Paige, Jewett, Graham-Paige, Graham


Paige est une marque automobile américaine fondée à Detroit en 1908 et rachetée en 1927 par les frères Graham (Joseph, Robert et Ray), qui firent évoluer le nom de la société en Graham-Paige. Graham-Paige est surtout connue pour son modèle dit " à nez de requin " fabriqué de 1937 à 1939. Peu prisée par la clientèle, cette voiture engendra d’importantes difficultés financières dont la marque ne se releva pas. Graham-Paige cessait toute production automobile en 1940. Ses installations furent rachetées en 1944 par Joseph Washington Frazer en 1944.


1908/1927 : Paige


En 1908, Frederick Osgood Paige et Harry Mulford Jewett unissent leurs forces pour créer la Paige-Detroit Motor Company. Paige apporte l'automobile, Jewett sa fortune acquise dans le commerce de charbon. Le premier modèle de la marque Paige-Detroit commercialisé en 1908 est un roadster deux places, doté d’un moteur trois cylindres à deux temps de 2,2 litres. En 1910, ce moteur est remplacé par un 4 cylindres à 4 temps. L’année suivante, la marque devient Paige tout court.

Paige commence à produire des automobiles en 1908. Le premier modèle disposant de deux places est animé par un 3 cylindres 2 temps de 2,2 litres.

Le premier modèle 6 cylindres d'une puissance de 36 ch est proposé en 1914. Deux autres 6 cylindres sont lancés en 1916, dotés de moteurs de 3,7 litres (Type 6-36) et 4,9 litres (Type 6-46). Les modèles 4 cylindres sont abandonnés à l'issue de l'année 1915. Le constructeur se concentre alors sur les 6 cylindres. Déjà Paige offre une gamme étoffée de carrosseries.

Paige 6-51, 1917. Paige abandonne les 4 cylindres à l'issue de l'année 1915 pour porter tous ses efforts sur des modèles 6 cylindres.

Pour 1919, Paige renonce aux modèles 6 cylindres équipés de moteurs fabriqués en interne au profit de moteurs achetés. Ils sont connus sous le nom de Paige-Linwood quand ils sont dotés d’un 6 cylindres Duesenberg de 3,5 litres, et sous celui de Paige-Larchmont quand ils sont équipés d’un 6 cylindres Continental de 5 litres.

Paige 6-55, 1920. Au début des années 20, les Etats-Unis sont le plus important marché au monde pour l'automobile. Il y a de la place pour tous, mais chacun doit se positionner. Paige s'inscrit comme une marque de " demi-luxe".

Le modèle Paige le plus remarquable est incontestablement la Daytona, un roadster commercialisé à partir de 1922. C’est une trois places à tendance sportive, équipée d’un 6 cylindres de 6 litres. La troisième place passager prend la forme d'un strapontin qui se déplie sur le côté droit au-dessus du marchepied, une position manifestement peu sécurisée. La Paige Daytona a des roues fils métalliques et son nom a été choisi pour commémorer le record de vitesse de 164 km/h réalisé en 1921 par une version allégée de ce modèle. La fabrication de la Daytona se poursuit jusqu’en 1926. A partir de 1921, la forme du radiateur ressemble en tout point à celle des Bentley contemporaines. La dernière Paige est présentée en 1927. Cette année-là, trois châssis sont disponibles avec un 6 cylindres et un seul avec un 8 cylindres.

La Paige Daytona produite entre 1922 et 1926 est sans doute le modèle le plus emblématique de la marque. On remarque l'ouverture pour le troisième siège escamotable situé au-dessus du marchepied (source : Bonhams)

La marque Paige est restée depuis la fin de la Première Guerre mondiale sur le marché des automobiles plutôt de haut de gamme, sans toutefois atteindre le prestige des Packard, Cadillac, Lincoln ou Pierce-Arrow. Elle fait surtout face aux Buick, Oldsmobile ou Studebaker. En 1922, son propriétaire tente d'élargir son public.


1922/1928 : Jewett


En 1922, Paige crée une nouvelle marque dédiée aux véhicules bon marché, Jewett. Ce nom est en fait celui du président de Paige, Harry Mulford Jewett, ce qui démontre un certain côté mégalomaniaque de la part de cet entrepreneur américain. L’idée sera reprise au début des années 50 par Henry J. Kaiser qui appellera sa marque de voitures économiques … Henry J.

