Louis Renault
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Marcel, Louis et Fernand Renault. Copyright Après avoir préparé l'Ecole centrale sans y mener d'études, Louis Renault entre chez Delaunay-Belleville comme dessinateur au bureau d'études. il travaille à la construction de chaudières à vapeur. Adroit de ses mains, il passe l'examen d'ouvrier d'art. Cela sera son seul diplôme durant toute sa vie. Puis il effectue son service militaire à Châlons-sur-Marne où il repère très vite l'atelier d'armurerie. Sa manie de l'invention le rattrape. Il imagine un pont démontable, un projecteur de campagne, un système automatique pour remonter les silhouettes qui servent de cibles sur les champs de tir, etc ... Libéré des obligations militaires en septembre 1898, il passe son temps à observer, démonter et remonter le tricycle de Dion-Bouton qu'il s'est offert. Curieux, il regarde dans le détail ce que proposent d'autres constructeurs. Il met au point un nouveau système pour remplacer les courroies et les chaînes qui, sur toutes les machines de l'époque, forment la transmission classique, bruyante et grande consommatrice de puissance. Louis Renault vient d'inventer la transmission à prise directe légère, souple, silencieuse. Il a besoin d'argent pour vivre au quotidien et se consacrer à ses projets. Pour cela, il peut compter sur le soutien de son frère Marcel qui lui verse une allocation mensuelle. En 1898, Louis Renault construit sa première voiturette assisté par un camarade de régiment et un mécano. Le 24 décembre, il passe la soirée en compagnie d'une douzaine de personnes dans un cabaret. Il est venu avec son véhicule. Maître Viot, un ami de son père, demande à faire un tour à son bord. Louis Renault l'installe à côté de lui et part en direction de Montmartre. Sa voiturette escalade la rue Lepic, à la grande surprise des promeneurs. Revenu au restaurant, maître Viot sort 40 louis et les pose sur la table. C'est le premier client de Louis Renault. Son enthousiasme, il le communique à tous ses amis présents qui veulent faire, à leur tour, la montée de la rue Lepic. A la fin de la nuit, Louis Renault a reçu douze commandes, la plupart accompagnées d'un acompte. Ce succès l'oblige à devenir constructeur automobile. Un brevet concernant la prise directe est déposé le 9 février 1899.
La première voiturette Renault. Copyright Maintenant que les acomptes sont versés, il faut produire cette voiture. Il n'est déjà plus question de la fabriquer dans le petit appentis du jardin familial. Il faut s'agrandir, acheter des machines, embaucher du personnel. Marcel est prêt à miser sa fortune sur son cadet. Il entraîne dans l'aventure son autre frère Fernand, et le 25 février 1899 la Société Renault Frères est fondée. Son siège social est installé à Billancourt. Marcel prend en main la gestion financière et la direction commerciale de la société. Louis, le manuel de la famille, est responsable de la technique et de la fabrication. Salarié, il ne possède aucune part dans le capital. Sans l'aide de ses frères, Louis n'aurait probablement jamais émergé. Marcel qui joue un rôle majeur dans l'affaire est heureux de s'échapper de son existence morne et balisée.
L'usine Renault de Billancourt en 1905. Copyright La participation des Renault à des compétitions permet de faire connaître la marque. Il faut avoir en mémoire les conditions d'alors. Les automobiles qui atteignent 100 km/h ne disposent d'aucun dispositif de sécurité, l'état des routes qui ne sont pas encore goudronnées est exécrable. A bord d'une automobile, le pilote subit tous les désagréments du froid, du vent et de la pluie. Fernand et Marcel, soutiens indéfectibles de Louis, payent de leur personne en pilotant ses premières voitures de course. En 1900, Renault Frères, c'est déjà une centaine d'ouvriers qui fabriquent 179 voitures dans une usine de 4 680 m2. C'est l'époque des courses de ville à ville. Les victoires des Renault s'enchaînent. Sur le récent Paris-Toulouse et retour, soit 1 137 km en trois étapes très dures, les voiturettes de Billancourt sont les seules à terminer l'épreuve. En plus des performances, les Renault font preuve de fiabilité. Le succès rencontré lors de cette course génère près de 350 commandes.
Sur la course Paris-Vienne de 1902, Marcel Renault gagne la première grande victoire toute catégorie de Renault. Copyright La mort de son frère Marcel En 1903, un nouveau drame marque la famille Renault. Lors de la première étape de la course reliant Paris à Madrid où pas moins de 250 concurrents s'affrontent, Marcel est victime d'une sortie de route dans le département de la Vienne. La course est arrêtée. Dans le coma, il meurt le lendemain. Son mécanicien Vauthier est grièvement blessé. Une véritable marée humaine s'était abattue sur le trajet, au mépris des règles de sécurité les plus élémentaires. On dénombrera au total dix morts accidentelles parmi les coureurs et les spectateurs. Avec la mort de Marcel qui n'a que 31 ans, c'est un monde qui s'écroule pour Louis. Il perd non seulement son frère, mais aussi l'animateur de l'entreprise. Comment va t-il continuer sans cet aîné si doué qui l'a toujours conseillé et soutenu. Pire encore, il ressent une part de responsabilité pour avoir entraîné Marcel dans son univers fait exclusivement d'automobiles. Louis Renault qui participe lui-même à la course - il est arrivé premier à l'étape de Bordeaux - décide de renoncer définitivement à la compétition, pour se consacrer exclusivement au développement de ses usines et à la mise au point de nouvelles inventions.
