Brooks Stevens
Brooks Stevens - Wisconsin - 1911/1995 Copyright. Ce site est gratuit et sans publicité. Je n'en retire aucun bénéfice financier. C'est le fruit d'une démarche totalement désintéressée. Si vous êtes détenteur d'un copyright non mentionné, je vous invite à me contacter. Ce fait est involontaire. Le document en question sera immédiatement retiré. Merci donc pour votre indulgence, pour ce qui n'est qu'un travail amateur. Brooks Stevens voit le jour le 7 juin 1911 à Milwaukee dans le Wisconsin, au bord du Lac Michigan. C'est une ville industrielle, où l'on produit de la bière, des machines-outils, du matériel agricole et divers produits manufacturés. Son père William Clifford Stevens est vice-président de l'ingénierie chez Cutler-Hammer, l'une des plus grandes entreprises de machines-outils de la région. Grand spécialiste des engrenages, il a été par ailleurs l'un des premiers à imaginer un frein de secours commandé depuis le tableau de bord. Il a aussi conçu une des premières boîtes présélectives. William Clifford Stevens essaye de vendre son système de commande de frein aux dirigeants de diverses entreprises automobiles. Bien que Cutler-Hammer ait investi massivement dans le développement de cette technique, les efforts pour la commercialiser seront vains. Le jeune Brooks Stevens apprend de son père deux choses qui seront à la base de sa carrière de designer industriel : le sens de la vente et son goût pour l'automobile. William Clifford Stevens change régulièrement d'automobile. C'est l'occasion pour son fils encore mineur d'essayer des voitures peu communes, comme les Pierce Arrow ou les Marmon. Brooks accompagne son père sur les salons de New York, Chicago ou Détroit. Bercé durant toute son enfance par des termes comme engrenage, pignon, frein, etc ... Brooks pressent que lui aussi servira l'automobile, même s'il ne sait pas encore sous quelle forme. A l'âge où le monde s'ouvre à lui, à sept ans précisément, Brooks Stevens est frappé par un mal aux thérapeutiques encore ignorées, la poliomyélite. Sur son lit, l'enfant dessine et construit des maquettes d'avions et de bateaux. Il découvre aussi le monde merveilleux de l'automobile. Son père est persuadé que le meilleur remède est la pratique régulière d'activités physiques, alors que l'usage est encore de compenser les effets de la maladie par l'usage d'appareils orthopédiques. Son père lui lance plusieurs défis, comme celui de reprendre la bicyclette puis de nager sur un mile dans une piscine. Il lui promet de lui offrir une Ford T en cas de succès. Grâce à sa persévérance, Brooks obtiendra quelques années plus tard sa voiture. Brooks Stevens a la chance de vivre dans un environnement familial et social favorable. Ses parents côtoient des personnalités du monde industriel et institutionnel. Il fréquente l'école privée Country Day Scholl de Milwaukee, où il va se lier d'amitié avec différentes personnes qui joueront un rôle important dans sa vie d'adulte, tant sur le plan personnel que professionnel. Il y rencontre notamment Alice Kopmeir, sa future épouse. De 1929 à 1933, Brooks Stevens étudie l'architecture à l'Université Cornell dans le nord de l'Etat de New York. Grâce à l'appui paternel, il peut tous les ans durant les vacances travailler au sein du principal cabinet d'architecture de Milwaukee. La période est difficile sur le plan économique, et les retombées de la crise sont innombrables. Même les meilleurs architectes de la ville peinent à signer des contrats. Brooks Stevens quitte l'université sans avoir obtenu son diplôme. Pour l'instant, il s'occupe grâce à de petits boulots sur Milwaukee en tant que gestionnaire de stock. L'un de ses employeurs est la société Jewett & Sherman, distributeur en épicerie. Stevens s'y ennuie ferme. Il finit par convaincre son patron qu'il serait tout à fait capable de repenser l'aspect de certaines des étiquettes apposées sur les produits de la maison. Pour la première fois de sa vie, Brooks Stevens s'improvise designer industriel. Lui et son père sentent bien qu'on en est qu'au début d'une nouvelle profession. Ce métier pourrait bien devenir celui du jeune Brooks. Il semble déjà avoir quelques prédispositions pour cela, notamment un joli coup de crayon. Jusqu'alors, la forme des objets était surtout déterminée par des données techniques. Au fil du temps, les progrès réalisés ont conduit assez naturellement à une uniformité dans le service rendu et dans le niveau de qualité des produits. Pour se distinguer et vendre plus, désormais la différence ne peut se faire que sur l'aspect. Le travail du designer consiste à faire prendre conscience aux industriels que le paraître d'un produit a au moins autant d'importance que l'être, c'est-à-dire sa fonction, et que l'un ne va plus sans l'autre. Les industriels de l'automobile sont parmi les premiers à s'intéresser à l'esthétique. Ainsi par exemple, la politique produit de la General Motors insiste dès 1921 sur l'influence du style sur le niveau des ventes. Cette prise de conscience a un effet immédiat : elle permet à la GM de rattraper puis de dépasser le retard qu'elle a sur Ford qui caracole depuis fort longtemps en tête des ventes. En 1927, la General Motors inaugure un véritable département de style sous l'autorité d'Harley Earl, le fameux Art and Colour. Aucune école ne formant à ce nouveau métier, les praticiens sont enrôlés dans d'autres secteurs. La profession recrute chez les créatifs de la publicité, les illustrateurs, les architectes, les concepteurs de décors de théâtre ... autant d'hommes et de femmes qui savent déjà s'adapter aux besoins de leurs clients.
