Omnia N° 183, août 1935


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Voir aussi : http://leroux.andre.free.fr/andrecitroen.htm


Note : Né à Paris en 1865, Charles Louis Baudry, dit Baudry de Saunier, qui se destine aux études de droits, réoriente sa carrière pour se consacrer à sa passion pour les nouveaux modes de locomotion. Pionnier de la vulgarisation scientifique, il publie dès 1891 des ouvrages sur le cyclisme, puis se tourne vers les tricycles à moteur et les automobiles, devenant un expert reconnu dans ces domaines. Fondateur de revues spécialisées comme La Vie automobile et Omnia, il dispense des conseils pratiques et techniques, tout en explorant d'autres sujets scientifiques. Durant la Première Guerre mondiale, il rédige un manuel sur le canon de 75 mm. Après la guerre, il s'intéresse à la TSF, au tourisme et au caravaning, et publie des ouvrages à succès tels que Le Code de la route commenté et L'Examen du permis de conduire. Décédé en 1938, il est salué comme un grand vulgarisateur, capable de rendre les sujets techniques accessibles à tous.


André Citroën

André Citroën qui vient de disparaître dans une effroyable tourmente ou par sa faute des milliers d'hommes ont sombré, a joué pendant la guerre, et surtout après 1918, dès la renaissance de notre industrie automobile, un rôle trop considérable pour que, toute rancune pécuniaire momentanément éteinte, on ne doive ici en retracer la grande et très curieuse figure.

Il était né à Paris (5 février 1878), avait été élevé à Condorcet et sortait de l'Ecole Polytechnique (1898-1900). Après un an de service militaire au Mans comme sous-lieutenant d'artillerie (1900-1901), il débute dans l'industrie par la création d'une affaire d'engrenages à chevrons (c'est là l'origine de l'emblème le Chevron qui devait par la suite signer tous les produits Citroën). Son activité prodigieuse fait de lui à la fois le directeur technique et le directeur commercial de l'affaire. Il dirige son petit atelier de dix hommes plus un dessinateur et, dans le même temps, court la clientèle. Les commandes affluent.

L'affaire marche si bien qu'un groupe d'amis lui demande de réorganiser la Société des Automobiles Mors que guette le malheur. Il accepte. De 125 voitures par an la production monte bientôt à 1 200, lorsque soudain la guerre éclate.

Mobilisé comme lieutenant d'artillerie au 82ème régiment d'artillerie lourde, il est d'abord frappé par tout ce qui ne va pas bien, notamment deux fonctions d'une extrême importance : le service postal et l'approvisionnement en munitions. Il propose, dès novembre 1914, un système de secteurs postaux et même d'enveloppes, que l'autorité militaire adopte tout de suite et qui rend les grands services que l'on sait.

Il s'offre alors à improviser une usine de munitions capable de fabriquer 20 000 obus par jour et plus tard 50 000. Le gouvernement approuve et Citroën est mis en sursis en janvier 1915. Il achète de vastes terrains à Javel, y construit en six semaines tous ses bâtiments, fait venir d'Amérique un millier de machines-outils et tout l'acier nécessaire. Il produit d'abord 10 000 obus shrapnels par jour, puis 15 000, puis 200 000 pour satisfaire aux besoins de notre pays, de l'Italie, de la Russie et de la Roumanie. A cette usine, qui compte 13 000 ouvriers, il adjoint une cantine de 4 000 couverts, une pouponnière de 60 berceaux, de grands magasins coopératifs. Industrie et socialisme combinés.

Dès lors le gouvernement fait appel à lui en toutes circonstances. André Citroën organise le ravitaillement en denrées alimentaires de toutes les usines de guerre ; en janvier 1917, il fait adopter, fabriquer et distribuer la carte de pain qui évite de grosses difficultés d'approvisionnement ; il crée un groupe charbonnier pour l'alimentation des usines de guerre et même de la ville de Paris, des usines à gaz, des usines d'électricité. Il organise l'arsenal de Roanne qui, de 30 obus par jour (sic), monte bientôt à 55 000 avec, à côté, 1 000 logements de contremaîtres, 4 000 d'ouvriers, une cantine, une pouponnière.