Marcel Renault et son mécanicien Vauthier, à 130 km/h, quelques kilomètres avant l'accident. Copyright Fernand reprend le flambeau et liquide l'affaire familiale de boutons pour se consacrer entièrement à Renault Frères. Il va initier une politique d'expansion, en créant un peu partout dans le monde un réseau d'agents : Milan, Madrid, Zurich, Vienne, Berlin, Londres, Buenos Aires, Chicago, New York ... Certains agents, en fonction de l'importance des marchés et des conditions locales deviendront des filiales. En 1903, la France est le premier constructeur mondial d'automobiles. Les industriels du secteur produisent plus de 30 000 véhicules par an. La part de Renault Frères est d'environ un millier d'unités. En 1905, Renault entreprend la conquête du pavé parisien quand un des leaders du marché commande 1 500 automobiles équipées d'un nouveau dispositif permettant de calculer automatiquement le prix de la course grâce à un taximètre. En 1906, ces taxis envahissent aussi les rues de Londres. Renault s'attaque à tous les débouchés de la motorisation. Le premier autobus Renault est mis en service en 1906 dans la capitale, qui s'équipe cette même année en balayeuses fabriquées à Billancourt. Enfin, des camions de la marque commencent à assurer des livraisons dans toutes les villes de France. En 1908, Fernand qui est malade doit cesser toute activité. Louis rachète ses parts. Renault Frères n'existe plus. L'entreprise devient la Société des Automobiles Louis Renault. Fernand décède en 1909. Louis Renault est désormais le seul maître à bord. Il n'acceptera plus jamais aucune association avec l'extérieur, et assumera toujours seul la charge de la direction de son empire, avec énergie et beaucoup d'adresse. Jeanne Hatto En 1902, Louis Renault rencontre Jeanne Hatto (1879/1958), célèbre cantatrice d'opéra, spécialiste de Wagner. C'est une femme dont les attraits subjuguent littéralement ses contemporains. Louis Renault ne va jamais à l'opéra. Leur rencontre est donc fortuite lorsqu'un jour son automobile croise sa calèche. Maladroit avec les femmes, timide, Louis Renault saura pourtant la séduire à sa manière. Le couple s'installe près de Gif-sur-Yvette. Louis Renault cherche à acquérir un domaine à la campagne. En 1906, il fixe son choix sur celui de la Batellerie sur la commune d'Herqueville, dans le nord de l'Eure. Cette bourgade n'est pas trop loin de Paris, et elle est facilement accessible. La Batellerie possède à la fois des terres cultivables de bonne qualité, des bois où chasser, et surtout un accès à la Seine. Louis Renault est en effet l'heureux propriétaire d'un yacht et naviguer est l'un de ses loisirs favoris. A force de rachats successifs des terres environnantes, le domaine de 420 hectares à ses débuts va se muer en 1939 en une vaste propriété de 1 700 hectares répartie sur cinq communes. C'est le nouveau pied-à-terre du couple pendant leurs instants de détente. Jeanne Hatto présente à Louis Renault nombre de personnalités du monde de l'art : Maurice Ravel, Gabriel Faure, Abel Faivre, etc .... De son côté, Louis invite aussi ses amis : Louis Breguet, les frères Farman, Aristide Briand ... Louis Renault est très sensible à la musique, peut-être un héritage de sa mère, pianiste de talent et mélomane distinguée. Jeanne Hatto va se charger de parfaire cette culture musicale.
Jeanne Hatto. Copyright Le travail reste le véritable refuge de Louis Renault. Même le week-end à Herqueville, il crée, il répare. Il s'y est installé un atelier qu'il montre à ses amis avec fierté. C'est là qu'il passe ses meilleurs moments. Cela lui rappelle son adolescence. A la veille de la Grande Guerre, la relation avec Jeanne Hatto s'achève pour se muer en une amitié durable. Le couple n'a pas d'enfants. C'est peut-être un des motifs de leur séparation. Mais Louis Renault n'est pas non plus un homme facile à vivre au quotidien. Malgré leur éloignement, il veillera toute sa vie au confort de son premier amour. Renault dans le ciel Le 12 novembre 1906, Louis Renault assiste au premier vol d'Alberto Santos-Dumont sur la pelouse de Bagatelle. Aucun industriel de l'automobile ne s'intéresse à ce nouveau mode de déplacement, considéré comme trop risqué. En 1907, Renault met au point son premier moteur pour aéroplane, un 8 cylindres en V d'une puissance de 60 ch, monté sur un avion Farman. A l'époque, le marchand de pneumatique Michelin lance un défi aux plus intrépides : il accordera 100 000 F au premier aviateur qui réussira en partant de Paris à se poser au sommet du Puy de Dôme en moins de six heures. Le 7 mars 1911, un biplace Farman à moteur Renault atterrit au sommet du volcan endormi après 5 h 10 de vol, sans le moindre incident, avec à son bord Eugène Renaux et son passager, Albert Senouque C'est un exploit. Renault est désormais aussi réputé pour ses moteurs d'avions que pour ses automobiles.
Eugène Renaux et Albert Senouque gagnants du Grand Prix Michelin, dans leur aéroplane. Copyright Le modèle américain L'entreprise grandit. En 1900, Renault représente 3,7 % de la production nationale, et déjà 14 % en 1908. A la veille de la guerre, c'est donc l'un des premiers constructeurs automobiles de France. Louis Renault a déjà distancé les pionniers qu'étaient De Dion Bouton, Panhard, Delaunay-Belleville ... et dépasse même en chiffre d'affaires la vieille maison Peugeot. En avril 1911, lors de son premier voyage aux Etats-Unis, Louis Renault dont la réputation a déjà traversé l'Atlantique - il y vend déjà ses automobiles - est reçu par l'ingénieur Frederick Winslow Taylor (1856/1915) à Philadelphie, puis par Henry Ford (1863/1947) à Détroit. Ces rencontres vont marquer très fortement l'évolution de sa politique industrielle. Avec Henry Ford, Louis Renault a en face de lui un homme à son image, un manuel, un concret, adroit de ses mains, et que se méfie autant que lui des grands discours, des spéculations et promesses de tous ordres. Ford a cette même passion brûlante, cette envie de construire plutôt que de posséder, l'argent est un moyen et non une fin. Avant-guerre, l'essentiel des bénéfices de Renault est d'ailleurs utilisé au développement de ses usines. Les deux hommes nouent de cordiales relations. Ils se reverront à plusieurs reprises en France ou aux Etats-Unis à chacun de leurs voyages.