C'est dans ce contexte que Brooks Stevens débute sa vie
professionnelle en fondant son studio de design en 1933 au nom de Brooks Stevens Associates. Son père lui met le pied à
l'étrier en le sollicitant pour apporter un peu de modernité à l'aspect
des produits vendus par son entreprise. Le premier, Stevens comprend que les
réfrigérateurs, machines à coudre, cuisinières, aspirateurs ou
automobiles ne doivent pas être les seuls articles manufacturés à
devenir dignes d'une étude approfondie des formes. Il va étendre
son activité aux accessoires des équipements industriels : armoires
électriques, lampes d'éclairage ou postes de soudure passeront sous l'oeil
critique du designer. Parés de formes nouvelles, ces produits
paraissent bien étudiés, plus sérieux, et donc se vendent eux aussi
mieux.
Le Steam-O-Matric est en 1940 le premier objet dessiné par Brooks Stevens qui a rencontré un grand succès commercial. Avant l'intervention du designer, un fer à vapeur était forcément massif et encombrant. Stevens a imaginé des lignes plongeantes et arrondies, très polies, avec un arrière en pointe, donnant une impression de légèreté et de mouvement vers l'avant. Copyright William Clifford Stevens aide son fils Brooks à développer son esprit critique concernant l'aspect des produits. Mais c'est surtout son carnet d'adresses qui lui permet de l'introduire dans le monde des affaires. Brooks Stevens va ainsi faire partie d'une génération de designers qui ont tous débuté à la fin des années 20 ou au début des années 30. Un de ses contemporains, Raymond Loewy, est aussi très connu des amateurs d'automobiles. D'autres comme Henry Dreyfuss, Harold Van Doren, Walter Dorwin Teague ou Norman Bel Geddes ont oeuvré dans d'autres domaines. Brooks Stevens apprend rapidement. Il se forge une belle image dans la profession. En quelques années, son équipe compte une dizaine de collaborateurs, et travaille pour plus de soixante dix entreprises. Il doit convaincre ses clients que le comportement des acheteurs a évolué. L'achat est désormais plus impulsif que rationnel. L'approche psychologique est aussi importante que l'approche technique. En automobile, le principe de la qualité de fabrication est à priori un acquis définitif qu'il n'est plus vraiment nécessaire de défendre. La différence majeure entre une Ford, une Pontiac ou une Chrysler réside dans l'esthétique de l'objet. Le consommateur achète si le produit est attrayant. Sinon, il passe son chemin. En 1944, Brooks Stevens participe à la création avec Raymond Loewy et huit autres designers de l'Industrial Designers Society of America dont il est l'un des membres. A 33 ans, c'est déjà une forme de reconnaissance de la profession pour ses travaux. A la fin de la Seconde guerre, les Etats-Unis dominent la scène internationale à bien des égards. Le territoire américain n'a pas été touché physiquement par le conflit. Le pays dispose d'énormes richesses en matières premières et d'un outil industriel qui n'a cessé de se développer pour répondre à l'effort de guerre. Vendre des voitures n'est pas un problème, tant la demande est forte après les années de privation. Durant les années 50, les dépenses des ménages explosent. Sans cesse de nouveaux produits apparaissent sur le marché. Le principe récent de l'obsolescence programmée - Brooks Stevens affirmait que le terme était de lui - incite à acheter le dernier modèle, qu'il s'agisse d'un aspirateur ou d'une automobile. Le concept est simple : il faut sans cesse inciter le consommateur à mettre au rebut un article avant que sa vie fonctionnelle ne soit terminée, ceci afin de faire place à un autre produit, avec peu ou prou la même utilité, mais plus moderne d'aspect. Cette course sans fin ne peut aux dires des ses promoteurs qu'apporter l'assurance d'une prospérité infinie ... Quand on interroge Brooks Stevens sur les gaspillages engendrés, il argue que l'article usagé passe en seconde main en bien meilleur état que s'il avait été employé plus longtemps. Cette boulimie de consommation est encouragée par des vastes campagnes publicitaires. Pour Brooks Stevens et ses confrères, c'est une époque bénie. Ils ne manquent pas de travail, les honoraires sont substantiels et la reconnaissance du public atteint des niveaux records. Brooks Stevens se définit lui-même comme étant à la fois un businessman, un ingénieur et un styliste, dans cet ordre. L'homme ne déteste pas prendre parti sur les aspects de son métier, et expliquer à qui veut bien l'écouter sa vision du design. A partir des années 60, les mentalités évoluent. Le plus n'est plus toujours le mieux. Le succès de la Volkswagen aux Etats-Unis démontre qu'il existe des alternatives à la consommation de masse déraisonnée, avec des