Pierre Lefaucheux
Ingénieur de l'Ecole centrale des arts et manufactures de Paris qu'il intègre en 1919, et docteur en droit, il commence sa carrière en 1922 à la Compagnie des chemins de fer du Nord. Il y est plus spécialement chargé de la reconstruction dans les régions dévastées par la guerre. Mais administrer ne lui suffit pas. Il rêve d'être un bâtisseur. C'est ainsi qu'il rentre en 1924 à la Société de Travaux Dyle et Bacalan, pour laquelle il effectue plusieurs missions dans différents pays d'Afrique. Il accède à partir de 1925 au poste d'ingénieur puis de secrétaire général de la Compagnie générale de construction de fours, avant d'en prendre la direction peu avant la Seconde Guerre. En parallèle, il commence en 1929 une thèse de doctorat qu'il soutient en 1935, sur le thème de " La peseta et l'économie espagnole depuis 1928 ". Mobilisé en qualité d'officier de réserve en 1939, il se voit confier en janvier 1940 par Raoul Dautry, ministre de l'armement, la direction de la Cartoucherie du Mans. Dautry cherche un homme capable de ranimer cette manufacture endormie et paralysée par trop de contraintes administratives. Mais la progression des Allemands met un terme à sa mission dès juillet. il refuse la défaite et rejoint l'Organisation Civile et Militaire (OCM), un mouvement de résistance. En son sein, ses actions sont multiples : rapatriement d'évadés, collecte de renseignements, rédaction de tracts ... Il est par ailleurs membre du Comité Général d'Etudes (CGE), organisme créé par Jean Moulin, chargé d'étudier les mesures à prendre à la fin de la guerre et de proposer des projets de réformes. Sous le pseudonyme de Commandant Gildas, il est chargé en octobre 1943 du commandement des groupes de résistants de trois arrondissements du sud de Paris, puis de toute la rive gauche et de sa banlieue en décembre. Le 8 mars 1944, il devient chef des FFI du département de la Seine. Il dirige alors près de 30 000 combattants provenant de mouvements et de groupes isolés.
Les FFI dans la capitale Arrêté le 3 juin 1944 par le SD, service de renseignement nazi, lors d'une réunion clandestine, Pierre Lefaucheux ne donne au cours de ses multiples interrogatoires aucun renseignement concernant ses activités. Interné à Fresnes, il est déporté à Buchenwald le 15 août 1944. Il est libéré le 3 septembre par les Allemands en pleine débâcle, grâce à l'habileté, au culot et au courage de son épouse, Marie-Hélène. Durant son court séjour en Allemagne, il perd près de 20 kg. Il retrouve son appartement parisien dans une capitale libérée et en liesse. De Gaulle est revenu quelques jours plus tôt, et s'est installé au ministère de la Guerre. La Résistance est au pouvoir et va s'appliquer à mettre en oeuvre les grands projets mûris pendant les années noires. Tout manque en France. Lefaucheux est convié à participer à une mission économique en Angleterre. Son objectif est d'obtenir de nos voisins britanniques une aide en fournitures diverses, notamment du charbon. Alors que Lefaucheux est à Londres, Louis Renault est arrêté. On lui reproche d'avoir commercé avec l'ennemi. Il est interné le 23 septembre à Fresnes, et meurt le 24 octobre dans des conditions qui ont longtemps fait débat. Il paraît évident que la S.A des Usines Renault n'échappera pas à la nationalisation. Mais avant de définir un statut pour l'entreprise, paralysée comme l'ensemble du pays, il faut lui donner un nouveau chef susceptible de la sortir le plus rapidement possible de sa léthargie. Dans le cabinet de Robert Lacoste, ministre de la Production Industrielle, plusieurs noms circulent. Celui de Pierre Lefaucheux semble faire l'unanimité. On pense qu'il vaut mieux confier les commandes du constructeur automobile à un industriel plutôt qu'à un fonctionnaire, aussi talentueux soit-il. En rentant de Londres, Pierre Lefaucheux apprend donc sa nomination au poste d'administrateur provisoire des usines Renault, première entreprise française de par son importance. Il hésite. Mais sa femme l'incite à accepter cette proposition qui lui permettra de mettre en oeuvre l'idéal social qu'il s'est forgé durant la guerre. L'occupation et la guerre ont profondément changé l'homme, l'éloignant de la haute bourgeoisie industrielle et libérale dont il est l'un des fils, le conduisant à partager des idées de gauche, sans pour autant s'engager politiquement.