Henry Ford. Copyright Louis Renault est rentré des Etats-Unis avec de nouvelles convictions. L'intégration verticale va devenir l'un des principaux axes de sa politique industrielle. Il s'agit de fabriquer de manière autonome les différents composants intervenants dans la construction de ses automobiles, sans passer par des fournisseurs. Renault n'a plus à dépendre des variations de leurs prix de vente, ni de celle de la qualité de leurs fabrications. C'est ainsi qu'au fil des années, Renault produira des bougies, des dynamos, des démarreurs, des roulements, des embrayages, des garnitures de freins, des serrures de portes, des projecteurs, des pneumatiques ... Pour autant, Louis Renault normalise ses productions en employant pour différents modèles les mêmes moteurs, boîtes de vitesses et autres organes mécaniques, ce qui lui permet d'amortir plus rapidement ses investissements dans des machines coûteuses. Evidemment, ces nouvelles pratiques agacent ses anciens fournisseurs, comme Michelin ou Saint-Gobain. La principale difficulté inhérente à ce choix est de suivre les progrès techniques réalisés par les spécialistes, sans les copier (dépôt de brevets). Le patron de Billancourt introduit le taylorisme dans ses usines, pratique que n'apprécie guère son personnel. La position de l'industriel ne changera pas sur ce point entre 1911 et 1940, quel que soit le contexte économique et politique du moment. Un premier conflit intervient en décembre 1912. Louis Renault cède en allégeant les contraintes liées au chronométrage des opérations. Une nouvelle grève se déclare en février 1913, avec de nouvelles revendications. La réponse de Louis Renault est cinglante. Il ferme ses ateliers, pour les rouvrir un par un en ne reprenant que les ouvriers qui ne posent pas de problème. 436 personnes perdent leur emploi. Sa réputation d'homme froid et impitoyable est en train de se forger. La Grande Guerre A la veille du conflit mondial, Louis Renault a 37 ans. Le cancre est devenu le premier constructeur automobile français, avec près de 20 % de la production automobile nationale. Il emploie plus de 5 000 personnes. Peu après la déclaration de guerre, le patron de Billancourt est mis en sursis d'appel par les autorités. Pendant les hostilités, il met son entreprise à la disposition des fabrications d'armements. Il lui est demandé de se lancer dans la production d'obus pour appuyer les arsenaux incapables de fournir les quantités nécessaires. Renault donne toute la mesure de ses capacités en dépassant les prévisions les plus optimistes, preuve de l'efficience de son outil industriel.
Sortie des usines de Billancourt, vers 1917. Copyright Renault devient aussi sous-traitant pour les fabricants de fusils. Il leur fournit les pièces qu'ils ne parviennent pas à sortir à des cadences suffisantes. Louis Renault est partout, dans les commissions interministérielles, au Comité des Forges (l'organisation patronale de la sidérurgie), dans ses usines de Billancourt, au sein de son bureau d'études où il cherche à adapter ses camions, camionnettes et voitures aux besoins de l'armée. Faute de pouvoir importer des machines-outils des Etats-Unis, il les fabrique lui-même. Tout ceci ne se fait pas sans résistances. Il n'a pas d'autre choix que de bousculer les administrations qui lui opposent des règlements d'un autre temps. Les chars d'assaut sont utilisés pour la première fois sur un champ de bataille. Mais les modèles produits sont inadaptés aux besoins. Trop lourds, pas assez manoeuvrables, peu fiables mécaniquement, vulnérables, ils ne protègent pas assez leurs équipages. Il faut accroître leur mobilité, en construisant plus léger, plus simple, en plus grand nombre. Les autorités pensent encore une fois que nul ne paraît plus qualifié que Louis Renault pour concevoir un char plus fonctionnel qui puisse être produit rapidement en série. Sans la moindre commande ferme, il entame des études. Un premier prototype est construit en quatre mois. Le char présenté par Renault ne pèse que sept tonnes, soit deux à trois fois moins que les modèles précédents. Il est plus silencieux pour ne pas être repéré par l'ennemi. Il embarque un conducteur et un mitrailleur, au lieu de six hommes jusqu'alors. Louis Renault va vite. Quand le feu vert des autorités arrive, la commande porte sur 2 000 unités. Les premiers exemplaires du char Renault type FT sont engagés en mai 1918.
Renault FT. Copyright Les obus, fusils et chars ne suffisent pas pour gagner une guerre. En 1914, l'aviation n'est utilisée que pour l'observation aérienne. Malgré la pénurie de main-d'oeuvre et de matières premières, Louis Renault reprend un programme soutenu de fabrication de moteurs d'avions. Son entreprise est déjà riche d'une expérience dans ce domaine. Dès 1915, ses moteurs de 80 ch équipent des avions à usage militaire fabriqués par Farman. Les stratèges savent désormais que dans une guerre moderne, il est indispensable de pouvoir détruire le potentiel industriel de l'ennemi. En juin 1916, Louis Breguet présente un avion équipé d'un moteur Renault de 300 ch - le Breguet 14 - qui peut emporter 310 kg de bombes. C'est l'avion de chasse le plus rapide du moment, qui va pouvoir bombarder de manière incessante les troupes allemandes.
Avion Breguet à moteur Renault. Copyright De 1914 à 1918, les usines Renault on produit 9 millions d'obus, 5 millions de fusées, 500 000 fusils, 9 200 camions, 4 000 voitures, 12 500 moteurs d'avions, 1 435 avions, 1 760 chars d'assaut FT, 1 000 tracteurs, 350 tracteurs à chenilles et 920 canons. Elles ont doublé de surface. Bientôt, Louis Renault va devoir réaffecter vers des productions plus pacifiques les 22 000 personnes qu'il emploie. Sa nouvelle famille Louis Renault épouse en 1918 la fille d'un notaire parisien, Christiane Boullaire. La naissance en 1920 de Jean-Louis conforte cette union. Louis Renault ne peut pas être mondain. Rien ne l'insupporte plus que les réceptions et les causeries de salon. Il ne sait pas grimacer, briller, paraître, meubler ... et considère que tout ceci n'est que du temps perdu, loin de ses machines. Son mariage avec Christiane demeure une énigme, car le couple paraît mal assorti. Il aime la simplicité et l'intimité. Elle préfère le luxe et les représentations. Un accord tacite semble néanmoins les réunir. Elle assume son rôle de maîtresse de maison, reçoit les personnalités du monde politique et industriel, autant de relations que Louis se doit d'entretenir. Pour sa part, il subvient au train de vie de son épouse et lui permet de jouer le rôle social auquel elle aspire. Mais le mariage tourne rapidement au désastre. Christiane le quitte en 1937.
