Norman Timbs Special, l'incroyable


Norman E. Timbs est un designer automobile très talentueux, originaire de Los Angeles (Californie) qui a travaillé avec Preston Tucker sur la voiture révolutionnaire Tucker dévoilée en 1947. Timbs a également conçu des automobiles de course, les Indy Racing Special et s’est lancé entre 1945 et 1948 dans la réalisation d’une automobile de style " streamline " encore plus futuriste que ne l’était la Tucker. Ce modèle n’a été produit qu’en un seul exemplaire.


 Les origines du style " streamline "


Le style " streamline ", aussi appelé style paquebot, est une représentation tardive du style Art déco. Ce style architectural emprunté à la fois à l’aéronautique et à l’univers nautique met l’accent sur les formes courbes et incurvées, ainsi que sur les longues lignes horizontales. Les locomotives adoptent ce style dès le milieu des années 30. Ce mouvement esthétique, caractéristique de l’Amérique du Nord des années 30, est directement issu des progrès de l’aérodynamique, et annonce dans une démarche fonctionnaliste et moderniste la naissance du consumérisme américain.

Le style " streamline " s’invite dans l’industrie du chemin de fer à partir du milieu des années 30. Ici est illustré l’un des premiers trains " streamline " dessiné par Henry Dreyfus en 1938.

Ce style qui atteint son apogée vers 1937-1938 s’est aussi appliqué à des appareils ménagers comme des réfrigérateurs, des grille-pains, des fers à repasser, des réveils, des pendules, des machines à coudre, des aspirateurs, des postes de radio ou de télévision. Ces appareils ont profité des développements des matériaux, dont l’aluminium, la bakélite et le plastique. Historiquement, aux Etats-Unis, qui ont été son berceau, le " streamline " correspond à la Grande Dépression des années 30, au développement de l’esthétique industrielle et à l’apparition d’une nouvelle profession, celle de designer.

Par sa politique du New deal, le président Franklin D. Roosevelt a cherché à relancer la consommation des ménages. Les nouvelles formes épurées vont alors symboliser le progrès et la reprise économique. Leurs lignes d’avant-garde permettent en outre de voir l’avenir avec un certain optimisme. Norman Bel Geddes, designer américain des années 30, livre sa définition du " streamline " : " Un objet aérodynamique, dont la surface extérieure est conçue de telle sorte qu’en traversant un fluide comme l’eau ou l’air, il créé le moins de perturbations possibles sous forme de turbulences ou de vides partiels, qui ont tendance à créer une résistance ".

Le " streamline ", qui est entré dans les foyers américains par la cuisine et la salle de bain, a rapidement investi tout le reste de l’univers familial, s’identifiant à un nouvel art de vivre. Au début des années 30, les activités de loisirs ont connu un essor considérable, sans doute en réaction aux incertitudes de la conjoncture économique et politique. La danse, le patin à roulettes, le patinage artistique, le golf, le tennis, le bowling et le cyclisme avaient leurs adeptes fervents, prêts à investir dans les équipements de sport les plus aérodynamiques.

En matière automobile, le " streamline " apparaît au début des années 30, et devient omniprésent au milieu de la décennie, avec l’apparition sur le marché de voitures aux carrosseries arrondies et aérodynamiques, dont les Chrysler Airflow et Peugeot 402 sont sans doute les plus radicales en terme de style.

Les designers du " streamline " s’appelaient Raymond Loewy, Donald Deskey, Henry Dreyfus, Brook Stevens, Norman Bel Geddes, Walter Dorwin Teague … Ils partagent tous la vision d’un monde meilleur dominé par la science et la technique, et ont cherché à faire rimer élégance avec fonctionnalité.


Les travaux du designer Norman E. Timbs chez Tucker et chez Sterling Edwards 


C’est dans ce contexte qu’est étudiée la voiture révolutionnaire de Preston Tucker, projet qui se concrétisera juste après la guerre. Le designer Norman E. Timbs travaille sur la Tucker avant de devenir ingénieur concepteur indépendant. Il est très vite sollicité par Sterling Edwards, patron d’une entreprise produisant des câbles métalliques, pour l'aider à concevoir une voiture de sport américaine d'inspiration européenne qui sera baptisée initialement Edwards Special.

Tucker est une marque automobile américaine qui a lancé une limousine avant-gardiste en 1947, produite seulement à 51 exemplaires. Contrée violemment par les Big Three (GM, Ford, Chrysler) dont les produits sont alors moins compétitifs, elle ne peut lutter à armes égales contre les constructeurs américains qui lancent leurs nouvelles gammes en 1948, soit un an après la Tucker. La firme Tucker est mise en faillite en 1950.

Edwards, après avoir effectué un séjour en Europe, a l’idée de fabriquer sa propre voiture de sport, qui doit pouvoir être conduite en ville pendant la semaine, et participer aux compétitions le week-end. A l’époque, les voitures de sport américaines sont très rares. Il faut attendre le lancement de la Chevrolet Corvette en 1953, puis de la Ford Thunderbird en 1954, pour que ce marché se développe. Les ventes vont décoller avec les importations de sportives européennes de marque MG, Austin-Healey ou Triumph.

Le travail de Norman E. Timbs consiste à créer le dessin de la voiture imaginée par Edwards. Le modèle définitif de cette voiture de sport américaine est présenté en 1949, au même moment où le designer achève son propre modèle de style streamline. La voiture de sport Edwards Special présente un style européen selon les vœux de son créateur, malgré de petits ailerons arrière déjà vus sur les Cadillac lancées l’année précédente. Son moteur est un Ford V8 " 60 " choisi en raison de sa capacité à résister à des vitesses élevées pendant de longues heures.