produits différents, qui privilégient la qualité à l'apparence. L'invasion des voitures japonaises à la fin de la décennie ne fait que confirmer cette tendance de fond. Les entreprises américaines comptent sur des volumes à court terme, quitte à faire voyant mais pas durable. Au même moment, les industriels japonais ou européens tirent avantage de la technique, et soignent un style qui résiste mieux au temps. Les années 70 sont plus difficiles pour les studios de design. Plusieurs mettent la clef sous la porte. Pourtant, l'affaire de Brooks Stevens continue de prospérer. Elle se concentre sur une relation étroite avec ses clients et sur l'amélioration constante de la fonctionnalité des objets. Les domaines de compétences de Brooks Stevens et de ses équipes sont infinis : moteur de hors-bord, embarcation fluviale, tondeuse à gazon, packaging alimentaires, valise de voyage, grille-pain, mixeur de cuisine, fer à vapeur, poste radio, sèche-linge, fontaine à eau, maison d'habitation, plan d'usine, complexe hôtelier, aménagement de bureau, etc ... Nous allons désormais nous intéresser aux réalisations automobiles du designer, depuis ses débuts. 1936, Zephyr Land Yatch Rien ne semble arrêter Brooks Stevens, surtout pas la crainte de choquer avec un dessin excessif, voire farfelu. Il est à l'origine de ce curieux engin façon camion remorque fabriqué pour un playboy excentrique qui ne semble pas connaître de problème de fin de mois, un certain William Woods Plankinson, héritier d'une vaste fortune. Le millionnaire a 30 ans, et Stevens à peine 25. L'ensemble recèle d'innovations plus ou moins utiles. La partie tracteur est construite par un carrossier local sur un châssis International Harvester. Originalité de celui-ci : le conducteur est assis sur le moteur.
Zephyr Land Yatch, 1936. Copyright A bord de la remorque du constructeur Curtis Aerocar sont installés le lit du propriétaire et deux lits d'appoint, un pour le chauffeur, l'autre pour le valet. Plankinson peut accueillir six autres visiteurs. Des rangements pour les armes à feu et les cannes à pêche sont à leur disposition. Tout est prévu pour vivre en totale autonomie. On trouve à bord une cuisine complète et une salle de bain avec douche. Lorsque la guerre éclate, Plankinson est affecté à des fonctions de recrutement pour l'armée. Pour son nouveau métier, Il voyage à travers le Wisconsin avec son ensemble routier. Après plusieurs décennies d'utilisation intensive, Plankinson revendra le véhicule à Brooks Stevens, qui l'exposera dans son musée. La restauration et la collection des voitures anciennes ont fasciné Brooks Stevens durant toute sa vie. Il ira même jusqu'à créer son musée personnel. S'il est bien un modèle auquel il voue une réelle admiration, c'est la Cord L-29, une voiture longue, basse et luxueuse, produite avec différentes carrosseries à 5 010 exemplaires de 1929 à 1931. C'est la première voiture à traction avant fabriquée bien avant la fameuse Citroën éponyme. Stevens achète sa Cord L-29 en 1937. Il s'agit d'un cabriolet. Il imagine un nouveau dessin de carrosserie à une époque où habiller son automobile sur mesure est encore une pratique courante. Sa voiture se distingue par la présence d'une nageoire caudale. Les deux sièges arrière sont complètement recouverts. Les pare-chocs chromés sont d'un dessin original. Mais on remarque surtout les phares avant en forme de lame. L'efficacité de l'éclairage n'a pas un été un critère déterminant dans ce choix atypique. La voiture existe toujours ainsi, et est de nos jours la propriété d'un collectionneur privé.
Cord L-29 Custom, 1937. Copyright Au long de sa carrière, Brooks Stevens n'est jamais intervenu lui-même sur l'assemblage des voitures qu'il dessinait. Il s'appuyait pour concrétiser ses projets sur des hommes de confiance. La réticence du designer aux travaux manuels peut s'expliquer par son manque d'adresse, séquelle de sa maladie d'enfance. La relation qu'il entretenait avec l'automobile était plus visuelle et émotionnelle que purement mécanique. 1937, Allis Chalmers En 1937, et pour la première fois dans l'histoire du style, un designer se voit confier l'étude des lignes d'un tracteur agricole. Le donneur d'ordre est Allis Chalmers. Brooks Stevens ouvre une voie car d'autres designers seront ensuite sollicités par d'autres constructeurs : Henry Dreyfuss travaillera pour John Deere, Raymond Loewy pour International Harvester ... Allis Chalmers s'impose sur ce marché en proposant des modèles de taille moyenne à moitié prix de ceux du leader du marché, Farmall. Il ouvre la possibilité à de petits agriculteurs de se séparer de leurs chevaux de trait. Brooks Stevens poursuivra sa collaboration avec Allis Chalmers jusqu'en 1955.
