaine encore, où il y avait de formidables archives anciennes oubliées dans un théâtre fermé. Des archives qui furent allègrement pillées par des " historiens de l’automobile ", grands consommateurs de photos sur tous les sujets et qui publièrent de très nombreux livres. Cela ne fut pas toujours fait avec la plus grande élégance, mais l'essentiel était de ne pas laisser disparaître ces témoignages d'un temps révolu. Passe alors pour la méthode !

 

Les fidèles lecteurs de Citropolis connaissent forcément un peu Fabien Sabatès : sa manière de penser, de voir les choses, ses coups de gueule. C'est évidemment un esprit indépendant, un créateur, un personnage parfois sans compromis, controversé, et il est permis de ne pas adhérer à ses idées. Mais cette rencontre au hasard du net me permet de voir les choses différemment. Belle et rare rencontre atypique car il ne s’est jamais confié à personne.

 

Alors Fabien, merci, je sais que vous continuez à écrire ... 

 


 

Fabien Sabatès est décédé le 29 mai 2022.

 

 

Fabien Sabatès à l'époque de Citropolis

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