L'Edward Special connaît plusieurs évolutions de carrosseries et de moteurs durant sa courte carrière, le modèle étant supprimé dès 1954, en raison d’un prix beaucoup trop élevé par rapport à la concurrence : deux fois le prix d’une Chevrolet Corvette et même trois fois celui de la Ford Thunderbird !


 La Norman Timbs Special


Norman E. Timbs travaille entre 1945 et 1948 à une voiture beaucoup plus futuriste que la Edwards Special, et même que la Tucker Torpedo. Il s’agit d’une voiture de grand sport découvrable à deux places d’un dessin peu commun, rappelant le style de certains engins de course qui ont battu des records de vitesse sur la piste allemande de l’Avus dans les années 30, comme les Auto Union Type C et Mercedes-Benz W25 Avus … Toutefois, la Norman Timbs Special ne dépassera pas les 190 km/h, ce qui est malgré tout une performance honorable en 1949.

La Norman Timbs Special telle qu’elle est dévoilée en 1948. La silhouette de l’engin ne ressemble à rien de connu. Elle s’inspire à la fois de la conception aéronautique et de l’univers nautique.

Ce modèle est censé être un prototype pour une série limitée annonçant des concepts avancés en matière de performances, d’aérodynamisme et d’esthétique. La voiture qui mesure 5,33 mètres de long avec un empattement de 3 mètres et un poids de 1 150 kilos, affiche une partie avant relativement courte et bombée, se terminant par une fausse calandre striée de forme ovale. La partie arrière descendant en pente douce est d’une longueur extrême, jusqu'à représenter 60 % de la longueur totale de la voiture. La hauteur totale ne dépasse pas 1,30 mètre, ce qui pour une voiture de cette taille donne un aspect visuel assez spectaculaire et inattendu.

La partie arrière de la voiture s’ouvre hydrauliquement pour pouvoir avoir accès au moteur, au réservoir d’essence et à la roue de secours. Malgré cette prouesse technique, l’accessibilité moteur reste peu pratique.

Le pare-brise en deux parties et très bas évoque celui d’un spider. Les roues arrière sont couvertes. Les ailes enveloppantes sont bien marquées et représentent les seules aspérités d’une carrosserie remarquablement lisse. Il ne s’agit pas du tout d’une carrosserie ponton, mais d’une évolution des carrosseries de la fin des années 30, inspirée nettement des voitures de course européennes de 1938-1939.

Norman Timbs au volant de son modèle futuriste. Aucun grand constructeur américain ne s’inspirera de ce prototype pour concevoir les voitures des années 50. La carrosserie ponton, le pare-brise panoramique, les longs capots et les moteurs implantés à l’avant vont se généraliser dans la production américaine. Ils vont démoder rapidement la Norman Timbs Special, vestige d’un monde révolu.

La Norman Timbs Special, parfois appelée Norman Timbs Buick Special, est propulsée par un moteur huit cylindres en ligne Buick Straight 8 de 5,2 litres développant 180 ch, situé derrière le siège des passagers, pour un meilleur équilibre des masses. Cette solution rappelle celle utilisée sur la Tucker Torpedo. La direction, les freins ainsi que d’autres composants techniques proviennent de modèles Mercury.

Afin d'accéder au compartiment moteur, au réservoir de carburant et à la roue de secours, l’arrière de la carrosserie très effilé se soulève en une seule pièce, avec des vérins hydrauliques commandés électriquement depuis le tableau de bord. Le réservoir de carburant est placé entre les roues, dans une zone protégée. A l’arrière, des feux arrière proviennent d’une Ford 1939.

Une fois terminée, la Norman Timbs Special figure en couverture du magazine Motor Trend d'octobre 1949. La silhouette de la voiture provoque un énorme choc pour tous les lecteurs du magazine. 


La triste fin de la Norman Timbs Special 


En 1954, la Norman Timbs Special est présentée dans le magazine Motor Life. La voiture initialement peinte en rouge a été repeinte en blanc. Elle appartient alors à un officier de l'US Air Force nommé Jim Davis, de Manhattan Beach en Californie. L'article indique que la voiture a été achetée en 1952 et qu’elle a été immatriculée pour la première fois pour un usage routier à ce moment-là. La voiture fait une apparition dans un épisode de Buck Rogers à la même époque. Puis, pendant plusieurs décennies, elle reste garée à l’abri des regards dans le chaud désert californien.

En 2000, elle fait une apparition furtive dans le film de Nicolas Cage " Gone in 60 seconds ". En 2002, elle est vendue par Barret Jackson à la vente aux enchères de voitures classiques du Petersen Museum. Le collectionneur Gary Cerveny débourse 17 600 dollars pour l’acquérir. Il restaure la voiture qui est encore d’origine à près de 90 %, avant de la confier à Custom Auto de Loveland dans le Colorado.

En 2010, la voiture restaurée fat une apparition au Concours d'élégance d'Amelia Island en Floride, où elle remporte le trophée de la plus belle voiture décapotable. La même année, elle participe au Concours d'élégance de Pebble Beach. C’est la dernière apparition officielle de la voiture.

En 2018, survient le drame. La Norman Timbs Special et une trentaine d’autres voitures historiques sont totalement détruites dans des incendies survenus dans la forêt de Malibu. Toute la collection automobile de Gary Cerveny est réduite en cendres. Une véritable catastrophe pour le milieu des collectionneurs d’automobiles anciennes. Et une triste fin pour une voiture unique à la ligne absolument ébouriffante.

Texte : Jean-Michel Prillieux
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