Allis-Chalmers Model B & C 1940, Camping-cars Brooks Stevens conçoit vers 1939/40 différents utilitaires en forme de goutte d'eau sur base International Harvester. La principale motivation de ses commanditaires est d'attirer le chaland avec ces engins qui sortent de l'ordinaire. Une société d'édition pour enfants, la Western Printed & Lithograph Company, passe une première commande pour une flotte de véhicules à ses couleurs. Des fourgons similaires sont commandés par d'autres entreprises de la région : l'entreprise brassicole Miller Brewing, Oscar Mayer dans le domaine alimentaire, la Wisconsin Ice and Coal ...
Utilitaire en forme de goutte d'eau aux couleurs de la Wisconsin Ice & Coal Co. Copyright
Stevens a conçu pour différentes personnalités en vue ou aisées ces premiers " camping-cars ". Copyright La version qui fera le plus pour la réputation de Brooks Stevens est le véhicule de recherche créé à la demande de Herbert F. Johson, président de la Johnson Wax Company. Installée à Racine dans le Wisconsin, il s'agit d'une entreprise spécialisée dans les produits d'entretien des sols, et qui se diversifiera plus tard en lançant les marques Brise, Tahiti douche, Canard-WC ... Cet utilitaire est équipé de toutes les commodités : couchettes, salle de bain, cuisine aménagée, bureau dépliant, ainsi qu'un laboratoire de test. A l'origine du projet, il s'agissait de concevoir un véhicule polyvalent qui servirait à des explorations au Brésil pour effectuer des recherches sur la cire de carnaúba ... Mais cela a surtout été pour la compagnie et le designer un formidable outil de communication auprès du grand public. Cet engin n'atteindra jamais le Brésil. Pendant la guerre, il sera utilisé par la défense civile pour la collecte de sang.
Ce véhicule long de 7 mètres fut utilisé pour la promotion des produits de la Johnson Wax Company - Source : https://www.hemmings.com En raison des séquelles persistantes après sa poliomyélite, Brook Stevens est dispensé de servir dans les forces armées. Plusieurs des membres masculins de son équipe sont remplacés par de jeunes femmes qui n'ont pas toute le même niveau de formation et d'expérience. Mais cela permet au studio de poursuivre ses activités au ralenti. La plupart des clients du Brooks Stevens se sont pour l'instant reconverti à des productions militaires. Certains anticipent, et planifient le lancement de leurs futurs produits quand la paix sera revenue. Contrairement à plusieurs de ses confrères, notre designer reste pragmatique. S'il faut effectivement anticiper les évènements, il est aussi nécessaire de se montrer raisonnable. Concevoir des projets trop ambitieux conduira à un réoutillage coûteux pour les industriels et prendra du temps, ce qui ne sera pas à la portée de tous. Mais pour autant, le rêve reste gratuit ... 1942, Willys Overland Lors d'une conférence qu'il donne en 1942 auprès de la Society of Automotive Engineers de Détroit portant sur les voitures de l'après-guerre, Brooks Stevens présente quelques projets. Le texte de cette conférence est repris pour la rédaction d'un article dans le magazine Popular Mechnics. Les trois illustrations ci-après proviennent de ce magazine.
Brooks Stevens, projet, 1942. Copyright Brooks Stevens affirme que les voitures prévues pour le millésime 1942 devront reprendre du service à la fin de la guerre, le temps pour les constructeurs de lancer de nouvelles études. Parallèlement, il pense que la Jeep construite en abondance sur le sol américain pourrait devenir la voiture populaire de demain, moyennant des aménagements d'un coût raisonnable pour la rendre plus utilisable au quotidien. Pour réduire les dépenses, les ornementations seraient réduites au minimum. Pour autant l'élégance des formes ne serait pas sacrifiée.
Brooks Stevens montre avec ce dessin comment reconvertir une Jeep à des fin civiles. Copyright L'article publié dans Popular Mechnics est remarqué par les dirigeants de Willys Overland, l'un des derniers constructeurs américains indépendants. Celui qui fut au début du siècle le numéro 2 de la construction automobile au côté de Ford a perdu de sa superbe. La grande dépression a failli l'emporter. Son salut viendra des contrats signés avec les militaires pour la production en série de la Jeep. Joseph Frazer est à la tête de la compagnie. Barney Roos, directeur technique, invite Brooks Stevens à venir lui exposer ses idées. C'est la première fois que le designer peut envisager de voir un de ses projets aboutir à une production de masse. Il est enchanté. Après cette entrevue, sa candidature est retenue pour créer une ligne d'automobiles pour l'après-guerre. Il se met immédiatement au travail avec enthousiasme. Au final, le coach qui émerge de l'étude de Brooks Stevens ressemble à tout sauf à une Jeep. La voiture est un peu haute, mais elle paraît bien plus moderne que les Willys Overland d'avant-guerre et devrait pouvoir séduire un vaste public. Brooks Stevens a créé un nouveau châssis. Le moteur est comme envisagé dès le départ emprunté à la Jeep. Trois prototypes sont fabriqués, avec en ligne de mire un lancement de la production pour le millésime 1947. Malgré la qualité du projet, celui-ci est brutalement interrompu à l'issue d'un changement de direction. Joseph Frazer en désaccord avec Ward Canaday, directeur du conseil d'administration, quitte Willys Overland en 1943, et prend le contrôle de Graham Paige, compagnie à partir de laquelle il va fonder une nouvelle marque automobile, Kaiser Frazer.