L'île Seguin victime des bombardements alliés Le site de Billancourt est alors partiellement en ruine, et on n'y produit plus grand-chose. Lefaucheux ne connaît quasiment rien à l'automobile, lui qui préfère circuler dans la capitale sur sa bicyclette. Le défi est de taille : reconstruire la plus grande usine de France, lui insuffler une nouvelle dynamique, démontrer que le choix de la nationalisation est le bon, mais aussi participer de manière active au redressement du pays. A son arrivée à Billancourt le 4 octobre 1944, il rencontre une équipe profondément choquée par l'arrestation et l'incarcération de son patron. Ils sont nombreux à considérer qu'il s'agit d'une spoliation, et que Lefaucheux n'est qu'un usurpateur. Il devra faire ses preuves. Pour l'instant, à l'Ile Seguin, avec les bombardements successifs, le potentiel de l'entreprise est réduit des deux tiers. De nombreuses machines ont été détruites ou dispersées. Celles demeurées opérationnelles sont pour la plupart archaïques, aucun matériel n'ayant été renouvelé depuis 1938. Les parcs à charbon sont vides. Privée d'énergie et de matières premières, Renault est au point mort. Sur les 38 000 salariés que comptait l'usine avant la guerre, 14 000 sont présents et disponibles en 1944. On en choisit 8 000 pour remettre les installations en état de fonctionnement. L'une des premières missions à laquelle est confronté Lefaucheux est de superviser l'activité du Comité d'épuration. Celui-ci est constitué de représentants des syndicats, des partis renaissants et des mouvements de la Résistance. Son rôle est d'écarter ceux qui ont manifestement collaboré avec l'occupant, en poussant par exemple la production pour répondre à ses attentes, ceux qui sont volontairement allés travailler en Allemagne, ou ont dénoncé des résistants. Lefaucheux demande au Comité d'effectuer son travail avec célérité et équité. Le Comité propose les sanctions, mais c'est Lefaucheux qui décide. Cette mission délicate est menée en moins de six mois. Une fois le passé apuré, tous se doivent de ne penser qu'à l'avenir, sous l'autorité de leur nouveau patron.
Comité ou commission d'épuration, il semble nécessaire d'apurer le passé pour reprendre la marche en avant Lefaucheux doit trouver parmi les cadres de l'entreprise les personnes sur qui il va pouvoir s'appuyer. Il réunit les principaux responsables, en leur expliquant que désormais ils ne travaillent plus pour un seul homme, Louis Renault, mais pour la Nation toute entière. Il ne méprise pas pour autant l'héritage de son prédécesseur, " un grand homme malade et à terre qu'il ne s'agit pas d'accabler ", et comprend, voire approuve, l'attachement des cadres à leur ancien patron. Lefaucheux passe beaucoup de temps à naviguer entre l'usine qui panse ses plaies et les ministères d'où doit venir l'impulsion. Une usine a besoin de moyens de transport, d'énergie, de matières premières. Mais tout est rationné. Auprès de son personnel qu'il réunit le 10 novembre, il évoque sans détours les difficultés, mais parle aussi de ses projets pour l'entreprise. La modernisation de l'outil industriel, l'expansion, la décentralisation, l'internationalisation seront les futurs combats à mener. Sans forcer le trait, Lefaucheux parvient à s'imposer. Ingénieur, industriel, juriste, doté d'un dynamisme sans failles et d'un sens inné de la communication, il semble en effet réunir toutes les qualités requises pour assurer ses nouvelles fonctions.
