Renault Colorale
La Renault 4 CV a été présentée au Salon de Paris en octobre 1946. Depuis, tous les efforts de la nouvelle Régie Renault sont orientés vers cette petite voiture. La demande est forte, plus forte que l'offre en cette période d'immédiat après-guerre, et ce modèle à lui seul suffit pour faire tourner à plein régime l'usine de Billancourt. Pierre Lefaucheux, PDG de la régie, est néanmoins partagé. Doit-il élargir son offre ou se limiter à ce seul produit, comme Ford à son époque avec la T ? La diversification risque de ramener l'entreprise vers une gamme pléthorique difficile à assumer. Pour sa part, le vice-président, Pierre Dreyfus, est opposé à toute dispersion des efforts. Il pense aussi qu'il ne faut pas se fier au marché d'avant-guerre pour penser l'avenir. La demande a évolué. Et il y a déjà un autre projet en cours de développement, cela de la future Frégate. Cela suffit à ses yeux. Pourtant, il n'est pas évident que la 4 CV puisse à elle seule soutenir toute l'activité automobile du groupe. Il est aussi nécessaire de répondre à la demande d'une clientèle rurale plus aisée, à la recherche d'une voiture moderne, solide, polyvalente et habitable. Les robustes châssis de la Primaquatre et de la Vivaquatre se prêtaient parfaitement à l'élaboration de versions utilitaires et faisaient alors le bonheur des agriculteurs, commerçants et petits artisans. Ces acheteurs sont maintenant abandonnés. La direction commerciale ne manque pas de rappeler que perdre cette clientèle acquise serait un gâchis, surtout s'il s'agit de la laisser partir à la concurrence. Le véhicule rêvé par les commerciaux pourrait s'inscrire dans la gamme des utilitaires, entre la Fourgonnette Juvaquatre et les camionnettes 1000/1400 kg. L'abandon progressif des contraintes imposées par le plan Pons qui planifiait toutes les productions automobiles au sortir de la guerre va s'avérer déterminant dans l'histoire du nouvel utilitaire. Ce qui était impossible en 1945 devient désormais réalisable. Pierre Lefaucheux ne reste pas insensible à ces arguments, et autorise la poursuite des études déjà engagées.
Fourgonette Juvaquatre 1950/51 C'est ainsi qu'est présentée en mai 1950 à la presse la Prairie, première voiture de la famille Colorale. Colorale est une contraction des termes coloniale et rurale. Ce nom est révélateur de la clientèle visée qui se trouve à la fois dans les nombreux territoires de l'Union française - les colonies - et dans les campagnes - le monde rural - de la métropole. Il sonne bien à l'oreille, et évoque aussi le corral, l'enclos dans lequel on enferme le bétail en Amérique, terme qui pour nous autre Français fleure bon l'aventure et les westerns. La présentation officielle de la gamme complète a lieu au Salon de Paris d'octobre 1950. Le service commercial de Renault a souhaité proposer une large gamme de possibilités. Pour cela, les stylistes dirigés par Robert Barthaud ont donné toute la mesure de leur talent en concevant plusieurs carrosseries sur la même base. Parallèlement, Renault expose dans son magasin des Champs-Elysées les Colorale dans des décors évoquant leurs destinations respectives. L'accueil des concessionnaires est favorable. Ils apprécient l'aspect avenant de la voiture, et ils y voient la possibilité d'élargir leur offre. En l'absence d'autres nouveautés majeures, les Colorale font la une de plusieurs magazines spécialisés, et en particulier des numéros " spécial Salon " qui alimentent les kiosques. La presse reprend pour l'essentiel les informations des communiqués de presse officiels de la Régie, sans véritable analyse critique.
L'officiel de la route, Salon 1950 Le dessin de la caisse adopte une ligne ponton, un rien enveloppée. Pour créer une cohérence de gamme, la calandre à moustache rappelle celle de la petite 4 CV. Les hommes de la Régie ne se sont pas embarrassés à fignoler les aspects techniques. Après tout, ce n'est qu'un utilitaire. Le robuste châssis s'inspire de celui du fourgon 1000 KG. Le moteur, un 4 cylindres de 2383 cm3 de 48 ch, n'est pas un foudre de guerre, mais il sert depuis 1936 sur les autres utilitaires légers de Renault. Il est connu dans le réseau sous la désignation " 85 latéral ", en référence à sa cote d'alésage. C'est un ensemble mécanique jugé fiable. Afin d'alléger Billancourt, la fabrication des caisses en blanc est assurée par Chausson à Gennevilliers. Elles sont ensuite expédiées à l'Ile Seguin qui se charge des opérations de peinture et de l'assemblage final.