Prototype Willys Overland 6/70. Copyright 1945, Custom pour Diana Lewis Powell Parmi les nombreuses voies choisies par Brooks Stevens pour assouvir sa passion automobile, il rencontre un certain succès dans la conception de voitures sur mesure. En 1945 par exemple, il réalise pour l'actrice Diana Lewis Powell une découvrable sur laquelle il teste des idées novatrices, certaines empruntées à l'aviation. Stevens adapte avec talent les formes pontons à ce prototype, selon les concepts qu'il a développés dès 1942 dans le magazine Popular Mechnics.
Custom pour Diana Lewis Powell. Copyright 1946, Jeep Station Wagon Joseph Frazer, président de Willys Overland de 1939 à 1943, est remplacé dans ses fonctions par Charles " Cast Iron Charlie " (Charlie en acier trempé) Sorensen, qui vient de quitter Ford après une collaboration de quarante années ! Sorensen ne croit pas au projet de coach conçu par Stevens. Les investissements pour le mettre en oeuvre seraient trop onéreux. De toute manière, plus aucun carrossier indépendant ne souhaite travailler pour Willys. Ils sont tous accaparés par leurs activités pour Ford, GM et Chrysler. La guerre a appauvri le marché des presses à emboutir. Leur production ne suit pas la demande. Et Sorensen sait qu'il faudra attendre de nombreuses années pour en trouver. Par contre, il est persuadé qu'il pourrait utiliser des presses destinées à la production d'appareils électroménagers, tant que les formes de ses automobiles resteront sans relief trop prononcé. Il demande à Brooks Stevens de lui dessiner un modèle qui tienne compte de cette contrainte. Le designer doit toutefois proposer quelque chose qui mette en valeur le savoir-faire de l'entreprise. Il est très motivé par ce nouveau défi et dessine plusieurs carrosseries adaptables à une plate-forme commune, qui ont toutes un air de famille.
Jeep Station Wagon. Copyright En juillet 1946, une de ces carrosseries, la Station Wagon, est disponible. Elle s'inscrit dans la mouvance des woodies alors très à la mode dans les milieux aisés. Mais plutôt que d'imaginer un habillage bois forcément coûteux et complexe à produire en grande série, Brooks Stevens a conçu une carrosserie tout acier qui évoque la décoration bois des woodies. Cette proposition innovante permet de ne plus faire appel aux procédés onéreux des ébénistes, et dispense les propriétaires d'un passage régulier d'une couche de vernis pour que leur auto reste présentable. Le projet de Brooks Stevens comporte une calandre plus large que la Jeep militaire, qui ne partage aucun embouti avec celle-ci. Le designer a prévu des couleurs contrastées qui évoquent la fameuse construction bois. Cette astuce procure au Station Wagon un vrai chic pour un prix imbattable.
Jeep Station Wagon. Copyright Brooks Stevens semble avoir inventé le concept du SUV, aussi utile pour véhiculer la famille que pour transporter des meubles. La Station Wagon devance la Plymouth Suburban qui ne sortira qu'en 1949 et la Ford Ranch Wagon qui sera lancée en 1952, deux autres " all-steel body and top ". La production de la Station Wagon prend fin aux Etats-Unis en 1964. Ses outillages sont ensuite expédiés en Inde chez Mahindra. Parallèlement, cette voiture est aussi construite au Brésil et en Argentine. A partir de 1962, la Jeep Wagoneer lui prend une partie de sa clientèle. En avril 1947, une gamme d'utilitaires Jeep réalisée à partir des dessins de Brooks Stevens entre en production, en versions 700 et 900 kg. Ces utilitaires sont proposés sous quatre formes : pick-up, fourgon, plateau à ridelles et bâché. Ils sont suivis peu après par un modèle Delivery puis par un simple break dépouillé doté de panneaux tôlés. Cette gamme est bien reçue par le public. L'aspect des différentes versions est plus moderne que celui des modèles concurrents, et ces voitures ont l'avantage de disposer de quatre roues motrices.
Extrait de la brochure Jeep pour 1947. Copyright 1946, Olympian Pacifique Il est une réalisation qui sort de notre domaine automobile dont Brooks Stevens peut s'enorgueillir, car il s'agit d'une étude colossale et complète jusque dans ses plus infimes détails. En 1946, son studio qui ne compte qu'une quinzaine de collaborateurs est chargé de dessiner un train de luxe pour l'Olympian Hiawathas qui roulera sur la ligne Atlantique Pacifique connue sous le nom de " Milwaukee Road ". Chacun des six trains à construire comptera douze wagons.
Olympian Pacifique. Copyright Les travaux de Brooks Stevens ne portent pas seulement sur l'habillage des trains, mais comportent également l'étude de tous les aménagements intérieurs, de la décoration, des uniformes du personnel, de la vaisselle ... Même le ticket qui permet d'accéder à bord a été dessiné par le studio de Brooks Stevens.
