Edwards, la grande oubliée


La voiture de sport Edwards Special dévoilée en 1949 est la première voiture de sport américaine, et la première voiture de course américaine d’après-guerre. En 1954, elle est balayée par les Chevrolet Corvette et Ford Thunderbird beaucoup moins chères, et connaît ainsi le même sort que les confidentielles Nash Healey (1951-1954) et Kaiser Darrin (1953-1954). En course, elle est rapidement supplantée par les Cunningham. Depuis le milieu des années 50, c’est la grande oubliée des voitures de sport américaines. 


Origines de l’Edwards Special


Patron d’une entreprise californienne fabriquant des câbles métalliques, Sterling Edwards a l’idée après la Seconde Guerre mondiale de produire une nouvelle voiture de sport américaine, après leur disparition dans les années 30, durant la Grande Dépression. Certains peuvent y voir une lubie absurde, car aucun grand constructeur américain de l’époque n'envisage de commercialiser une telle voiture, mais Sterling Edwards tient absolument à concrétiser son rêve.

Aux Jeux olympiques d'hiver de 1948 à Saint-Moritz, en Suisse, l'industriel californien alors âgé de 30 ans se retrouve en face d’une voiture de sport Cisitalia aux lignes épurées. A partir de ce moment-là, Edwards devient un véritable admirateur de l’élégance des voitures de sport européennes. Non content d'acheter simplement l'une d'entre elles, Edwards est d'avis qu'une voiture appropriée, capable d’être conduite en ville pendant la semaine, et de participer aux compétitions le week-end, peut être construite en Californie, en étant adaptée individuellement aux goûts et aux besoins des acquéreurs.

Pinin Farina est persuadé que les formes d'avant-guerre sont dépassées, et il veut aller vers des lignes pures, lisses, essentielles, en refusant les châssis encombrants et les carrosseries surchargées de chromes. La première Cisitalia de tourisme est présentée à Milan le 6 septembre 1947, à la veille du Grand Prix d'Italie. Elle arbore une peinture vert pâle métallisé. Sa première exposition à un Salon international a lieu en octobre 1947 à Paris.

Sterling Edwards s’adresse alors à Norman E. Timbs, un designer qui travaille alors sur la voiture révolutionnaire de Preston Tucker lancée fin 1947. Norman E. Timbs a pour mission de créer la voiture imaginée par Edwards. Les dessins originaux sont réalisés par Edwards, puis affinés par Norman Timbs. Edwards sollicite aussi l'expérience de constructeurs de voitures de course. Ainsi, Lujie Lesovsky, Phil Remington et Emil Diedt l'aident à construire le prototype initial. Le modèle définitif est présenté en octobre 1949, un an après la réalisation du châssis doté d’un cadre tubulaire et de roues indépendantes, et quatre mois après le début de son assemblage dans les ateliers Diedt & Lesovsky de Los Angeles, spécialisés dans la construction de voitures de course.  


1949 : Naissance de l’Edwards Special


La voiture de sport baptisée Edwards Special se présente sous la forme d’un élégant roadster à carrosserie ponton de style européen, selon les vœux de son créateur. Elle possède de petits ailerons arrière déjà vus sur les berlines Cadillac lancées l’année précédente. Ceux-ci sont directement inspirés des deux gouvernails de queue de l’avion Lockheed P-38 Lightning qu’Edwards a piloté pendant la guerre. Le moteur est un V8 Ford " 60 " de 2,5 litres, choisi en raison de sa capacité à résister à des vitesses élevées pendant de longues heures. La puissance est portée à 120 ch, contre 60 ch pour la version d’origine.

La première Edwards Special présentée en octobre 1949 affiche un style moderne, avec une carrosserie ponton, de petits ailerons arrière et une large calandre ovale. Sterling Edwards pose à côté de sa voiture qui remporte le Concours d'élégance de Pebble Beach en 1950, qu’il a lui-même initié.

Pour rendre la voiture éligible à la compétition dans la classification en Formule B (2 litres de cylindrée), Edwards prévoit de manchonner les cylindres et de réduire la course du vilebrequin, ramenant ainsi la cylindrée au maximum autorisé. Le moteur est modifié et construit par Eddie Meyer Engineering pour la compétition. Avec le hard-top amovible et le pare-brise en place, la voiture peut rouler sur route ouverte. Pour la compétition, le hard-top en aluminium est remplacé par un tonneau métallique situé derrière les sièges avant, et deux petites vitres prennent la place du pare-brise. Les nombreux journalistes qui découvrent l’Edwards Special la qualifie avec enthousiasme de " plus belle automobile de tous les temps ".


Participation de l’Edwards Special aux compétitions


Les premiers articles de la presse spécialisée qui parlent de la nouvelle voiture de sport américaine indiquent que l’Edwards Special a été conçue pour l'usage personnel de Sterilng Edwards en compétition, et qu'il n'est pas question de la mettre en production. La voiture participe à sa première course sur route à Palm Springs le 16 avril 1950, avec le brillant entrepreneur à son volant. Puis elle est engagée dans plusieurs épreuves qu’elle remporte haut la main, toujours pilotée par Sterling Edwards. La voiture, connue sous le nom R26 en raison de son numéro de course, accumule un joli palmarès pour sa première saison. Cela en dit autant sur le talent de pilotage de Sterling Edwards que sur l'ingéniosité de la conception de la voiture.