A l'entrée de l'Ile Seguin, 2 graphiques illustrent les objectifs de production (camions et voitures), et les réalisations En 1944, 1 045 véhicules industriels sortent des chaînes de Billancourt. La plupart sont longuement stockés sur des chandelles, en attendant l'arrivée de pneumatiques. Une partie du personnel est affectée à la remise en état du matériel roulant produit avant-guerre ou arrivé d'Amérique avec les alliés. il s'agit de chars, camions, moteurs, etc ... On fabrique aussi des pièces de rechange. La guerre n'est pas encore terminée, et ce sont des véhicules Renault récemment produit à Billancourt qui participent aux secours à Buchenwald. La reddition allemande ne sera signée que le 7 mai 1945. Une question majeure reste à définir : le statut de l'entreprise. Lefaucheux va se battre pour s'en tailler un sur mesure, garant d'efficacité. Son quotidien ne doit pas être perturbé par des contrôles incessants avant toute prise de décision. Il a vu à la Cartoucherie du Mans les effets néfastes d'un tel système. Il veut être libre et il le fait savoir. S'il n'obtient pas gain de cause, il s'en ira. D'autant plus que l'entreprise Renault doit elle aussi faire ses preuves sur un marché concurrentiel, ce qui n'est pas le cas des autres branches en cours de nationalisation. Ses efforts sont récompensés. Une ordonnance publiée le 16 janvier 1945 précise les conditions de nationalisation des usines Renault. Celle-ci est (entre autres) signée par le Général de Gaulle. Tous les biens de Louis Renault sont transférés à l'Etat. La Régie n'aura pas à subir la rudesse des contrôles financiers habituellement exercés sur les établissements publics autonomes ou les entreprises faisant appel au concours financier de l'état. L'Etat ne gèrera pas Renault. L'entreprise sera pilotée comme une entreprise industrielle et commerciale ordinaire, avec son PDG et son conseil d'administration.
De nombreuses brochures publicitaires vantent les mérites des utilitaires Renault Lefaucheux continue sa lutte au quotidien avec ses ouvriers et ses cadres. On travaille la nuit, faute de pouvoir obtenir dans la journée l'électricité nécessaire. Il faut convaincre le Ministère de la Production Industrielle d'attribuer à la Régie suffisamment de matières premières. Cette administration ne veut pas favoriser l'entreprise nationalisée aux dépens de ses concurrents. Le haut fonctionnaire qui gère ces questions s'appelle Pierre Dreyfus. Le nouveau PDG doit aussi se battre contre la calomnie dont est victime la Régie. Certains se montrent en effet très critiques vis-à-vis des hommes qui la mènent, de leur salaire, des statuts, du gouffre financier supposé, voire des produits même issus de BIllancourt qui " seraient sabotés " sur les chaînes. 12 036 véhicules sont produits en 1945, dont seulement 5 voitures particulières. Lefaucheux déclare à ses troupes en octobre 1945 qu'il prendra encore et toujours les attitudes les plus hardies pour sortir la Régie de sa torpeur, et forcer le succès.
Dès 1946, la Régie annonce toute une gamme d'utilitaires Louis Renault avait durant la Première Guerre concentré tous ses efforts sur la production d'armement. En 1918, il était dans l'incapacité de présenter le moindre nouveau modèle civil. Il a cette fois bien pris garde à ne pas renouveler la même erreur. Dans le plus grand secret, à l'insu des Allemands qui ne voient rien (ou qui font semblant de ne rien voir), l'idée d'une voiture économique a fait son chemin. Quand Pierre Lefaucheux arrive à Billancourt, il découvre deux prototypes d'une petite Renault de 4 CV fiscaux. Une autre berline plus imposante de 11 CV a été étudiée parallèlement, qui s'inscrit mieux dans la tradition des grandes berlines au losange d'avant-guerre. Lefaucheux comprend vite que pour grandir et aller loin, c'est le plus petit des deux modèles qu'il faut produire. Le plan de Paul-Marie Pons, haut fonctionnaire travaillant pour le Ministère de la Production Industrielle, ne prévoit cependant pas que Renault s'engage dans la fabrication de voitures particulières. En effet, les autorités attribuent à l'entreprise de Billancourt la fabrication de véhicules industriels. Il faut toute la ténacité de Lefaucheux pour faire infléchir la position de l'administration, et il obtient in extremis que la future 4 CV soit inscrite dans ce fameux plan Pons. Après le combat mené contre les pouvoirs publics, Lefaucheux doit maintenant convaincre les cadres récalcitrants qui l'entourent, pour la plupart d'anciens collaborateurs de Louis Renault. Et leurs arguments sont nombreux : voiture trop petite et peu attractive, qui n'est pas dans l'esprit de ce qu'attend la clientèle fidèle à la marque, difficulté de gagner de l'argent avec un engin économique, etc ... Face à eux, Lefaucheux est seul ou presque. Il est vrai qu'il n'a pas la tradition automobile maison ancrée dans son coeur comme ses collaborateurs. Avec son oeil neuf, il est convaincu que la 4 CV correspond aux besoins du marché. Sa principale préoccupation n'est pas pour l'instant de gagner de l'argent. Il faut proposer un véhicule " démocratique ", pour le plus grand nombre, au plus faible prix, ceci afin de contribuer au redressement de l'économie en général. Son regard va plus loin que celui du seul intérêt de la Régie. Il a une conception nationale de son rôle, et surtout il est persuadé que l'avenir appartient à la grande série. Avant-guerre, Louis Renault proposait six modèles différents, avec une multitude de variantes de carrosseries. La nouvelle Régie ne produira dans un premier temps qu'un seul modèle de tourisme, avec une seule carrosserie.