Au début des années 20, le marché américain semble sans limites et les constructeurs prévoient de vendre de plus en plus de voitures, si possible en multipliant le nombre de marques. Le premier modèle de la marque Jewett est une 6 cylindres de 2,5 litres développant 50 ch baptisée Jewett Six. Il est étonnant que le constructeur n’ait pas préféré proposer une 4 cylindres, moins chère à produire. Sans doute le moteur 6 cylindres s’était-il suffisamment démocratisé aux Etats-Unis pour pouvoir en créer une version d’entrée de gamme, ce qui pouvait sembler peu pertinent pour un observateur européen.

La publicité Jewett vante la beauté des automobiles de la marque et leurs performances, un ensemble proposé à un modeste prix d'achat.

La Jewett Six est vendue entre 1922 à 1925. Son prix est de 1 065 dollars pour la version berline standard et 1 395 dollars pour la version berline DeLuxe. En 1926, la puissance est ramenée à 40 ch, mais les quatre freins sont désormais hydrauliques. Les tarifs sont également revus à la  baisse, puisque la version standard est vendue 995 dollars et la version DeLuxe 1 095 dollars.

En 1927, alors que la marque Paige est rachetée par les frères Graham, la marque Jewett - qu’il ne faut pas confondre avec Jowett, constructeur britannique - semble condamnée et sa suppression intervient effectivement en 1928. Elle ne correspond plus à la stratégie voulue par les nouveaux propriétaires qui souhaitent monter en gamme. La même année, l'idée d’une automobile bon marché proposée sous une marque spécifique est reprise par Walter Percy Chrysler, qui crée de toutes pièces la marque Plymouth, dont l'histoire ne s'achèvera qu'en 2001.

Au total, la Jewett Six a été produite en 115 879 exemplaires répartis comme suit : 9 498 unités en 1922, 25 900 en 1923, 27 662 en 1924, 28 621 en 1925, 14 560 en 1926, 5 383 en 1927 et 4 255 en 1928.


1927/1932 : les débuts de Graham-Paige


Joseph, Robert et Ray Graham sont nés respectivement en 1882, 1885 et 1887 dans la ferme familiale dans l'Indiana. Au fil des ans, l'exploitation grossissante, les trois frères auraient pu y vivre confortablement de l'élevage de bétail, mais ils voyaient plus grand, plus haut. Au début du siècle, Joseph et son père investissent dans une fabrique locale de verre, qui se sert du gaz naturel dont regorge la région depuis la découverte d'un gisement en 1901. A seulement 19 ans, Joseph dépose un brevet relatif à un nouveau procédé de soufflage du verre qui rend les épaules des bouteilles plus solides. En 1906 le père et le fils deviennent les propriétaires de la Graham Glass Company. Les affaires prospèrent avec la construction de nouvelles usines. En 1916, ils répondent favorablement à une offre de fusion d'un concurrent, la Owens Bottle Company. Pour autant, la famille Graham va conserver encore longtemps des intérêts financiers dans cette industrie du verre.

Cette page tournée, les trois frères s'orientent vers une nouvelle activité, la fabrication de carrosseries pour utilitaires. La main-d'oeuvre est abondante dans l'Indiana. Nombre d'entreprises abandonnent en effet les voitures à cheval. Les Graham proposent une gamme élargie de camions et d'autobus sous les couleurs de Graham Brothers. Ils habillent des bases Continental, Weideley ou Dodge. L'affaire est fructueuse, et attire l'attente de Frederick J. Haynes, président de Dodge Brothers, qui voit dans cette affaire une opportunité pour sa compagnie d'être présente dans le secteur des utilitaires et des camions, sans que cela vienne perturber sa production automobile.

1924 Graham 1 ½ ton Stake Truck. Alors que jusqu'à présent, un client devait faire habiller par un carrossier le châssis de l'utilitaire qu'il achetait, les frères Graham proposent des véhicules complets, avec une variété de carrosseries permettant de répondre à tous les besoins.

Les frères Graham sont réceptifs à l'offre de Haynes. Un accord est signé en avril 1921 en vertu duquel Graham produira des camions uniquement avec des moteurs et des transmissions Dodge. Ceux-ci seront vendus exclusivement dans les concessions Dodge. Cet accord est bénéfique pour les Graham, qui peuvent s'appuyer sur la notoriété et le réseau d'un grand constructeur. Ainsi, les Graham ont les moyens de s'installer à Detroit où une deuxième usine est construite pour seconder celle d'Evansville dans l'Indiana. Joseph assure la présidence de la compagnie, qui fonctionne presque comme une filiale de Dodge.