Olympian Pacifique. Copyright 1948, Jeep Jeepster En 1948, sous la direction de James Mooney, ancien dirigeant de la GM qui a remplacé Charles Sorensen, Willys Overland semble avoir définitivement abandonné l'idée de se lancer dans la production de voitures particulières. Dans l'intervalle, le succès de la Station Wagon aidant, Brooks Stevens est reparti à la charge pour convaincre son client de proposer à son public une nouvelle voiture de loisirs basée sur la Jeep. Le constructeur accepte, à condition de limiter les investissements. Sur la base de la Station Wagon, dont elle reprend le châssis et l'ensemble des organes mécaniques, Brooks Stevens imagine la Jeepster en s'inspirant de certaines classiques d'avant-guerre. La Jeepster est une propulsion, et non un 4 x 4, et elle ne dispose que d'un modeste quatre cylindres, une curiosité aux USA.
Jeep Jeepster. Copyright Cette fois, Brooks Stevens a oeuvré sur un terrain sur lequel il est plus à son aise, celui de la voiture de sport élégante, en l'occurrence de type phaéton, en fait un roadster à quatre sièges. Ce type de carrosserie a depuis longtemps disparu des catalogues, la clientèle s'étant orientée vers des cabriolets offrant une vraie protection. Avant-guerre, les places arrière étaient réservées aux propriétaires, et le chauffeur se tenait à l'avant. Sur le phaéton de Willys, les propriétaires sont passés à l'avant et le chauffeur a disparu. La Jeepster qui ne possède ni vitres latérales ni toit rigide, mais une simple toile avec des rideaux latéraux qui tiennent en place avec des boutons-pression, est évidemment plus adaptée aux conditions météorologiques favorables. Elle est essentiellement proposée dans des teintes vives, confirmant son aspect ludique. Brooks Stevens a su la doter d'habiles rappels aux formes de la Jeep au capital sympathie élevé, car vedette de la guerre et héroïne de la liberté.
Jeep Jeepster. Copyright Le Jeepster commercialisée en mai 1948 se vend à près de 10 000 exemplaires la première année. Elle vise une clientèle de " happy few " qui la considère plus comme un accessoire de mode que comme une nécessité vitale. Sa production cesse en juin 1950, avec au compteur 19 131 voitures. Passé l'effet de mode, les ventes ont considérablement chuté, et les véhicules en stock seront écoulés pendant encore un an, comme modèles 1951. Les ambitions de Willys Overland allaient très au-delà de ce nombre, mais l'aspect peu pratique de la Jeepster et un prix assez élevé expliquent sa diffusion mesurée. Mais personne ne l'oublie vraiment. Elle devient immédiatement un " collector ", ce qui incitera d'ailleurs Kaiser Jeep à lancer une version réactualisée en janvier 1967. Traitée dans le même esprit que son ancêtre, elle apparaîtra comme une réplique assez fidèle, quoique modernisée. Brooks Stevens était bien un précurseur. 1948/1952, Kaiser Frazer Kaiser Frazer fondé en 1945 est comme Willys Overland l'un des rares constructeurs indépendants des Etats-Unis après la guerre, et probablement le plus aventureux. La période n'est pas vraiment propice à la naissance d'une nouvelle marque. Alors que Ford, GM et Chrysler tirent tant que possible la couverture à eux, les derniers indépendants - Packard, Studebaker, Hudson, Nash - doivent faire preuve d'ingéniosité pour ne pas sombrer. Les deux fondateurs, Henry J. Kaiser et Joe Frazer ne sont pourtant pas des enfants de choeur. Le premier est un magnat californien de l'aluminium et de la construction. A partir de 1941, il a impressionné le pays par les efforts réalisés par son entreprise dans la construction navale pour servir l'effort de guerre. C'est lui qui apporte les capitaux. Le second peut se prévaloir d'une riche expérience au sein de la General Motors, puis chez Chrysler et Willys Overland. Pour leur première voiture commercialisée en 1947, ils ont fait appel au réputé Howard Dutch Darrin pour compléter le travail réalisé en interne. Peu satisfait de ses propositions, Kaiser et Frazer se sont retournés vers Brooks Stevens. Joe Frazer et Brooks Stevens se connaissent depuis qu'ils ont travaillé ensemble pour le compte de Willys Overland. Il en en est de même de Kaiser et de Stevens, car le designer a oeuvré à la conception d'un immeuble et d'une usine pour une entreprise en étroite relation d'affaires avec Kaiser.