Cette caricature de Pierre Lefaucheux parue dans l'Action Automobile de novembre 1950 le montre comme l'homme de la 4 CV, qui s'apprête à conquérir le monde. Les deux prototypes étudiés durant la guerre ne comptent l'un et l'autre que deux portes. Seule une voiture à quatre portes saura aux yeux de Lefaucheux répondre à la nouvelle demande du marché. Les études se poursuivent dans ce sens. " Certes, mettre tous ses oeufs dans le même panier est un risque, mais il suffit dès lors de bien surveiller le panier ", dixit Lefaucheux. Là où Lefaucheux assomme ses proches collaborateurs et agit en tant que visionnaire, c'est quand il annonce un objectif de production de 300 voitures par jour, avec un seul modèle, alors qu'à la veille de la guerre, Renault parvenait à peine à sortir moins de 250 véhicules de tous types en 24 heures. S'agit-il simplement d'ambition et d'audace, ou de folie pure ? Nombreux, incrédules, sont ceux qui penchent encore à ce moment-là du côté de la seconde version. Un calendrier est pourtant défini. La 4 CV sera présentée au Salon de Paris 1946. Sa production devra débuter au cours de l'été 1947, et 300 exemplaires seront livrés aux concessionnaires avant le Salon de 1947. La cadence effective de 300 voitures par jour devra être atteinte courant 1949. Moins difficiles à convaincre que ses cadres, les ouvriers, syndicats et membres du comité d'entreprise s'avèrent séduits par cette vision de l'avenir. Même les partis politiques de gauche exhortent leurs adhérents à produire toujours plus, dans l'intérêt de la classe ouvrière.
La chaîne de la 4 CV est mise en marche, alors que l'usine manque encore de tout Renault produit en 1946 environ 28 500 véhicules, dont près de 20 000 utilitaires et 8 500 voitures particulières, en l'occurrence des Juvaquatre, plus quelques modèles de pré-série de la 4 CV. Plusieurs véhicules sortent incomplets des chaînes, pour être repris ultérieurement, quand les sous-traitants et fournisseurs d'accessoires peuvent enfin livrer les éléments manquants. Deux ans après la libération de Paris, on fait encore avec les moyens du bord. Comme annoncé, la 4 CV est au Grand Palais en octobre 1946. Mais le public ne peut que la regarder de loin. Il n'est pas question de la toucher, et encore moins de l'essayer. Afin qu'elle soit bien identifiable, on a renoncé au noir habituel, et opté pour une peinture deux tons jaune, récupérée ... dans les stocks de l'Afrikakorps de Rommel ! La mise en oeuvre des outillages de la 4 CV se poursuit durant l'hiver 1946/47. Car c'est bien ainsi qu'elle s'appellera, après que d'autres noms aient été suggérés à l'issue d'un concours interne : Régine, Réginette ou Rigiquatre ... Lefaucheux qui ne cesse de faire campagne pour sa voiture auprès des politiques, des hauts fonctionnaires et des plus grands industriels ne se prive pas de les inviter à Billancourt pour prendre place à bord de la 4 CV. Le message qu'il fait passer est simple : comme cela s'est produit aux Etats-Unis avec la Ford T, l'automobile exclusivement objet de luxe est appelée à disparaître. Des couches toujours plus larges de la population vont enfin y accéder, jusqu'aux employés et ouvriers. La démocratisation est en route. A la Régie, sur le plan social, le climat initial favorable fait de compréhension et de coopération fraternelle va assez rapidement prendre du plomb dans l'aile. En avril 1947, une première grève intervient. Une minorité bloque l'atelier des pignons. En peu de temps toute l'usine se fige, faute d'approvisionnement. Une évidence commence à poindre : Renault, entreprise nationale, constitue désormais un modèle observé par l'ensemble des milieux ouvriers français. La Régie devient plus que jamais le balcon du syndicalisme. Lefaucheux doit se faire à cette nouvelle donne : quand Billancourt éternue, c'est toute la France qui s'enrhume.