D'autres sites sont construits tout au long de la décennie, à Stockton en Californie, à Toronto au Canada, mais aussi et encore à Detroit où les capacités industrielles sont étendues. La production passe de 1 086 véhicules en 1921 à plus de 37 000 en 1926, faisant de Graham le plus gros fabricant de camions au monde. C'est le moment que choisissent les trois frères pour céder 51 % du capital de leur société à Dodge.

Ils réinvestissent cette fortune en actions Dodge, et se retrouvent ainsi parmi les principaux actionnaires du constructeur. A ce stade, les Graham n'ont plus de soucis à se faire. Pourtant en avril 1926, ils abandonnent leurs fonctions au sein de Graham Brothers, et revendent les 49 % restants à Dodge. On peut s'interroger sur leurs motivations. Peut-être n'ont-ils pas trouvé leur compte chez un grand constructeur, dans une organisation qu'ils ne contrôlaient plus. Ils se sont aussi rendu compte que leur projet de produire une voiture sous leur propre marque n'était pas réalisable chez Dodge.

La gamme des camions Graham Brothers pour 1928 comprend quatre modèles à 4 cylindres allant de 450 à 1360 kg de CU et un modèle à 6 cylindres de 2 tonnes. La marque Graham Brothers sera utilisée jusqu'en 1929, quand Dodge sera intégré à la Chrysler Corporation.

Les trois frères qui ont le goût d'entreprendre ne peuvent évidemment pas rester inactifs. En juin 1927, ils prennent le contrôle de Paige. Son président depuis 1911, Harry Mulford Jewett, est bien décidé à passer la main. Ses affaires ne sont pas très florissantes, avec des ventes en berne et une rentabilité médiocre. Les frères Graham sont intéressés par l'outil industriel de Paige, une usine dont la construction se termine sur Warren Avenue à Dearborn, en banlieue de Detroit. Outre l'achat du site, un programme d'investissement visant à parfaire l'outil industriel est lancé. Les talents réunis des trois frères Graham augurent de belles perspectives. Joseph est doué pour l'ingénierie et la production, Robert pour la vente et Ray pour les finances. Pendant six mois, la gamme Paige demeure inchangée, le temps de créer de nouveaux modèles.

L'emblème Graham-Paige dessiné par le sculpteur Lortdo Taft présente le profil des frères Joseph, Robert et Ray coiffés d'un casque ... Etait-ce là aussi le reflet d'une certaine mégalomanie ?

Les nouvelles Graham-Paige sont présentées au Salon de New York en janvier 1928. La gamme très complète compte quatre motorisations, des 6 et 8 cylindres, et de nombreuses carrosseries. Les prix vont de 860 à 2 485 dollars. La presse se montre élogieuse envers les nouvelles Graham-Paige, saluant des performances routières de premier plan et un confort digne de modèles coûtant presque le double.

Graham-Paige est l’une des marques les plus jeunes d’Amérique du Nord. Ce modèle de 1929 adopte le style typique des voitures américaines de l’époque.

Alors que Paige produisait 21 881 voitures en 1927, Graham-Paige termine l'année 1928 avec 73 195 unités. Dans l'histoire de l'automobile américaine, c'est un record de vente pour une nouvelle marque automobile au cours de sa première année. Pour répondre à la demande, les frères Graham lancent un programme de développement, par acquisition et construction d'usines. Le nombre d'employés passe de 2 840 en 1927 à 7 200 en 1928, et la capacité de 300 à 700 voitures par jour. Les concessionnaires de la marque au niveau mondial passent dans le même temps de 832 à 2 270. La perte de 4,6 millions de dollars en 1927 devient un 1928 un bénéfice de 1,1 million de dollars. Les Graham-Paige sont belles et fonctionnelles, mais en aucun cas radicales. Leur valeur est reconnue et les noms de Paige et de Graham sont respectés. Le public répond présent.

La gamme 1929 évolue par petites touches : empattement allongé, retouches esthétiques mineures, nouveaux types de carrosserie. Cette année-là, la production se stabilise à 79 195 exemplaires. Pourtant l'entreprise affiche une légère perte de 1,5 million de dollars. Si les usines sont rentables, l'imposant réseau des concessionnaires installés en des lieux stratégiques et prestigieux représente une charge importante.