Kaiser 1953, avec l'appui des consultants Duncan McRae, Brooks Stevens et Henry " Dutch " Darrin. Copyright Brooks Stevens commence par apporter quelques améliorations de détail sur le millésime 1949, et très vite il envisage la future gamme pour 1950. Curieusement, Howard Dutch Darrin est toujours de la partie. Stevens et Darrin ne s'apprécient pas, le premier jugeant le second incompétent. Deux consultants que tout oppose qui travaillent pour le même employeur ne peut conduire qu'à des situations litigieuses. Ainsi, il reste difficile de préciser qui entre les deux designers a fait quoi au sein de Kaiser Frazer entre 1948 et 1951/52. On accorde généralement à Stevens son engagement dans l'aménagement intérieur des Kaiser Frazer, en particulier le tableau de bord rembourré, les instruments regroupés autour du volant, la faible épaisseur des montants du pare-brise, etc ... Stevens a notamment tout fait pour rendre les éléments de sécurité visuellement plus acceptables. 1952, Excalibur J Brooks Stevens a démontré depuis quelques années sa passion sincère pour l'automobile. Sa collection personnelle compte une trentaine de voitures qu'il admire et/ou qui se sont illustrées sur tous les circuits du monde : Cord, Marmon 1911 , MG, Jaguar 1938, Talbot Figoni, Jaguar Mk V, Packard 12 cylindres ... C'est donc en tant que passionné qu'il ambitionne de construire une voiture de sport de fabrication US qui puisse allier l'aspect pratique d'une américaine avec la grâce et l'élégance d'une italienne. A cet effet, il se rapproche de Henry J. Kaiser fin 1951. L'industriel vient de lancer la bien nommée Henry J, un modèle économique accessible au plus grand nombre, destiné à compenser la mévente des grosses Kaiser. Mais la Henry J ne séduit pas non plus grand monde. Brooks Stevens pense pouvoir tirer profit des châssis invendus et rapidement disponibles. Si Henry J. Kaiser accepte la fourniture des bases techniques, il refuse que son nom soit associé au projet du designer. Avec son associé Charles Cowdin Jr, Brooks Stevens dessine l'Excalibur J qui ne ressemble en rien à la Henry J. Le nom fait référence à l'épée magique légendaire du roi Arthur.
Excalibur J. Copyright La carrosserie en aluminium est de forme simple, ce qui facilite sa construction. Le châssis, la direction et les suspensions sont adaptés aux circuits. Les phares, les pare-chocs et le pare-brise sont amovibles, ce qui permet une double utilisation de la voiture, tourisme ou course. Brooks Stevens espère bien avoir l'appui financier d'Henry J. Kaiser pour lancer une production en petite série. Il n'obtient qu'une fin de non-recevoir, tout comme à la même époque son " confrère " Howard Dutch Darrin avec la fameuse Kaiser Darrin. Henry J. Kaiser a d'autres priorités à ce moment-là, notamment d'échapper à la banqueroute de son entreprise. Les voitures produites (au nombre de trois ou quatre selon les sources) participent à plusieurs courses du championnat SCCA (Sports Car Club of America) et remportent de nombreuses victoires en s'imposant régulièrement face aux Allard, Frazer Nash, Arnold Bristol, Jaguar, Maserati, Ferrari, Mercedes ou Aston Martin. En 1958, Brooks Stevens considérant qu'il est parvenu à se faire plaisir et fort des nombreux succès de son Excalibur J se retire de toute forme de compétition. 1954, Cadillac Die Valkyrie Depuis quelques années, Brooks Stevens est bien occupé avec ses contrats pour Kaiser Frazer et Willys Overland d'une part, et la conception de l'Excalibur J d'autre part. Il n'a que peu de temps pour concevoir des automobiles uniques faites sur mesure. Pourtant, à cette époque, Brooks Stevens fait la rencontre de Guy Storr, un Français installé à Monaco, dont le souhait est de représenter en Europe les voitures conçues par le designer. Stevens qui est méconnu sur le vieux continent a la ferme intention de s'y faire un nom auprès des industriels de l'automobile. La rencontre tombe à point nommé. Guy Stoor lui souffle l'idée de créer une pièce maîtresse qui puisse être exposée au Salon de Paris en 1954. Le designer s'exécute, et le fruit de son travail prend la forme d'une imposante voiture de sport construite sur un châssis Cadillac par Hermann Spohn en Allemagne. Ce carrossier installé depuis 1920 n'est pas un inconnu puisqu'il a déjà travaillé sur base Mercedes, Bugatti, Steyr, Opel ou Maybach. Le projet est financé par un certain Irwyn Metzenbaum, un entrepreneur de Cliveland passionné d'automobiles. Le nom de Rapier - une épée longue et fine - est envisagé pour cette auto, mais non retenu en définitive. C'est finalement la dénomination " Die Valkyrie " qui est choisie, en référence aux vierges guerrières de la mythologie nordique. Avec l'appui de Storr, la voiture est accueillie avec curiosité en France. Quelques exemplaires auraient été assemblés, chacun personnalisé selon les désirs des acheteurs. Brooks Stevens a fait construire un exemplaire pour sa femme Alice, qui l'a utilisée avant qu'elle n'intègre le musée du designer.