Présentation de la gamme Colorale au Salon de Paris 1950 L'offre est ainsi organisée autour de deux familles, R 2090 et R 2091. R pour Renault, 2 pour les utilitaires légers et les camions à essence, 09 pour le numéro de projet, et 1 (exemple) pour la version. En fonction de la configuration, sept personnes peuvent prendre place à bord, ou 800 kg de marchandises peuvent être chargées. La famille R 2090 comporte trois modèles : Prairie, taxi et Savane. La Prairie est la première version de Colorale à être produite début 1951. Elle a tous les attributs d'un vaste break à vocation familiale. Les quatre portes s'ouvrent en sens opposé, et l'arrière possède un double hayon. Elle peut accueillir six personnes, trois à l'avant, trois à l'arrière et éventuellement une septième sur un siège amovible installé perpendiculairement dans le coffre. Un vaste espace est disponible pour les bagages. Une fois la banquette arrière retirée, la berline se transforme en un utilitaire très spacieux. C'est la première " voiture à vivre " de Renault. Son constructeur préfère mettre en avant sa fonctionnalité réelle que ses performances modestes. Sa gourmandise en carburant - aux environs de 14 litres aux 100 km - effraye toutefois plus d'un acheteur potentiel.
Renault Colorale Prairie La clientèle visée peut être bourgeoise, mais c'est surtout dans les campagnes françaises " favorisées " que la Régie recrute ses clients. La Prairie plaît dans les grandes régions agricoles où les éleveurs et cultivateurs disposent de revenus supérieurs à la moyenne nationale. Elle marque assez nettement l'origine socioprofessionnelle de ses propriétaires. Ailleurs, on se doute bien que bien peu d'agriculteurs peuvent s'offrir une Prairie (la voiture ...), à l'heure où dans les petites exploitations qui constituent l'essentiel du paysage agricole français, l'accès à la 4 CV relève encore du rêve inaccessible.
Renault Colorale Prairie Renault multiplie les brochures publicitaires qui mettent en scène la Prairie en milieu rural. Au comice agricole, dans les champs, dans les cours de ferme, sur les chemins de terre, sur le marché, ou le dimanche à la chasse ... C'est un véritable voyage dans les campagnes françaises des années 50 que nous offre la Régie.
Renault Colorale Prairie Le taxi est directement dérivé de la Prairie. Le siège du passager avant est absent. L'emplacement ainsi libéré permet d'y déposer des bagages. Des strapontins peuvent être déployés devant la banquette arrière, reculée par rapport à celle de la Prairie. Si ceux-ci sont maintenus en position haute, la place pour les jambes devient majestueuse. La sellerie moelleuse est tendue de velours, tandis que la présence d'un toit ouvrant apporte une touche finale de raffinement. Avec cette version, Renault espère convaincre les compagnies de taxi, notamment la G7 à Paris qui devra un jour ou l'autre remplacer ses vieilles Vivaquatre d'avant-guerre. Une première tentative a échoué en 1948 avec un prototype de monospace sur base Javaquatre. Mais vendue trop cher, le taxi Colorale n'intéresse ni la G7 ni les autres professionnels du secteur.
Taxi Renault Colorale A défaut de carrière en France, que cela soit à Paris ou en province, c'est à l'étranger que le taxi Colorable connaît une certaine réussite. Soixante exemplaires sont commandés pour la Grèce. D'autres sont vendus en nombre auprès des sociétés de taxis de la capitale espagnole. Carrier installé à Saint-Ouen propose pour ces pays des peintures spéciales bicolores et des aménagements sur mesure, d'un très haut niveau de finition pour ce qui est des voitures circulant à Madrid.
Taxi Renault Colorale (brochure espagnole) Troisième version, la Savane est un utilitaire à trois portes caractérisé par sa teinte " jaune sable " de série et son pavillon blanc. Les flancs arrière toilés sont adaptés aux pays tropicaux et le pare-brise s'ouvre pour laisser l'air pénétrer dans l'habitacle. Mais rien ne vous empêche de l'acquérir pour transporter votre bétail.