Graham s'offre quelques rares pages de publicité dans la presse spécialisée française (Omnia, mai 1929). La marque y est représentée par les établissements A. D'Andiran.

En 1930, les voitures évoluent peu. Le constructeur s'appelle toujours Graham-Paige. Par contre, la marque devient Graham tout court. La désignation Paige survit toutefois sur les utilitaires. Dans les faits, le public ne validera jamais complètement cette évolution, et continuera de désigner les Graham comme étant des Graham-Paige. C'est aussi cette désignation qui restera dans les mémoires.

La grande dépression qui suit le jeudi noir d’octobre 1929 est fatale à de nombreux constructeurs. Graham-Paige pour sa part voit ses ventes s’effondrer de plus de 50 %, avec 33 560 unités en 1930. L'entreprise perd cette année-là 5 millions de dollars. La gamme est simplifiée et orientée vers des modèles plus économiques. Les évolutions stylistiques sont mineures, et concernent surtout le dessin de la calandre et des pare-chocs.

Graham-Paige comme ses concurrents répond à la crise en commercialisant au printemps 1931 la Prosperity Six, version économique à empattement raccourci et moteur moins puissant de la Standard Six. A 785 dollars, c'est la voiture la moins chère jamais proposée par le constructeur. Malgré cet effort d'adaptation, les ventes ne cessent de baisser, et ne totalisent que 20 248 unités en 1931. Graham-Paige ferme certaines de ses usines. Réduire la voilure et attendre que la crise s'estompe aurait été une stratégie envisageable. Mais ce n'est pas dans le tempérament des frères Graham qui préfèrent se battre.


1932/1933 : un coup d'avance avec la Blue Streak


Pour relancer la machine, ils lancent la lignée des Blue Streak imaginée par Amos Northup (1899/1937), le jeune directeur du design de la Murray Corporation of America, une importante firme indépendante de tôlerie et de carrosserie industrielle qui travaille avec les grands de l'automobile américaine. Ce designer a déjà à son crédit quelques réalisations remarquables, notamment les Huppmobile Century, roadster Willys-Knight et REO Royale. Avec la Blue Streak, Northup efface les derniers liens unissant Graham à Paige, et installe la marque Graham dans une position de leadership en matière d'ingénierie et de style.

Les innovations stylistiques la Graham Blue Streak de 1932 seront abondamment copiées dès 1933 par l'ensemble des constructeurs américains.

La calandre s'incline, cette inclinaison se retrouve dans le dessin des persiennes du capot moteur et du pare-brise monobloc. Il n'y a plus de coque de radiateur séparée, et la capot avant se prolonge jusqu'à la moulure de la calandre. Celle-ci est habillée de bandes chromées verticales effilées vers le bas. Les coques des phares sont peintes dans la même couleur que la carrosserie. Le dessin des ailes avant est enveloppant et descend bas sur les côtés. C'est la caractéristique la plus innovante sur cette automobile dont la carrière se terminera à l'issue du millésime 1935.

Les Graham-Paige de 1932 adoptent des formes douces, et suivent une tendance qui va s’affirmer et s’amplifier chez tous les constructeurs durant la seconde moitié des années 30.

En temps normal, la Blue Streak aurait été un succès. Hélas, elle ne peut pas grand-chose face au marasme ambiant. La production de la marque Graham tombe à 12 967 voitures en 1932. L'année est doublement douloureuse pour la famille. Ray, abattu par les déboires de l'entreprise est dépressif et se suicide à l'âge de 45 ans. Il laisse ses deux frères dans un profond désarroi qu'ils vont s'efforcer de surmonter.

En 1933, les publicités pour Graham mentionnent qu'il s'agit des " Most imitated car of the road ". Et pour cause ...

Après d'importants changements en 1932, le style des modèles 1933 évolue peu. Le niveau de production ne cesse hélas de descendre, avec 10 967 unités. Ayant réduit la voilure, Graham-Paige dégage malgré tout un très petit bénéfice de 67 000 dollars.