Grève de novembre 1947 à la Régie Renault Les premières 4 CV de série tombent de chaîne le 12 août 1947. Cet engin léger, vif et nerveux, enchante les premiers essayeurs. Il n'est pas grand, mais on y tient à quatre. Il n'est pas cher, et sa consommation est faible. Tout de suite, les commandes affluent, les délais de livraison grimpent jusqu'à deux ans. La locomotive est en marche, et en décembre 1948, la " petite motte de beurre " sort déjà à 232 unités par jour. L'entreprise dégage un bénéfice. Elle peut investir dans de nouvelles machines. Les effectifs approchent les 40 000 personnes. La productivité ne cesse de croître. En 1949, on double les chiffres de 1938. Les 300 voitures par jour sont atteintes en avril 1949. Pierre Lefaucheux réunit ses cadres pour leur demander ce dont ils auraient besoin pour arriver en peu de temps à 500 voitures. Il les conditionne en leur indiquant que dans six mois ils auront à mener la même réflexion pour 1000 par jour. Ces objectifs laissent pantois ces hommes d'expérience, mais pas du tout rodés à de telles cadences. Le gouvernement incite la Régie à exporter. Lefaucheux n'a pas besoin de se faire prier, convaincu de cette nécessité pour assurer la pérennité du groupe. Ainsi, par exemple, la 4 CV est présentée aux Etats-Unis. L'objectif initial indique 1 000 ventes par mois. En septembre 1948, ce sont pas moins de 3 200 Renault 4 CV qui trouvent preneur.
La 4 CV part à la conquête des Etats-Unis dès 1949 En 1950, Lefaucheux peut afficher un large sourire. Ses choix ont été les bons. Sa liberté d'action vis-à-vis de l'état lui a permis de faire progresser Renault à grands pas. Alors que son niveau de production était proche de celui de son principal concurrent Citroën au sortir de la guerre, Renault a maintenant largement distancé son challenger, tant dans le domaine des véhicules industriels que dans celui des voitures de tourisme. Il reste cependant une difficulté : le temps et l'énergie que le PDG doit consacrer au dialogue social avec les syndicats. Renault lance au Salon de Paris 1950 la série des Prairie et Colorale. Mais cet engin tient plus de l'utilitaire que de la voiture du tourisme, et ses ambitions commerciales sont forcément limitées. Le bureau d'études a abandonné le projet de 11 CV étudié pendant la guerre, pour se consacrer à une toute nouvelle voiture de 2 litres, la première en France à être équipée en grande série de suspensions indépendantes sur les quatre roues. Le site de Billancourt à saturation est bien entendu incapable d'accueillir un tel modèle. L'extension ne peut se faire que loin de Paris où la place est comptée. Le gouvernement est par ailleurs soucieux - déjà - de désengorger la capitale, et l'heure est à la décentralisation. Louis Renault avait donné le chemin à suivre soixante ans plus tôt, en s'installant en bord de Seine en direction de la Normandie. Il suffit donc de porter le regard vers l'Ouest. C'est ainsi que Pierre Lefaucheux trouve à Flins, à une quarantaine de kilomètres de Billancourt, une vaste zone d'herbages susceptible d'accueillir une usine flambant neuve. La Seine servira de cordon ombilical entre les deux sites. La Frégate qui n'est pas encore totalement prête est présentée au Palais de Chaillot le 25 novembre 1950.