Puis vint l'armistice. André Citroën a hâte de réaliser une des grandes pensées de sa vie, disait-il : populariser l'automobile en France. L'exemple de Ford le hante. Les procédés du colosse américain lui semblent indiscutables. Mais chaque pays, comme chaque individu, n'a-t-il pas ses besoins strictement personnels et ses réactions propres ? La France avec 42 millions d'habitants est-elle l'Amérique du Nord avec ses 120 millions ? Un pays qui produit 200 000 voitures par an peut-il, au point de vue industriel, être mis sur le rang d'un pays qui en produit plus de 2 millions ? Le caractère nettement serve de l'ouvrier américain est-il comparable à l'indépendance créatrice de l'ouvrier français ? Les méthodes de travail ne doivent-elles pas dans les deux pays différer parfois profondément ? Est-il raisonnable d'importer chez nous tous les procédés américains ?

Je ne rappellerai pas ici l'histoire automobile d'André Citroën depuis l'armistice. Cette revue en est toute remplie. Mais on ne se lassera d'admirer la rapidité avec laquelle toute idée jugée par lui commerciale a toujours par ses usines été réalisée. Quelques mois après la signature de l'armistice, ayant à peine cessé la fabrication des obus, il lance sur le marché sa première 10 chevaux dont il avait d'abord arrêté de faire son unique modèle, chaque année amélioré, barrant sur ce point la route à tout concurrent. Puis, il y a onze ans, parut la fameuse petite 5 chevaux, dont la fabrication fut arrêtée deux ans après parce que trop onéreuse, mais dont de si nombreux exemplaires courent encore aujourd'hui les routes. Puis vint tout le matériel de poids lourds. Enfin, l'an dernier, la voiture à avant-train moteur.

Entre temps, en 1921, André Citroën avait entrepris avec Kégresse la fabrication d'automobiles à chenilles capables de circuler sur tous terrains. Deux ans après, à la fin de 1922, en vingt jours, cinq chenilles, sous la direction de M. Haardt et de son lieutenant Audoin-Dubreuil, traversaient le Sahara ! Deux ans plus tard, de novembre 1924 à juin 1925, huit autres, avec vingt explorateurs, traversaient tout le centre de l'Afrique (mission à la fois économique, politique, ethnographique, etc ...). Six ans après, en mars 1931, toujours sous la direction de Haardt, qui devait d'ailleurs périr en Chine, une troisième expédition des chenilles quittait Paris, c'était celle de l'exploration en Asie. Trois grands faits, trois grandes preuves nouvelles de l'audace et de la ténacité françaises, qui honorent hautement leur concepteur ! André Citroën savait ainsi de la façon la plus habile associer les intérêts moraux de la France à la réclame pour sa maison. Je ne vois pas de quelle façon on pourrait ici le désapprouver.

Un jour, Citroën me disait : " Moi, voyez-vous, je suis un grand camelot. Je vendrais n'importe quoi ! ". Évidemment, il exagérait d'énorme façon, pour produire un gros effet de surprise. Mais il savait, en effet, quand il le voulait, dégager le fluide qui vous attache à celui qui cherche à vous convaincre de l'excellence de ses propositions. Il savait charmer.

Mais il eut surtout, de façon surprenante, le génie des intuitions et des solutions : telle situation tient à ceci ; pour la dénouer, il faut faire cela. Alors, quand le but miroitait à ses yeux, aucun moyen de l'atteindre n'avait de prix trop élevé. Qu'est-ce que l'argent, chose misérable ? Il était certainement sincère en son dédain pour tous les râteaux de croupier. C'est là ce qui l'a renversé.

D'une façon générale, nous lui devons tous de la gratitude pour la vitalité qu'il a donnée à l'industrie automobile française d'après guerre, pour l'obligation où il a mis tous nos constructeurs de rechercher constamment le progrès en dépit des bas prix.

Un jour aussi Louis Renault, qui sait mesurer exactement les hommes et les forces, me disait : " Citroën nous fait beaucoup de bien. Il nous empêche de nous endormir. Il nous force à marcher en avant de lui. "

La situation actuelle de notre industrie automobile nous donne ainsi une grande leçon de morale. On ne bâtit rien de durable sur l'intelligence et l'audace seulement ; l'expérience des siècles montre qu'il y faut ajouter les ciments d'équilibre, d'harmonie, de sagesse, ce qu'en somme, matériau si rare, on appelle le bon sens, simplement !

Baudry de Saunier

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