1934 : les Graham à compresseur


Encore une fois, Joseph et Robert vont de l'avant, et proposent courant 1934 des versions à compresseur offrant plus de puissance. Ces compresseurs seront la signature de Graham jusqu'à l'extinction de la marque en 1940. Placé entre le carburateur et la pipe d'admission, le compresseur tourne à près de six fois la vitesse du moteur et fonctionne comme un atomiseur, améliorant l'homogénéité du mélange air/essence et augmentant le rendement et les performances. La puissance des Graham à compresseur passe de 95 à 140 ch, et le couple progresse de 20 %. 

Les Graham sont les premières automobiles de moyenne gamme à bénéficier de cette technique aux Etats-Unis. En effet, jusqu-là, seules des marques de prestige comme Stutz, Franklin et Duesenberg avaient franchi le pas. De nouveau, la presse spécialisée juge très satisfaisants les résultats obtenus avec ces moteurs de taille mesurée. Les conséquences de la crise s'atténuent, et l'idée du compresseur plaît. Ce sont 15 745 unités qui sortent d'usine en 1934. Ce n'est pas vraiment suffisant pour assurer la pérennité de la marque. Alors on songe un temps à relancer une version 4 cylindres, mais sans suite.

En 1935, Graham intègre à son catalogue une Standard Six simplifiée avec un prix d'attaque de 595 dollars, sous la désignation commerciale de Touring Sedan. Sur le plan du style, tous les modèles héritent d'une grille de calandre plus haute et plus étroite. Sur la berline, le panneau de toit se termine par une courbe que certains jugeront maladroite. Pour autant, le constructeur reprend un peu de couleurs avec 18 466 voitures produites. Au cours de ce même millésime, la décision est prise de se concentrer sur les seuls modèles 6 cylindres.

Graham propose en 1935 une gamme très étoffée, avec au niveau moteur deux 6 cylindres (169 et 224 ci) et deux 8 cylindres (245 et 265 ci), et sur le plan carrosserie des Touring Sedan, Business Coupe, Coupe et Convertible Coupe. Le premier prix est fixé à 595 dollars.


1936/1937 : les Graham façon REO


En 1934/35, des négociations sont engagées entre REO, Auburn, Pierce-Arrow, Hupmobile et Graham-Paige. REO est à la recherche de moteurs pour ses voitures, et se propose en échange de fournir des carrosseries. Hupmobile décline la proposition, mais pas Graham-Paige, qui suggère à son confrère la création d'une nouvelle société qui prendrait en charge d'une part la commercialisation des Graham et des REO, et d'autre part la production des carrosseries pour les deux marques. Mais chez REO certains dirigeants craignent pour leur indépendance et le projet capote. Tout n'est pas perdu pour autant, et Graham-Paige obtient à l'issue des discussions le droit moyennant finance d'utiliser l'essentiel de la carrosserie de la REO Flying Cloud pour ses modèles 1936. Chez Graham-Paige, on a assimilé depuis un bon moment que la survie passera par des accords de ce type.

Les Graham de 1936 partagent leur carrosserie avec les REO. La marque rentre un temps dans le rang, et il est difficile de différencier une Graham d'une autre américaine contemporaine.

Seules les versions à compresseur qui représentent en 1936 environ un tiers des ventes (contre 6,5 % en 1935) permettent à Graham-Paige de sortir du lot. Les concessionnaires doivent convaincre les prospects qu'un six soufflé vaut bien un huit non soufflé de chez Pontiac, Oldsmobile, Hudson ou Nash, des constructeurs par ailleurs souvent un peu moins chers. Pour le reste, Les Graham 1936 épousent les tendances stylistiques du moment où priment les formes aérodynamiques. Dans ce domaine, d'une position de leadership en 1932, Graham est devenu quatre ans plus tard un simple suiveur. Le niveau de production connaît une progression minime, avec 19 205 unités en 1935.

Graham Cavalier Series 95 Standard Coupe. Tous les modèles Graham pour 1937 adoptent un pare-brise en deux parties. Cette même année, toutes les productions sont recentrées sur Dearborn.


1938/39 : Spirit of Motion


Après l’accueil mitigé réservé aux modèles des années 1936/37 et la disparition de la marque REO en 1936, Graham fait table rase pour 1938. Le styliste Amos Northup est de nouveau sollicité et il va frapper un grand coup en imaginant une carrosserie qui se différencie complètement de la concurrence, tout en essayant d'éviter de tomber dans une radicalité à faire fuir la clientèle. La nouvelle Graham est disponible en berline quatre portes (six glaces) sous quatre versions qui diffèrent les unes des autres par la motorisation et l'équipement. La face avant adopte une forme en oblique inversé. Les phares carrés sont encastrés dans les ailes. A l'origine, ils devaient être rétractables comme sur la Cord contemporaine, mais cette solution s'est avérée trop coûteuse. Cet avant inversé tend à insuffler à la voiture une impression de vitesse, un peu à la manière des premières photos des bolides en course au début du siècle, quand ceux-ci apparaissaient déformés à cause du fonctionnement des obturateurs photographiques d'alors.