Pierre Lefaucheux lors de la présentation officielle de la Frégate au Palais de Chaillot le 25 novembre 1950 L'étude du site et les travaux sont menés à grande vitesse. Lefaucheux est omniprésent sur le chantier. Il y exprime et y communique son enthousiasme d'agir, de créer. La première Frégate sort de chaîne le 29 décembre 1951. Un important programme immobilier a été lancé afin de loger dans les meilleures conditions le personnel, qu'il s'agisse de nouveaux embauchés ou d'ouvriers en provenance de Billancourt. Lors de l'inauguration de Flins le 2 octobre 1952, Lefaucheux peut vivre un grand moment de fierté. Il a franchi tous les écueils de la reconstruction, les querelles liées au statut s'estompent, Renault s'affirme de plus en plus comme une entreprise pilote tant sur le plan industriel qu'économique, la décentralisation est en route, les exportations se développent. L'ordre social est globalement maintenu, si ce ne sont quelques mouvements de grève ponctuels. Pierre Lefaucheux, par son énergie, est parvenu à vaincre le malthusianisme français d'avant-guerre. Ses détracteurs de la première heure ne peuvent que s'incliner, et saluer son travail. Le niveau d'activité cumulé de Billancourt et Flins baisse légèrement en 1953, pour mieux repartir à la hausse dès 1954. A ce moment, les commandes de 4 CV battent tous les records avec une moyenne de 800 unités par jour. Le marché est demandeur. 45 % des acheteurs font l'acquisition de leur première automobile, et en mars 1954 cela concerne 516 salariés de la Régie.
Renault Frégate Le 8 avril 1954, Renault loue de nouveau le Palais de Chaillot pour célébrer avec éclat ces chiffres records. La 50 000ème Frégate a quitté il y a peu l'usine de Flins. Un demi-million de 4 CV ont été produites depuis ses débuts. Dans quelques jours, la récente Régie aura fabriqué un million de véhicules, et Renault dans sa globalité depuis sa création en 1898 deux millions. En moins de dix ans, Pierre Lefaucheux est donc parvenu à doubler ce qu'avait fait Louis Renault en 46 ans.
L'Automobile, numéro 97, 1954 En 1951, Lefaucheux signe un accord avec la FASA (Fabrication de Automobiles SA) pour le montage puis la fabrication progressive de la 4 CV à Valladolid en Espagne. En 1953, un accord similaire est conclu avec les Japonais de chez Hino. Fin 1954, ce sont entre 150 et 180 4 CV qui sont assemblées chaque jour dans sept usines étrangères. En 1954, la Régie a produit 204 666 véhicules contre 29 705 en 1946. Début 1955, la production quotidienne de Renault est d'environ 950 véhicules, dont environ 60 % de 4 CV et 20 % de Frégate, le solde se répartissant entre les Colorale, Juvaquatre, camions, tracteurs et autorails. L'intégration verticale de Louis Renault a été progressivement abandonnée, au fur et à mesure que les fournisseurs extérieurs ont été en capacité de fournir des produits équivalents, à bon prix. On ne fabrique plus à Billancourt ni pneus, ni phares, ni bougies, ni amortisseurs. Par contre, on y a développé des techniques de production modernes, par le biais notamment des machines transfert.
Plusieurs milliers de 4 CV circulent au Japon. Elle sont produites chez Hino. Le vendredi 11 février 1955, Pierre Lefaucheux prend la route de Strasbourg. Notre homme, conducteur moyen lors de son arrivée chez Renault, a depuis pris de l'assurance, et se pique de faire jeu égal avec les essayeurs de la Régie. Près de Saint-Dizier, sa Frégate dérape sur une plaque de verglas. Elle part en tête à queue, sort de la route en tonneau, et s'immobilise dans un champ. Pierre Lefaucheux est tué net par la projection de sa valise qui frappe sa nuque. Le samedi 19 février, ils sont plusieurs milliers d'ouvriers, employés, ingénieurs et cadres à lui rendre un dernier hommage à l'île Seguin. La Régie est en deuil. En sa mémoire, l'usine de Flins porte son nom. Pierre Dreyfus lui succède le 27 mars 1955.
Au centre de cette photo, tenant la coupe Pierre Lefaucheux, à sa droite Jean Rédélé. On fête ce jour là les victoires des équipages de la 4 CV sur les Mille Milles 1954. |