Christiane Boullaire. Copyright Plutôt que de l'inciter à s'ouvrir au monde par le biais d'études universitaires, Louis Renault préfère donner à son fils une instruction particulière qu'il confie à l'un de ses fidèles, ancien professeur de dessin de l'Ecole d'Arts et Métiers de Châlons-sur-Marne. Cette éducation se partage entre cours théoriques avec des matières générales et techniques, et présence au sein de l'usine de son père, où il sera de l'avis de celui-ci plus en contact avec les réalités de la vie. Cet apprentissage borné aux limites de l'usine surprend les observateurs qui s'interrogent sur les choix du père pour son fils. Louis Renault est affectueux et attentif envers Jean-Louis. Sa femme au contraire ne se distingue pas par un attachement maternel très marqué. La nationalisation de Renault après-guerre mettra fin à toutes les spéculations concernant l'éventuelle reprise de l'affaire familiale par Jean-Louis, qui n'a par ailleurs jamais démontré la même fibre entrepreneuriale que son père. Sa personnalité Louis Renault est attentif aux propos de ses directeurs, observe les courbes de ventes, reçoit les meilleurs concessionnaires de Paris ou de Province. Il les accueille seul à seul, les écoute plus qu'il ne leur parle, et en tire ses propres conclusions. Ainsi, quand cela lui a été demandé, il a abaissé le prix de ses voitures, mais il n'a jamais voulu proposer une gamme de modèles économiques. C'est aussi un homme de réseau. Pour faire vivre ses idées ou pour obtenir gain de cause, il dispose de relations influentes dans les milieux politiques, que ce soit au sein du gouvernement ou à l'intérieur des commissions spécialisées du Sénat ou de l'Assemblée nationale. Aucun organigramme, aucune note ne précise les attributions des cadres chez Renault. Aucun d'entre eux n'est vraiment capable de dire quelle est sa place réelle dans la hiérarchie. Quand il réunit ses plus proches collaborateurs, Louis Renault leur donne des instructions sans souvent en référer ou consulter qui que ce soit. Il en résulte des luttes sourdes entre les départements, voire des confrontations assez violentes lors du démarrage de nouvelles productions. Louis Renault n'hésite pas à diviser pour mieux régner. Même s'il possède d'indéniables compétences financières, juridiques et commerciales, Louis Renault est avant tout un génie de la mécanique. Il possède un sens inné pour cela. Il considère le bureau d'études comme son domaine réservé. Il fait partie de ces rares patrons - Ettore Bugatti est aussi de ceux-là - qui sont capables de dessiner en quelques heures et à main levée un moteur. Ses mains sentent instinctivement ce qu'il faut améliorer, et ce que ses ingénieurs ne détectent pas avec leurs calculs, il le devine. Mais lorsqu'il lui arrive de se tromper, il peine à le reconnaître. Louis Renault ne s'intéresse pas qu'à l'automobile. Entre 1925 et 1943, il dépose 256 brevets dans les domaines les plus variés. Avant chaque Salon de l'automobile, il a pour coutume d'organiser une causerie avec certains journalistes. Il parle non pas de sa marque ou de ses projets, mais de la situation de l'industrie automobile en France et dans le monde. Il est perçu comme un homme préoccupé de s'élever au-dessus de son propre horizon, toujours sincère dans ses propos. Il tente de faire adhérer ses interlocuteurs à ses convictions. Il n'accorde pas d'interview à la presse et se garde de toute vie publique retentissante. Sa vie privée ne donne pas prise à la moindre curiosité. La modestie est l'un de ses principaux traits de caractère. Hostile à toute forme de publicité personnelle, il n'aime pas les flatteurs. Au delà de ses réalisations personnelles, c'est l'oeuvre collective qui compte. Il ne tire aucune vanité des distinctions honorifiques qui lui sont accordées, et préfère y associer l'ensemble de ses collaborateurs et ouvriers.
La 40 CV est produite de 1908 à 1928 sous différentes configurations. Copyright C'est aussi un homme de contrastes capable de colères légendaires avec ses cadres. Parfois injuste et maladroit en paroles, Louis Renault l'est rarement dans les actes. Il tempête, menace, mais les sanctions annoncées ne sont pas suivies d'effets. Après ses coups de gueule, il se calme puis revient discrètement sur ses décisions. Souvent perçu comme brutal, entêté, c'est pourtant au fond de lui-même un homme sensible, respectueux et généreux. Mal à l'aise devant un auditoire, craignant de trébucher à chaque mot, il a besoin de réaffirmer constamment son autorité et de manifester par son impétuosité l'assurance qui lui fait défaut. Il s'exprime mal, le sait et en souffre. Louis Renault a peur de la foule, il peut alors se sentir pris au piège, et n'a qu'une envie, s'éloigner pour ne pas vaciller. Toute sa vie, il compensera ce mal-être par une forte obstination qui lui fera surmonter à peu près tous les obstacles. Il sait alors mieux que quiconque être rusé, roublard, contourner les procédures. On ne bâtit pas un empire en vivant constamment sur la réserve. Avec le temps, ses difficultés d'élocution se transformeront en aphasie, ce qui à la fin de sa vie le conduira à s'isoler de plus en plus. C'est avec les gens simples et besogneux qu'il est le plus à l'aise, notamment ceux qui sont attachés à sa résidence d'Erqueville. Parce qu'ils se ressemblent. Son expression orale est aussi gênée par sa pensée galopante que les mots ne parviennent pas à suivre. S'il répond souvent par la négative aux suggestions qui lui sont faites, c'est surtout pour gagner du temps. Il faut toutefois un certain caractère et des compétences techniques solides pour tenir tête à ce grand patron. Ses relations avec André Citroën Malgré une concurrence vive entre les deux constructeurs, les deux patrons s'estiment, et éprouvent même une certaine admiration l'un pour l'autre. Louis Renault reconnaît la fibre commerciale et l'imagination publicitaire de l'homme de Javel. André Citroën admire le génie industriel, l'habileté financière et l'énergie de son concurrent. Ils se rencontrent assez régulièrement à l'occasion de réunions officielles, et s'invitent aux manifestations de leurs sociétés. De 1919 à 1934, les deux hommes vont se suivre pas à pas, l'un répondant sans délai aux initiatives de l'autre. Une saine émulation semble régner entre les deux constructeurs. Bien des aspects les opposent. Louis Renault a mis 25 ans à construire un empire solide et sans faille, aux activités diversifiées. Il paie ses fournisseurs comptant. Tout ce qu'il gagne, il l'investit en moyens de production. Il gère son domaine " en bon père de famille ". André Citroën fait partie de la génération spontanée des hommes d'affaires de la nouvelle école. L'argent, il ne veut pas en entendre parler. Les banques sont là pour en fournir. Il a des idées, des révolutions à accomplir. Il ne faut pas l'ennuyer avec ces questions bassement matérielles. Contrairement à Renault mais comme Henry Ford avec sa Ford T, il préfère la stratégie du modèle unique, produit en grande série, carrossé et prêt à rouler avec tous ses accessoires.