Dans sa communication, Graham parle de " Spirit of Motion " (Esprit du mouvement). La désignation " nez de requin " est un surnom attribué par la presse et le public. On observe à quel point le pari d'imposer au grand public américain les lignes fortes de la Graham était risqué. Il s'agissait d'un véritable quitte ou double.

Un peu comme la Coccinelle est pour toujours LA Volkswagen, la Spirit of Motion restera pour longtemps LA Graham, au détriment des autres modèles assez vite oubliés. Quand la voiture est présentée à la presse en octobre 1937, Amos Northup manque à l'appel. Il s'est malheureusement tué accidentellement en février en glissant sur un trottoir gelé.

La Graham de 1938/1939 est demeurée la plus connue de toutes les voitures de la marque, avec cette partie avant en " nez de requin " qui a marqué les esprits. Elle est produite durant les millésimes 1938, 39 et 40. Hélas, le public estime son style trop radical, surtout à l'avant. Après des années en demi-teinte, cette Graham porte en elle les stigmates de la faillite.

Chez Graham, on aimerait renouveler l'expérience de 1932 quand la ligne " Blue Streak " avait permis de prendre une longueur d'avance sur la concurrence. Mais comme la Pierce Silver Arrow de 1933, la Chrysler Airflow de 1934 ou la Cord 810 de 1935, la nouvelle Graham bien qu’elle ait été conçue pour frapper les esprits ne rencontre pas le succès. Le niveau de production reste dérisoire à l'échelle de toute l'industrie automobile américaine, avec seulement 4 139 unités en 1938, à peine le quart du volume de 1937, ce qui ne permet pas de rentabiliser la série.

Durant l'été 1938, Joseph Graham rencontre ses fournisseurs et ses créanciers pour organiser le financement de la production pour 1939. Le patron consent lui-même à piocher dans ses économies pour renflouer son affaire et poursuivre l'aventure. Deux nouvelles versions apparaissent, une berline deux portes et un coupé dit " combination coupe " . Extérieurement, les modèles 1939 se différencient par la suppression en série des marchepieds. La production diminue encore et seulement 3 876 voitures sortent d'usine. Les shark nose sont à bout de souffle. En attendant de proposer autre chose, elles sont encore assemblées à 1 040 exemplaires jusqu'en juin 1940

La calandre des Graham Spirit of motion pour 1940 se distingue par une décoration entièrement chromée et une inclinaison moindre.

L'échec commercial est patent aux Etats-Unis. Paradoxalement la Spirit of Motion rencontre un certain succès en Europe et plus particulièrement en France, qui va devenir une terre d'adoption pour ce modèle. Mais ce succès d'estime seulement qualitatif sera évidemment incapable de compenser l'échec dans son pays d'origine.


Graham en France


Graham France installé au numéro 4 de l'avenue de la Porte Champerret dans le 17ème arrondissement de Paris est épaulé par un petit mais très actif réseau de distribution. Le caractère outrancier de la Spirit Of Motion suscite un certain engouement dans le pays des concours d'élégance. Quelques amateurs éclairés (ou illuminés) y décèlent comme une forme de quintessence du style " post Arts Décos ". La Graham remporte des prix à Paris, Bordeaux, Lyon et Marseille. Le public américain très conservateur dans ses goûts n'a hélas pas la même maturité !

L'importateur choisit d'étoffer le catalogue qui ne compte qu'une berline en sollicitant les carrossiers hexagonaux. Le contexte est favorable. La grande série supplante petit à petit les productions artisanales de nos grands carrossiers. Ceux-ci commencent à manquer de châssis à habiller. Les autorités françaises pour soulager la profession autorisent l'importation de châssis étrangers détaxés qui arrivent dans l'Hexagone en CKD, avec la mécanique, la calandre, la cloison pare-feu et le pare-brise. Les carrossiers peuvent les habiller selon leurs méthodes traditionnelles, en répondant à toutes les demandes particulières. En France, Pourtout habillera 22 châssis, Saoutchik et Vanvooren se limiteront à quelques unités.