Renault Colorale Savane La seconde famille, la R 2091, est spécifiquement utilitaire. Elle est représentée par un pick-up, une fourgonnette tôlée et un châssis cabine susceptible de recevoir différents aménagements. Le pick-up est unique sur le marché français. Son équipement est similaire à celui de la Savane, y compris le pare-brise ouvrant. C'est incontestablement la version la plus originale de la gamme. Elle semble avoir puisé son inspiration chez les constructeurs américains.
Renault Colorale pick-up La fourgonnette tôlée n'est pas abandonnée à son sort. Au contraire, elle bénéficie du même niveau d'équipement que la Prairie.
Renault Colorale Fourgonnette tôlée Enfin, la destination première du châssis ou du châssis cabine est de passer chez un carrossier pour y recevoir son habillage. Tout est alors permis : plateau à ridelles, fourgon tôlé, bétaillère, ambulance, etc ...
Renault Colorale châssis cabine aménagé en plateau à ridelles Les tarifs sont variables en fonction des versions. Le taxi est le plus coûteux et requiert un chèque de 695 000 francs. Puis la Prairie s'affiche à 599 000 francs, la Savane à 589 000 francs, la fourgonnette à 578 000 francs, le pick-up à 545 000 francs et enfin le châssis cabine à 498 500 francs. Il faut évidemment y ajouter le prix de son habillage. Ces prix sont un peu plus élevés que ceux que propose Peugeot sur des carrosseries équivalentes. Le constructeur de Sochaux décline en effet depuis octobre 1949 toute une gamme d'utilitaires à partir de la 7 CV 203, qui sont plus économiques à l'usage et qui ont démontré leur fiabilité. Mais les Renault peuvent mettre en avant leur volume utile supérieur et leur conception plus solide qui permettent d'affronter les terrains les plus difficiles. Simca rentre aussi dans la partie en commercialisant à partir du Salon de Paris 1952 le break Aronde. Enfin, Citroën relance sa 11 CV Commerciale en mars 1954.
Peugeot 203 Commerciale
Simca Aronde Commerciale
Citroën 11 CV Commerciale Les espoirs mis dans la famille Colorale sont vite déçus. Alors que l'on espère à terme une production quotidienne de 150 véhicules seule capable d'assurer la rentabilité de ce modèle, ce ne sont que 11 504 Colorale qui sont produites en 1951, soit environ le tiers de l'objectif. C'est la Prairie qui s'en sort le mieux, avec 6 209 exemplaires. D'avril à décembre, Renault a assemblé par ailleurs 2 007 fourgonnettes, 1 025 pick-up, 1 014 Savane et seulement 435 taxis. Il semblerait que l'on ai surestimé la capacité du marché à absorber la Colorale. Ceux qui étaient perplexes il y a deux ou trois ans quant aux chances de réussite de ce modèle ont désormais beau jeu de crier " je vous l'avais bien dit ... ". La Colorale est reconnue pour sa fiabilité, sa robustesse, son volume et sa charge utile. La clientèle traditionnelle déjà existante dans les années 30 a été semble t'il convaincue et satisfaite. Mais elle ne suffit pas pour générer les volumes espérés. Une nouvelle demande émerge après-guerre, mais les acheteurs sont plus sensibles aux attraits des utilitaires Peugeot et Simca, moins volumineux, plus maniables et moins énergivores. 1952 Malgré cet échec, on se refuse à la Régie de renoncer. Augmenter excessivement le prix de vente pour améliorer la rentabilité risque de rebuter de nombreux prospects. L'augmentation sera donc modérée. Mieux vaut aller de l'avant et élargir l'offre.
Renault Prairie 4 x 4 Herwaythor est avec Sinpar l'autre spécialiste français des conversions d'utilitaires en 4 x 4. Cette entreprise présente sur son stand du Salon de Paris 1951 une Colorale 4 x 4. Cette transformation est reprise à son compte par la Régie et intégrée au catalogue en juin 1952, sous le code R 2092. Trois carrosseries sont disponibles : Prairie, Savane et pick-up. Plus lourd de 250 kg que les 4 x 2, ces utilitaires voient leur charge utile ramenée à 750 kg en tout chemin et à 500 kg en tout-terrain. La puissance passe de 48 à 52 ch, mais c'est loin d'être suffisant, et le vieux " 85 latéral " paraît complètement dépassé sur les terrains difficiles.