Louis Renault et André Citroën. Copyright Avec prudence, Louis Renault suit les initiatives commerciales de son rival : distribution par des concessionnaires exclusifs, crédit à la vente, société de transport en commun par autocars ... tandis qu'André Citroën copie avec une certaine démesure la politique industrielle de Louis Renault : modernisation des chaînes de montage, intégration des fonderies et des forges ... sans entreprendre comme lui une large diversification vers des activités plus rémunératrices que l'automobile (tracteurs agricoles, automotrices, véhicules militaires ...). Les dirigeants de Peugeot, dont le QG est installé à Paris, observent avec intérêt le duel des deux hommes en se tenant à égale distance de leurs stratégies respectives. A l'occasion du Salon de Paris, il n'est pas rare d'apercevoir Louis Renault et André Citroën se rencontrer. Leurs stands sont voisins On peut alors les voir, coiffés d'un melon et habillés d'un pardessus deviser ensemble, de façon très cordiale ... Tout en étant de féroces concurrents, ils savent se tenir comme des gens de bonne compagnie. Respectueux l'un de l'autre, la compétition s'effectue sans coups bas ou procédés retors. Quand André Citroën décède en 1934, Louis Renault rend hommage à son concurrent. Il l'a obligé à lutter et à se remettre constamment en question. On lui proposera de reprendre en main l'affaire, mais il refusera, déclarant " Je ne pouvais pas lui faire ça ". La diversification Louis Renault a toujours développé puis maintenu une large diversité de ses productions. Cela tient en partie à sa nature, car curieux de technique, cela l'aurait frustré de ne s'en tenir qu'à la seule industrie automobile. En se diversifiant, il minimise aussi les risques et se met à l'abri des retournements de conjoncture dans tel ou tel domaine. Accessoirement, il participe au rayonnement économique de la France, confirmant là ses profonds sentiments patriotiques. Le Réseau de l'Etat dirigé par Raoul Dautry développe l'usage des automotrices. Louis Renault s'engage sans attendre dans le développement de cette nouvelle technique. Les machines sont assemblées à la chaîne à Billancourt, comme les automobiles ... Les mécaniques Renault équipent aussi les matériels assemblés par d'autres constructeurs.
Automotrice Renault ABJ produite à partir de 1936. Copyright Dans les années 20, le machinisme agricole est balbutiant et la productivité des exploitations médiocre. Louis Renault veut participer au développement de l'économie nationale. Il imagine son premier char agricole à partir des enseignements acquis avec son fameux char FT. Les roues à bandage ne sont introduites qu'en 1926 et les pneumatiques en 1933. La production est transférée au Mans en 1941.
Tracteur agricole à roues Renault. Copyright La paix retrouvée, le secteur de l'aviation connaît un développement majeur dans les applications civiles. Les concours et records qui fleurissent ici et là suscitent une formidable émulation dans la profession. Au cours des années 20, il n'existe pas une société spécialisée dans le transport de courrier ou de passagers qui ne soit équipée de moteurs fabriqués à Billancourt. En 1930, Renault est leader du secteur. Il a déjà produit près de 40 000 unités. Il s'entoure des meilleurs ingénieurs. Grâce aux progrès réalisés par Renault, la fiabilité des avions progresse, et le nombre d'accidents connaît une réduction importante. Avec les commandes publiques, Louis Renault marche sur des oeufs. Celles-ci sont effectuées en dents de scie, situation qui reflète autant l'instabilité politique de la France que l'évolution rapide du contexte international. A peine un ministre fixe t'il un programme de production que son successeur revient sur les engagements initiaux. Des investissements sont trop souvent effectués en pure perte. La situation internationale avec l'arrivée de Hitler au pouvoir en 1933 ne fait que se tendre. Cette fois, les autorités anticipent les évènements, sans dissensions entre les décideurs. Renault, grâce à l'estime dont il bénéficie auprès des militaires depuis son engagement indéfectible durant la Grande Guerre est bien placé pour obtenir des commandes. Pour confirmer ses positions dans le domaine aéronautique, Renault rachète en 1933 la Société des avions Caudron, ce qui la sauve de la faillite. Une fois maître à bord, Louis Renault s'emploie à moderniser les moyens de production de cet industriel.
Renault rachète Caudron en difficulté, et donne une nouvelle impulsion à l'affaire. Copyright Au fil des années, Renault, sous l'impulsion de son patron toujours sur la brèche, étend la surface de ses usines, augmente ses effectifs, et renforce pas à pas ses positions face à une concurrence qui s'essouffle faute de pouvoir suivre la cadence imposée. François Lehideux François Lehideux, neveu de Louis Renault après avoir épousé l'une des filles de Fernand Renault, est rentré dans l'entreprise en 1930. Il a réalisé de brillantes études à l'Ecole des sciences politiques et fait de nombreux voyages à l'étranger. Le jeune homme est intelligent et ambitieux. Il a de surcroît une capacité de travail peu ordinaire. Après une brève période probatoire, son oncle lui fait gravir les échelons au sein de l'usine et l'impose finalement comme l'un de ses principaux collaborateurs. A trente ans, il discute avec des ministres, déjeune à la table des plus grands constructeurs comme Peugeot ou Citroën, organise les ventes, les fabrications, les embauches, les licenciements. Lehideux prend de l'assurance. Il commence à penser qu'il est temps de dépoussiérer l'organisation en place, de remplacer ses représentants, notamment son oncle ! Les sexagénaires ont fait leur temps, place aux jeunes ...