Sur le stand Graham du Salon de Paris 1938, on distingue une berline de série, un cabriolet Vanvooren et un coupé Pourtout. Le moteur installé sur le socle par le hasard des aménagements équipe aussi la Voisin du stand ... voisin.


Vendre des châssis et des moteurs pour survivre


Au cours des années 30, le japonais Nissan confie à l'un de ses ingénieurs, un certain Gorham, une mission d'observation aux Etats-Unis. Au hasard de ses recherches, celui-ci visite en 1937 l'usine Graham-Paige qui vient d'arrêter la production de son modèle économique Crusader. Il suggère alors au président de Nissan de racheter les plans et l'outillage nécessaire à la fabrication de ce modèle 6 cylindres au Japon. Graham-Paige toujours à la recherche de capitaux ne se fait pas prier, et les premières Nissan type 70 tombent de chaîne au Pays du Soleil levant fin 1937. A quelques détails près, la version japonaise est identique à la Graham originale. Environ 5 500 exemplaires sont produits jusqu'en 1943. Plusieurs d'entre eux sont achetés par l'armée japonaise qui les utilisera sur le théâtre des opérations militaires, en particulier à l'étranger. Le 6 cylindres Graham en lui-même connaîtra une belle carrière au Japon, équipant certains camions Nissan jusqu'à la fin des années 50.

Les premières automobiles japonaises étaient souvent d'inspiration occidentale. Cette inspiration pouvait être le fruit d'un " hasard " bien orchestré, ou celui d'une collaboration plus conventionnelle après achat de licence et/ ou de matériel de production. Ainsi la Nissan type 70 est une Graham à peine modifiée.

Le constructeur français Voisin vient d'abandonner la production de ses coûteux moteurs sans soupapes et il est en quête d’un ensemble suffisamment puissant qui soit dans ses moyens. Packard et Lycoming sont consultés, sans suite. A partir de 1936, un accord avec Graham prévoit la fourniture d'une soixantaine de moteurs 3,5 litres de 80 ch destinés à la nouvelle Voisin C30. Mais cette puissance est insuffisante pour les 1600 kg de la voiture. Au cours du printemps 1938, quelques concessionnaires proposent l'installation d'un turbocompresseur. Cet équipement ne sera disponible en série que plus tard. La C30 " S " affiche alors 118 ch. Gabriel Voisin a fait le choix d'un moteur américain par défaut plus que par conviction. Pour preuve, il décrira l'ensemble Graham comme " une triste mécanique poussive munie d'une boîte incapable de résister à la clientèle et aux routes françaises ".

La Voisin C30 à moteur Graham est le dernier modèle automobile Voisin produit en France. La guerre interrompra sa production. La C30 est disponible en berline Frégate et en cabriolet Goëlette, ce dernier étant habillé chez Dubos

Graham-Paige vend aussi des châssis et des moteurs 6 cylindres en Angleterre à Lammas Limited, éphémère constructeur d'automobiles entre 1936 à 1938. Une trentaine de Lammas-Graham auraient été produites.

Lammas Limited était basé à Sunbury-on-Thames, au Royaume-Uni. Les quelques voitures produites ont été carrossées par Carlton, Abbot et Bertelli.


1940 : Graham Hollywood 


La situation est désespérée. Robert Graham se met en retrait de l'activité automobile pour prendre en main l'activité agricole de Graham Farms. C’est alors que le directeur de Hupmobile, autre constructeur en grande difficulté, approche Joseph Graham.  Hupmobile a racheté les outillages des berlines Cord 810/812 dont la production a cessé en 1937 après la faillite du groupe Auburn Cord Duesenberg. Cette firme compte produire ce modèle sous l’appellation Skylark. Afin de compresser les coûts de production, elle pense à le fabriquer avec un autre constructeur. Le patron d’Hupmobile explique à Joseph Graham qu’il a reçu 6 000 commandes pour cette nouvelle automobile basée sur la Cord. Graham, dont la Spirit of Motion est manifestement un échec accepte la proposition, à condition de pouvoir proposer sa propre version de la voiture. Ainsi naît la Graham Hollywood en tout point identique à la Hupmobile Skylark. Elle tombe à pic pour seconder à moindres frais la Spirit of Motion . Après REO en 1936, c'est la deuxième fois que Graham prend appui sur un autre constructeur pour développer sa gamme. Mais le résultat sera tout aussi décevant.