Renault Colorale Pick-up 4 x 4 1953 On pense effectivement chez Renault qu'un autre choix de motorisation pourrait contribuer à relancer commercialement la grande famille des Colorale. Exit le" 85 latéral " trop lourd, trop gourmand et peu performant. La récente Frégate lancée pour le millésime 1952 dispose d'un nouveau deux litres - 1997 cm3 précisément - plus moderne, plus léger, plus puissant et plus économique, identifié sous la dénomination de " 85 culbuté ". Quelques exemplaires de la Prairie bénéficient de ce nouveau moteur courant 1952. Mais il faut attendre le Salon de Paris 1952 pour une présentation officielle de cette nouvelle série. Après cette date, les deux moteurs sont disponibles en parallèle le temps d'écouler les derniers stocks. Les nouvelles Colorale gagnent 10 ch (58 ch), mais surtout les montées en régime sont plus rapides et les reprises plus vives. Afin de clarifier la situation, toutes les Colorale à moteur 2 litres deviennent des R 2093 en deux roues motrices, et des R 2094 en quatre roues motrices. Hélas, trois fois hélas, le changement de moteur est loin d'avoir l'effet escompté sur le carnet de commandes. Même dans la pire des situations, même avec des pertes de 10 % sur chaque voiture vendue, il n'est pas pour la Régie question de déserter le terrain. La Colorole est maintenue coûte que coûte au catalogue. Renault annonce en cours d'année un nouveau plateau bâché au dessin simplifié, susceptible de contrer la Peugeot 203 équivalente. Afin d'en diminuer le prix, toute forme d'ornementation a disparu. Il remplace avantageusement les plateaux auparavant habillés par les carrossiers sur la base du châssis-cabine, forcément plus coûteux.
Renault Colorale plateau bâché Paradoxalement, le break 300 kg dérivé de la Juvaquatre dont les origines remontent à l'avant-guerre se porte à merveille, preuve que le marché des utilitaires est réel, mais en visant de 300 à 500 kg de charge utile, pas 800 kg. La production des Colorale 4 x 4 est devenue si marginale que Renault préfère la sous-traiter auprès de Herwaythorn, à l'origine du projet. 5 628 Colorale sont produites cette années-là. 1954 L'armée néerlandaise passe commande d'une série de Savane auto-école à doubles commandes qui adopte le type R 2095. Ultime nouveauté, Renault annonce un pick-up inédit dont le plateau est dissocié du dessin d'ensemble, conçu avant tout pour l'exportation, et empreint encore un peu plus de l'influence américaine.
Renault Colorale pick-up Malgré le manque de succès, Renault a pris un certain nombre d'engagements vis-à-vis de son sous-traitant Chausson. Il ne peut pas se permettre de suspendre sans préavis la production des Colorale. Cela serait aussi sur le plan commercial un aveu d'échec face à l'opinion publique. 1955/57 La Régie présente au Salon de Paris 1954 une version Prairie " Service " dépouillée. Il s'agit de générer un peu de chiffre d'affaires avec la pauvre Colorale bien mal en point. Peu après, c'est une Prairie " Union Française " qui est proposée à destination de l'outre Mer, pourvue d'un filtre à air à bain d'huile et de pneumatiques de plus forte section. Pierre Lefaucheux se tue dans un accident de voiture le 11 février 1955. Et il ne faut pas compter sur Pierre Dreyfus qui lui succède pour sauver à tout prix la Colorale, lui qui a toujours pensé qu'industrialiser cette voiture était un mauvais choix. On va donc se contenter d'honorer le contrat avec Chausson. La Colorale est maintenue en production jusqu'en février 1956. Les derniers exemplaires sont vendus au début de l'année 1957. 38 850 Colorale ont été produites depuis 1950.
Renault Colorale Prairie La Colorale n'a jamais eu l'ambition comme la 4 CV d'être un véhicule de conquête pour la Régie. On ne lui en demandait pas tant. Toutefois, force est de constater que ses ventes furent vraiment atones durant ses six années de présence au catalogue. Faute de volume, la rentabilité était nulle, voire négative. Cette situation était indigne d'un grand constructeur. Echec en France métropolitaine, mais échec aussi dans les colonies, où Renault s'est heurté à la concurrence des surplus américains, ou plus frontalement des fabrications US contemporaines émanant de chez Ford, Dodge ou Chevrolet, équipées de V8 autrement plus puissants que le " 85 latéral " de la Régie. Celles-ci ont encore profité de conditions douanières avantageuses et jamais dénoncées, héritées de l'immédiat après-guerre, quand la métropole était incapable de fournir ses colonies.
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