François Lehideux (1904/1998). Copyright Le Front Populaire Afin de limiter les conséquences de la crise économique, Louis Renault prend des décisions énergiques au début des années 30. Il améliore le rendement, diminue les frais généraux, réduit certains salaires, organise le chômage partiel, mais surtout il licencie. L'effectif de ses usines passe ainsi de 30 940 personnes en avril 1930 à 22 000 en 1931. Cette crise pèse sur la vie de chacun. La hausse des prix, la crainte du chômage, les conditions de travail qui demeurent pénibles - elles n'ont pas vraiment progressé depuis 1918, et cela ne semble pas être une priorité pour Louis Renault - et l'hygiène insuffisante permettent aux syndicats de se faire mieux entendre des ouvriers, mêmes s'ils oeuvrent chez Renault dans une semi-clandestinité. Le personnel encarté est en effet sous tension et les vestiaires sont fouillés à la recherche de journaux de gauche ou de publications syndicales. Louis Renault maintient la pression. Des mouchards remontent les informations à la direction, la moindre infraction est sévèrement sanctionnée. Cette atmosphère belliqueuse est de plus en plus prégnante. Une partie des ouvriers perd confiance face aux restrictions de personnel et à la baisse du temps de travail et des salaires. Dans cette situation, le patron ne tolère aucun relâchement de ses cadres et contremaîtres. Ceux-ci sont tenus d'exercer une surveillance incessante sur le personnel dont ils ont la charge. Un climat de peur s'installe insidieusement. François Lehideux a notamment la responsabilité des relations avec le personnel. Un conflit s'installe dans l'entreprise en 1934, qui va laisser des traces dans les mémoires avec la mort de deux ouvriers. En 1936, le neveu de Louis Renault comprend qu'il faut lâcher du lest auprès des salariés de l'entreprise. Il soumet quelques idées à Louis Renault, qui s'y oppose. Il combat par principe toute mesure qui pourrait limiter son autorité et sa liberté d'action. Il n'y a pas que chez Renault que la situation est tendue. Au printemps 1936, toutes les conditions sont réunies pour mener à une explosion sociale. Une fois la victoire des partis associés dans le Front Populaire acquise, des grèves éclatent. Renault n'est pas en reste. Les revendications accumulées depuis des années sont exprimées plus fortement que jamais : courants d'air dans les ateliers, aération insuffisante, manque de vestiaires et de WC, interdiction de fumer, chronométrage abusif, insalubrité ... sans compter les revendications d'ordre général touchant aux congés payés, à la limitation à 40 heures de l'horaire hebdomadaire, à l'augmentation des salaires, etc ... Au fil des années pourtant, de nombreux progrès ont été réalisés sur le plan des prestations sociales, que pourraient envier les ouvriers travaillant dans d'autres entreprises moins riches. Le 28 mai 1936, Renault Billancourt est à l'arrêt. Sur les portes des usines, on peut lire " Usine en grève, quarante heures, congés payés ". La signature d'accords au niveau national puis à celui des usines Renault permet une reprise de l'activité le 14 juin. Louis Renault est abattu face aux évènements, il se sent impuissant. Il est surtout touché par les atteintes à son autorité et à son droit de propriété. Il a lors de ces évènements confié à François Lehideux et à Pierre de Peyrecave, son directeur général, la responsabilité des négociations. Le pouvoir politique ayant changé de main, il ne dispose plus des contacts dont il avait profité lors des crises précédentes. Mais il n'est pas homme à se laisser abattre, et il est persuadé que ce n'est qu'un mauvais moment qui va passer, et que le temps fera son oeuvre afin qu'il retrouve ses pleins pouvoirs. De cette époque naîtra un certain antagonisme entre Louis Renault et François Lehideux, qui sera d'ailleurs mal perçu par les cadres qui ne veulent pas choisir entre les deux camps.
Les idées de Louis Renault concordent difficilement avec les celles du Front Populaire. Copyright Louis Renault prend tout de même le temps de faire mûrir ses positions. Il décide d'accorder plus d'autonomie aux différents secteurs des usines, en leur donnant une liberté de gestion totale avec des comptes autonomes et la faculté d'acheter auprès de fournisseurs extérieurs quand cela s'avère profitable pour l'entreprise. Il renonce à tout maîtriser lui-même, et admet que l'intégration verticale n'est plus une absolue nécessité. Parallèlement, Louis Renault opère à une décentralisation. Le secteur aviation par exemple possède désormais un bureau d'études et un service commercial qui lui sont propres. Le patron relâche un peu la pression qu'il exerce sur ses équipes. Mais à 60 ans, il n'abandonne pas pour autant la partie. Il ne peut que ronger son frein devant la multiplication des conflits, la hausse continue des salaires et des matières premières ... Forcément, la situation financière de Renault se détériore. Lui qui a toujours été autonome sur le plan financier est contraint comme le fut Citroën quelques années plus tôt de faire appel aux banques, notamment pour compenser les retards de règlement de l'Etat, toujours mauvais payeur. L'époque est inquiétante. Les nazis se font de plus en plus pressants. Un climat de crainte généralisée s'installe, ce qui n'est pas bon pour les affaires. De nouveau les volumes de production doivent baisser, ainsi que l'horaire de travail hebdomadaire. Les programmes ne justifient plus les effectifs qui ont gonflé en 1936 pour répondre aux revendications du Front Populaire puis à un redémarrage rapide de l'économie.