En 1950, Sterling Edwards remporte trois épreuves sportives au volant de la voiture qui porte son nom : l’Edwards Special R26. L’appellation R26 vient du numéro de course attribué à la voiture lors de ces épreuves sportives.


Evolution de l’Edwards Special


A partir de ce moment-là, Sterling Edwards cherche à apporter plus de puissance à sa voiture en dotant le V8 de soupapes en tête, ce qui fait passer sa puissance à 135 ch. La première sortie de Sterling Edwards avec cette R26 modifiée a lieu lors de la course de Palm Springs au printemps 1951, où l’engin se montre très prometteur. Durant l’été 1951, Edwards décide de construire une nouvelle voiture combinant la puissance du moteur V8 Chrysler Firepower Hemi qui vient de sortir, avec une carrosserie légère réalisée à partir d'un tout nouveau matériau, la fibre de verre.

La nouvelle Edwards Special en fibre de verre est assemblée dans de nouveaux ateliers adjacents à l’entreprise de câbles métalliques de Sterling Edwards, au sud de San Francisco. Grâce à ses relations avec les membres de la direction de Kaiser, le nouveau modèle repose sur un châssis d’Henry J, choisi pour son empattement court de 2,54 mètres. Sa boite de vitesses provient de chez De Soto, et l'essieu arrière de chez Ford. Le châssis utilise des freins à disque à deux pistons adaptés par Edwards à partir de composants d'avion. Autant dire que la nouvelle Edwards Special est le résultat d’un très subtil patchwork !


1951 : Lancement de la nouvelle Edwards en fibre de verre


L’utilisation par Edwards de la fibre de verre comme matériau de carrosserie est particulièrement nouvelle, puisque la Kaiser Darrin ne sera lancée qu’en 1952, et la Chevrolet Corvette qu’en 1953. Selon Edwards, sa nouvelle voiture connue sous le nom R62 (26 à l’envers…) ne doit constituer qu'un test pour évaluer les propriétés de la fibre de verre dans la conception, et la production en série d’une voiture de sport. En Europe, on réalise le même genre de test pour savoir si l’on peut fabriquer des voitures de sport dans ce matériau, et si ce procédé est fiable. L'entreprise française des frères Chappe et d'Amédée Gessalin (CG) fait partie dès 1950 des pionniers des carrosseries en fibre de verre.

La première compétition de Sterling Edwards avec la nouvelle voiture a lieu le 20 avril 1952, dans les courses sur route de Pebble Beach. Alors que la puissance du V8 Chrysler donne au modèle R62 une accélération foudroyante, une flexion importante du châssis provoque une déformation des panneaux de carrosserie, et produit des changements soudains dans l'adhérence des roues. Pire encore, la flexion du châssis permet aux portes de s'ouvrir sans avertissement ... Le test de fiabilité de la voiture est donc catastrophique, et Sterling Edwards doit se remettre au travail. Parallèlement, il abandonne la compétition, étant supplanté de plus en plus par son compatriote Briggs Cunningham. Il court désormais sur Jaguar puis sur Ferrari. Il mettra fin à sa carrière sportive en 1957.


1953 : Naissance de l’Edwards America


Malgré ses déboires avec la R62, Sterling Edwards poursuit son rêve de construire une série limitée de voitures de sport aux dimensions raisonnables, qui seront dotées des meilleurs moteurs que les Etats-Unis puissent offrir. Un nouveau châssis à empattement court est mis au point. Pour propulser le nouveau modèle, Sterling Edwards choisit le moteur Rocket V8 de 5,3 litres et 185 ch, fabriqué par Oldsmobile, en service depuis 1949, qui s'est taillé une belle réputation sur le circuit Nascar.

La transmission Hydramatic provient également de chez Oldsmobile. Afin de réduire les coûts, divers équipements sont empruntés à la grande série, chez Ford, Dodge ou Studebaker ... La carrosserie en fibre de verre, légère par construction et économique à produire, présente les mêmes défis au constructeur qu’avec la R62, notamment en raison d’un moteur à la masse importante. Les remèdes pour éviter les déformations sont plus ou moins improvisés, Sterling Edwards ayant admis beaucoup plus tard qu'il n'avait aucune idée de la façon dont l'assemblage pouvait résister après des années d’utilisation.

L’Edwards America, ainsi nommée pour souligner son origine américaine, apparaît officiellement à l’automne 1953. Son aspect s’apparente à celui d'une voiture de sport européenne. Cela pourrait être une Ferrari ou une Cisitalia. Le magazine " Road & Track " la présente ainsi dans son numéro de janvier 1954 : " Voici pour la première fois une voiture de sport pratique qui combine des composants américains fiables, des performances élevées, un style qui révèle l'influence italienne et un prix raisonnable. "


1954 : Les cinq exemplaires de l’Edwards America


En 1953 est lancée la seconde génération de la voiture de sport Edwards. La ligne est plus moderne et s’inspire des productions européennes, en premier lieu italiennes, mais également britanniques, voire françaises. La large calandre à quatre barres est désormais trapézoïdale, les phares sont rehaussés et les petits ailerons proéminents ont disparu.