La Graham Hollywood de 1940 est une Cord 810/812 transformée en propulsion et dotée de phares fixes et non plus rétractables. Cette carrosserie est partagée avec la Hupmobile Skylark.

Certains observateurs affirment que ce rapprochement est un " mariage au bord de la tombe ". La seule différence notable entre les deux voitures est logée sous le capot, puisque chaque marque a décidé de monter son propre moteur. La Hupmobile est dotée d’un 6 cylindres de 4 litres développant 101 ch et la Graham d’un 6 cylindres de 3,5 litres et 93 ch. A la différence des Cord 810/812, l'une et l'autre possèdent des phares fixes sur les ailes. Les phares rétractables auraient été trop coûteux. Enfin, les Graham et la Hupmobile sont des propulsions, alors que les Cord sont des tractions avant.

La production effective des Skylark et Hollywood débute en mai 1940, soit huit mois après la présentation des modèles. A ce moment-là, en raison du retard au lancement, une grande partie des commandes a été annulée. Au final, les ventes seront désastreuses pour les deux constructeurs : 1 849 unités pour Graham et 319 pour Hupmobile … alors que les plus optimistes tablaient sur un volume de 40 000 Graham et 20 000 Hupmobile par an.

Conséquence de ce nouvel échec, la firme Graham se résout à cesser définitivement toute production automobile en novembre 1940, un an avant l’entrée en guerre des Etats-Unis contre le Japon. Les caisses sont vides, et le constructeur ne peut plus régler ses fournisseurs. La firme Hupmobile, quant à elle, disparaît en octobre 1940. Paradoxalement, la guerre va sauver momentanément Graham-Paige.


1941/44 : La guerre 


C'est la guerre, Graham-Paige est tout engagé à défendre la liberté. Dans le dernier paragraphe de cet encart publicitaire, on remarque que le constructeur n'a pas encore complètement renoncé à revenir à la production automobile. Cela sera bientôt le cas, mais avec de nouveaux propriétaires et deux nouvelles marques, Kaiser et Frazer.

Des commandes de matériel militaire assurent le quotidien de l'usine et temporairement la stabilité financière. En 1941, Graham-Paige renoue effectivement avec les bénéfices. Ayant réussi la reconversion de son usine vers l'armement, Joseph Graham prend une retraite méritée en janvier 1942. Pour la première fois, plus aucun membre de la famille n'est impliqué dans la gestion quotidienne. Après l'attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941, toute l'industrie automobile américaine s'oriente vers la production d'armement. Le produit le plus connu de Graham-Paige - qui n'en est pas le seul fabricant - est le tracteur amphibie à chenille - LVT, pour Landing Vehicle Tracled - surnommé Alligator, un engin qualifié par les Japonais de " démon de la mer qui marche sur la terre ". Mais Graham-Paige produit aussi des composants pour moteurs d'avion, des moteurs de bateau et des torpilles.

Graham-Paige fait valoir son engagement pendant la guerre pour avoir produit les véhicules amphibies Alligator et divers matériels. Comme le précise cette publicité, Joseph W. Frazer est déjà aux commandes de la compagnie.

En août 1944, Joseph Washington Frazer et ses associées prennent le contrôle de Graham-Paige. L'usine de Detroit doit leur permettre de fabriquer et commercialiser une automobile dessinée par le styliste Howard Darrin. Frazer a besoin de capitaux, et dans cette optique, il fait affaire avec l'un des plus gros magnats américain de l'époque, Henry J. Kaiser. En janvier 1946, la nouvelle Kaiser Frazer est présentée avec faste au Waldorf Astoria de New York. La marque commerciale Graham est définitivement abandonnée.

Graham-Paige devient une société d'investissement, et supprime la mention " Motors " de sa raison sociale. Elle est intégrée dans les années 70 dans le conglomérat Gulf & Western. Elle gère notamment le Madison Square Garden de New York et plusieurs équipes professionnelles de sport, comme les New Yorks Rangers ... Robert Graham meurt en 1967, Joseph Graham en 1970.

Texte : Jean-Michel Prillieux / André Le Roux
Reproduction interdite, merci.

Retour au sommaire de Marques disparues - Retour au sommaire du site