Une photo qui deviendra dérangeante : Louis Renault présente la Juvaquatre à Hitler et Goering en 1937. Copyright Renault pour élargir sa base de clientèle et assurer ses volumes lance la Juvaquatre en 1937. Largement inspirée (copiée ?) de l'Opel Kadett, elle génère des moqueries de la presse spécialisée. En interne, on ne croit pas vraiment au succès de cette deux portes. Une variante à quatre portes est rapidement mise en service, mais sans mieux trouver sa clientèle. Pendant ce temps-là, Peugeot vend trois fois plus de 202 que Renault de Juvaquatre. A la veille de la guerre, Renault a perdu sa position dominante, et est passé derrière Peugeot et Citroën - bien repris en main par Michelin - en nombre de voitures produites. Heureusement, le constructeur de Billancourt assure à lui seul près de 40 % de la production française d'utilitaires. La seconde guerre Alors que Louis Renault s'entête à poursuivre le montage de la Juvaquatre et des camions, Raoul Dautry, nouveau ministre de l'Armement, exige de l'industriel qu'il transforme ses usines pour fabriquer des chars d'assaut. Depuis 1936 la fabrication des chars est nationalisée, mais il s'avère que la capacité de production des arsenaux est insuffisante. Louis Renault a le sentiment que cette exigence est le résultat d'une action menée en sourdine par François Lehideux, qu'il a congédié en juillet 1940 après une ultime altercation, en retirant à celui-ci toutes ses fonctions dans le groupe. Louis Renault a reproché à son neveu sa propension à vouloir prendre sa place et son habitude de décider dans son dos sans lui rendre compte. Or après son départ, François Lehideux entreprend une carrière à Vichy sous l'autorité du maréchal Pétain. Il va y assurer différentes fonctions, notamment la direction du Comité d'Organisation de l'Automobile (COA) qu'il fonde en septembre 1940, en charge de la planification industrielle du secteur. Louis Renault est furieux. De nouveau, on atteint à son autorité, à sa propriété, à son pouvoir. On ne le juge plus capable de diriger ses usines, et ce coup bas vient de deux personnes qu'il connaît très bien : Raoul Dautry et François Lehideux. Louis Renault est persuadé que cette guerre va très vite se terminer, et que des négociations secrètes ont lieu entre Chamberlain, Daladier et Hitler. Dans ce contexte, il ne comprend pas que l'on veuille mettre en péril le merveilleux outil industriel qu'est Billancourt pour une guerre qui sera de toute évidence très courte. Ses concurrents profiteraient immédiatement de son empêchement à produire des automobiles. Malgré tout, il va s'exécuter bon gré mal gré. Le 10 juin 1940, Louis Renault, sur ordre du ministère de l'Armement, part en mission avec sa femme et son fils aux Etats-Unis, afin de remettre au gouvernement américain le dossier du char Renault. Personne ne comprend vraiment cette demande des autorités. Cela ressemble manifestement à une volonté délibérée de l'éloigner de ses usines. Il rentre de son voyage le 22 juillet. On peut imaginer que si au lieu de rentrer à Paris il était resté aux Etats-Unis en profitant des relations et des capitaux dont il y disposait, il aurait pu participer à l'effort de guerre allié. Le destin futur des usines Renault en aurait certainement été modifié. Ce choix était évidemment inconcevable pour Louis Renault. ses usines de Billancourt, c'est l'oeuvre de sa vie. Et il n'est surtout pas question de laisser Lehideux prendre sa place. Louis Renault a rencontré quelques années plus tôt Jean Louis (comme le prénom de son fils ...), né en 1899, dirigeant de la société Babcok Wilcox, fabricant de chaudières, avec qui il a été en affaires. A cette occasion, cet homme lui a tenu tête avec beaucoup de fermeté, mais en même temps de calme et de souplesse. Louis Renault a reconnu en lui un homme d'envergure, de hautes capacités intellectuelles et humaines, doué de compétences techniques et industrielles indiscutables. Il s'est beaucoup renseigné à son sujet, et c'est à lui qu'il a décidé de faire appel pour lui succéder au cas où la maladie ou la mort l'empêcherait de poursuivre son oeuvre, jusqu'à ce que son fils en soit capable. A partir de 1940, on prend l'habitude de voir souvent les deux hommes ensemble. Contrairement à Lehideux, Jean Louis ne s'oppose jamais frontalement à Louis Renault. En cas de désaccord, il préfère convaincre du bien-fondé de ses positions, et le plus souvent cela fonctionne. L'armistice signée, Louis Renault propose aux commissaires allemands un programme qui comprendrait la production de Juvaquatre et de Primaquatre, ainsi que de camions de différents tonnages équipés d'un gazogène. La réponse est brutale. Seuls peuvent être produits des camions pour l'armée allemande, et des pièces détachées pour les camions usagés. Parallèlement, les autorités exigent la remise immédiate de tous les stocks de matières premières. La première réaction de Louis Renault est de dissimuler tout ce qui peut l'être. Mais comment travailler sans matière ! René de Peyrecave, bras droit de Louis Renault pendant l'occupation, alors en charge de l'opérationnel, considère qu'il y a trois manières d'agir face à l'occupant. La première est de céder à ses exigences, mais c'est moralement inacceptable. La deuxième est d'être dans le refus systématique. Mais c'est courir de grands risques. La troisième est un entre-deux, c'est à dire ne faire que ce qui est obligatoire, avoir un minimum de contact avec les Allemands, et ne prendre aucune initiative. C'est cette troisième voie qui est choisie par la direction de Renault. Louis Renault, bien que présent dans ses usines jusqu'à tard le soir, reste le plus souvent cloîtré dans son bureau, contrairement à ses habitudes d'avant-guerre, quand il était à l'affût du moindre dysfonctionnement lors de ses pérégrinations dans les ateliers. Bien que plusieurs de ses cadres - Fernand Picard, Edmond Serre et Auguste Riolfo notamment - réfléchissent déjà à la voiture de l'après-guerre dans le plus grand secret, Louis Renault s'oppose à toute étude nouvelle. Pour ces hommes, mener un tel projet sans se faire prendre ni par Louis Renault ni par les autorités d'occupation est une aventure bien tortueuse. Le patron traîne des pieds face aux demandes des Allemands. Il préfère les persuader qu'il vaut mieux fabriquer des camions. Encore faudrait-il que ceux-ci soient payés. Cette situation le rend nerveux, difficilement abordable, d'une mauvaise humeur permanente. Son état de fatigue fait peine à voir. L'homme est voûté, ses pas deviennent hésitants, ses traits sont tirés, son regard est vague et son élocution est de plus en plus brouillonne. Il rentre dans des fureurs folles pour des riens, alors que des faits importants pour la vie de ses usines le laissent indifférent. Lors de l'un de ses rares déplacements dans ses ateliers, Louis Renault tombe sur l'équipe qui travaille sur le moteur de la petite voiture prévue pour l'après-guerre, dont il ne veut pas. Pris la main dans le sac, les protagonistes sont dans l'embarras. Contre toute attente, il demande à cette équipe de poursuivre ses travaux. Au quotidien, Louis Renault reste tiraillé entre les ordres de l'occupant, sa volonté de fournir du travail à ses salariés, et la survie de l'entreprise qu'il a créée avec ses frères il y a près de quarante ans. Le 3 mars 1942, l'usine est bombardée. Louis Renault s'y attendait. Ce bombardement fait partie d'un plan d'ensemble de destruction des sites industriels qui assistent la machine de guerre allemande. Curieusement, ces évènements galvanisent Louis Renault. Pour éviter le transfert des ouvriers en Allemagne, il faut faire redémarrer l'usine, ou du moins le faire croire aux Allemands. En fait, le patron n'est pas du tout pressé de reprendre une production qui mènera aux mêmes difficultés qu'avant le bombardement. Gagner du temps est son seul mot d'ordre.