Le châssis subit une modification à partir du deuxième exemplaire. Celui-ci est en effet construit sur une base raccourcie de break Ford Mercury 1950/1952, avec un empattement de 2,72 mètres, contre 2,99 mètres pour le modèle d’origine. Il bénéficie de traverses très robustes, utiles pour éviter les déformations de la carrosserie. Ce châssis est encore renforcé par des plaques de chaque côté du cadre, de traverses supplémentaires et d’une plaque d’acier recouvrant les longerons du cadre et la partie centrale en X. Il s'agit d'un coupé à toit rigide, dans le style des Ferrari 166 contemporaines.

Cette vue du coupé Edwards de 1954 permet d’observer la lunette panoramique, les feux verticaux et l’absence de montant latéral qui autorise un grand champ de vision. Ce style élégant pourrait être signé Pinin Farina, Ghia ou Chapron.

Son V8 de 205 ch provient de chez Lincoln, alors que la transmission Hydramatic est toujours issue de chez Oldsmobile. La sellerie et le ciel de toit sont en cuir véritable, les vitres sont électriques, les roues sont à rayons Kelsey-Hayes, et les pneus sont à flancs blancs. Son prix est fixé à 6 769 dollars. Il a fallu faire appel à un fabricant d'armoires possédant une expérience dans la fibre de verre, afin de parvenir à utiliser correctement les gabarits pour aligner les montants des portes, pour qu'elles puissent s’ouvrir et se fermer correctement.

Les cinq Edwards America produites conservent le même style de carrosserie, que ce soit en version coupé ou cabriolet. Seul le moteur est différent en fonction de la demande des acheteurs.

Le troisième exemplaire de l’Edwards America est un cabriolet, comme le premier. Il est doté cette fois d’un V8 Cadillac choisi par son acheteur, Archibald D. McLaren de La Jolla. Le quatrième exemplaire est carrossé en coupé, avec un V8 Lincoln aussi sélectionné par son acheteur Robert Watt Miller. Le cinquième et dernier exemplaire, un coupé, affiche un V8 Cadillac. Il s’agit de la nouvelle voiture personnelle de Sterling Edwards.

A la fin de 1954, la production de l’Edwards America cesse avec cinq exemplaires assemblés. Un sixième exemplaire en cours de fabrication n’est pas finalisé. Face de la concurrence, la voiture n’est plus du tout compétitive en raison d’un tarif équivalent à près de deux fois à celui d’une Chevrolet Corvette, et même trois fois celui d’une Ford Thunderbird ! C’est la fin de la première voiture de sport américaine d’après-guerre qui, malgré toute la bonne volonté et la passion de son créateur, a pâti d’une certaine improvisation dans sa conception et dans sa fabrication, résultat de son caractère artisanal, à mille lieues de la puissance financière et industrielle des " big three ".

Le cabriolet Edwards de 1954 reprend le style général du coupé. On note sa calandre coupe frites légèrement différente de celle du coupé. Le dessin de la voiture semble si élégant que l’on pourrait croire qu'il s'agit d'une Delahaye, d'une Hotchkiss ou d'une Talbot dessinée par un grand carrossier. Au même moment, Facel Vega lance en France son premier coupé de grand tourisme, propulsé par un V8 américain. Peut-être la véritable héritière de l’Edwards !


Epilogue


La Chevrolet Corvette de 1953, la Ford Thunderbird de 1954 et la Chrysler 300 de 1955 sont à l'origine aux Etats-Unis d'un nouveau marché de la voiture de sport et de grand tourisme. En 1955, une Chevrolet Corvette peut atteindre 230 km/h, une Ford Thunderbird 195 km/h et une Chrysler 300 pourtant beaucoup plus lourde 225 km/h. Ces trois voitures construites avec soin sont fiables et rencontrent un réel succès commercial. 

Ford Thunderbird 1954. Pour Sterling Edwards, il est impossible de résister à la puissance industrielle des big three. Les Chevrolet Corvette, Ford Thunderbird et Chrysler 300 vont lui couper l'herbe sous les pieds.

Aujourd’hui, il existe toujours une Corvette dans le catalogue Chevrolet, même si ce modèle a beaucoup évolué depuis les années 50. Sterling Edwards a été l'un des principaux initiateurs de ce nouveau marché de la voiture de sport et de grand tourisme aux Etats-Unis. Celui-ci va connaître son apogée dans les années 60, avec le lancement des Ford Mustang, Chevrolet Camaro, Mercury Cougar, Pontiac Firebird, Plymouth Barracuda, Dodge Charger, AMC Javelin, Buick Riviera, Oldsmobile Toronado, Cadillac Eldorado, etc …

Texte : Jean-Michel Prillieux / André Le Roux
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