Une vue de Billancourt à l'issue du bombardement du 3 mars 1942. Copyright En août 1943, Louis Renault décide de répondre favorablement à une augmentation du programme de production exigée par l'occupant. Même chez les nazis, la confusion règne. La stratégie devient floue, ils ne savent plus quelles sont les bonnes décisions à prendre. Louis Renault exige de son encadrement que des employés soient envoyés dans les ateliers comme ouvrier. La résistance est générale. Louis Renault s'entête et s'énerve. Malgré l'expérience douloureuse de 1936, il refuse d'admettre que ses décisions soient de nouveau discutées. Désordre chez l'occupant, mais désordre aussi à Billancourt. L'indécision au quotidien de Louis Renault dont l'état de santé s'aggrave gagne tous les cadres. Nul n'ose prendre l'initiative. Billancourt est comme un bateau à la dérive, sans véritable commandant. L'aphasie renforce son isolement. Il ne tolère plus aucune explication ni aucune remarque. Cet homme malade est pourtant le dirigeant d'une entreprise qui emploie encore 18 000 salariés. Autour de lui, et jusqu'au cadre familial, il ne ressent plus que de l'hostilité et un manque d'intérêt pour ses souffrances. Un de ses hommes de confiance, Fernand Picard, parvient début 1944 à faire un bilan avec lui. S'il était resté aux Etats-Unis au début de la guerre, il aurait été aujourd'hui hors de tout reproche. Mais pouvait-il raisonnablement abandonner ses employés et ses usines. Il avait vendu des camions à l'ennemi, mais il fallait bien faire vivre l'imposante cité de Billancourt, et sauver ce qui pouvait l'être. Il avait reconstruit avec ardeur les ateliers soufflés par les bombardements. Il avait aussi tenu des propos durs à l'égard des anglais à l'origine des bombardements. Et puis, en tant que capitaine d'industrie, il s'était par la force des choses fait des ennemis ici et là. Rien de très bon ! Les alliés débarquent en Normandie le 6 juin 1944. Le 23 juillet, tout le personnel est mis en congé pour une durée illimitée. Louis Renault et la plupart de ses cadres continuent de venir à l'usine. Le plus grand nombre déjeunent et dînent au mess, encore ouvert. Les troupes allemandes s'enfuient vers l'Est. La grande majorité de la population est soulagée. Pas Louis Renault qui s'inquiète de son attitude passée et qui craint les jours à venir. Il tente auprès de ses proches de justifier son attitude des quatre années écoulées. Quel sort lui réservera la résistance ? Paris est libéré le 25 août 1944. Le 28 août 1944, Louis Renault est présent à l'église de Saint-Cloud aux obsèques de son collaborateur Pierre Lorrain, tué par une balle perdue. Le 29 août, les usines Renault sont rouvertes. Mais pour l'instant une partie seulement du personnel est appelée à reprendre le travail. L'arrestation de Louis Renault Le 15 septembre 1944, Louis Renault quitte la région parisienne en direction du Perche, loin de la fureur populaire. Ses archives sont saisies et son habitation dans la capitale perquisitionnée. Le 23 septembre, Louis Renault et René de Peyrecave se constituent prisonniers. Inculpés de commerce avec l'ennemi, ils sont emprisonnés à Fresnes. Le 27 septembre, le conseil des ministres décide la réquisition des usines Renault. Louis Renault décède le 24 octobre 1944, dans une clinique où il a été transporté deux jours plus tôt dans un état désespéré. Ni famille ni amis ne sont présents pour le soutenir dans ses derniers moments. Cet homme dur tant il était volontaire n'a jamais eu qu'une passion : ses usines. Il n'a vécu que pour elles. Et les erreurs qu'il aurait pu commettre pendant la guerre en cédant aux Allemands, ce fut pour les conserver. Cela a toujours été un homme d'action qui ne supportait aucune résistance, et qui avait une confiance absolue dans sa toute puissance et son infaillibilité. Sa culture générale n'était pas son point fort. Il ne trouvait de distractions à ses usines que dans son domaine d'Herqueville. Louis Renault ne semble avoir jamais su trouver un terme à son appétit de puissance. Il a laissé à son pays une de ses plus grandes entreprises industrielles et une marque, qui 75 ans plus tard, malgré de nombreux soubresauts, fait toujours partie des leaders de l'industrie automobile.
Louis Renault, vers 1939. Copyright Sources :
Yves Richard, Renault 1898/1965, Editions Pierre Tisné, 1965 |