Cadillac Die Valkyrie 1954. Copyright Extrait de l'Automobile numéro 102 d'octobre 1954 : " Brooks Stevens présentera au Salon de Paris sa " Rapier V8 ", voiture d'anticipation dessinée spécialement pour l'utilisation des moteurs V8 culbutés qui se généralisent aux USA. Cette conduite intérieure six places, deux portes, apporte une nouvelle solution dans la réalisation des portes, qui supprime les vitres de côté arrière. Le refroidissement des freins avant et arrière a été particulièrement étudié. Notons les échappements en avant des roues arrière. Cette carrosserie habillera un châssis Cadillac. Elle a été réalisée en Allemagne par le carrossier Hermann Spohn sur les dessins de Brooks Stevens ". Dans le numéro 103 qui rend compte de la visite au Grand Palais, les commentaires d'un autre journaliste sont plus acerbes " Cette forme bizarre qui veut être une voiture est l'œuvre du styliste américain Brooks Stevens et du carrossier allemand Spohn. La victime est une Cadillac ".
Cadillac Die Valkyrie 1954. Copyright L'opération de communication destinée à faire connaître Brooks Stevens porte ses fruits en France. Un article de trois pages est consacré au designer dans le numéro 104 de l'Automobile, dans une tonalité plus élogieuse : " Il y a exactement un an, en septembre 1953, nous retracions l'oeuvre et la légende de Raymond Loewy, l'homme qui a changé le visage de l'Amérique. Dans la nouvelle génération, un autre styliste, Brooks Stevens, est en passe d'acquérir une réputation aussi grande que celle de son devancier. Qui est Stevens ? Notre collaborateur Luc Fellot a eu l'occasion de s'entretenir avec lui lors de son séjour à Paris et décrit ici les conceptions et les réalisations de l'homme qui forgera peut-être la clé de voûte de l'économie américaine de demain ". Le journaliste revient sur le cas de la Valkyrie : " Honnie ou admirée, la réalisation de Brooks Stevens eut au moins le mérite de faire connaître en France son auteur, considéré aux Etats-Unis comme l'un des chefs de file de l'esthétique industrielle, le dauphin de Raymond Loewy ". 1955, Gaylord Gladiator Jim et Edward Gaylord sont issus d'un milieu aisé. Leur père, qui roulait en Packard, Cadillac, Marmon ou Lincoln dès les années 20/30 leur donna le goût des belles choses. En ce début des années 50, ils observent avec intérêt l'invasion du territoire américain par les roadsters MG, Jaguar, Austin Healey, Triumph ... Comme d'autres avant eux, ils se demandent bien pourquoi les constructeurs américains ne s'intéressent pas ou si peu à ce type de voiture sportive, et se disent prêts à relever le défi. Mais leur rêve va plus loin, et il n'est pas question de produire un roadster à caractère économique. Les deux garçons ont en ligne de mire les Stutz et Duesenberg d'antan. Ces voitures n'ont jamais été remplacées, et il doit bien exister un marché à combler, pensent-ils.
Gaylord Grand Prix. Copyright Contact est pris avec Ed. Cole, ingénieur en chef chez Chevrolet, où ils sont poliment éconduits. Puis ils sollicitent Alex Tremulis qui depuis l'échec de la Tucker a trouvé refuge chez Ford. Hélas, le styliste qui a signé un contrat d'exclusivité avec son nouvel employeur n'a pas le droit de papillonner ailleurs. Bon prince, Alex Tremulis dirige les frères Gaylord vers son ami Brooks Stevens qui est indépendant, et qui accepte de relever le défi. On lui demande de dessiner une carrosserie moderne, mais avec quelques touches d'élégance classique qui rappellent les prestigieuses voitures de luxe des années 30. Il doit s'agir d'un cabriolet à deux places avec hard top amovible. Pour le reste, Brooks Stevens a carte blanche, à condition de faire original. Le châssis formé de deux tubes centraux en chrome molybdène sera fabriqué selon les plans de Jim Gaylord. Brook Stevens accouche d'une automobile au parfum excessivement kitsch, la Grand Prix. Les lignes sont acérées, une imposante calandre qui évoque les voitures du début du siècle est encadrée de deux énormes phares ronds, les ailes avant sont échancrées et laissent apparaître les roues directrices. Le long capot moteur en impose, le pare-brise est panoramique, à l'arrière les ailerons sacrifient à la mode du moment. Le capot arrière plat est garni de sept grosses baguettes chromées qui finissent de surcharger la voiture. Une peinture deux tons ivoire et noir parachève cet ensemble assurément insolite, qui n'a rien à envier aux show cars des grands constructeurs US.
Gaylord Gladiator. Copyright Sur les conseils de Brooks Stevens, le prototype est réalisé chez le carrossier allemand Spohn (comme la Die Valkyrie) et expédié au Salon de Paris 1955 où il est exposé en première mondiale. La Gaylord devenue Gladiator est mue par V8 Chrysler Firepower de 331 Ci, celui-là même que l'on retrouve sur la 300 C. La presse et le public s'intéressent plus à la Citroën DS, vedette de l'exposition, qu'à cette réalisation certes spectaculaire mais forcément confidentielle. Les frères Gaylord prévoient d'en construire une première série de 25 exemplaires, à 17 500 dollars pièce, soit deux fois et demi le prix d'une Cadillac Eldorado Biarritz, modèle américain le plus cher. Le toit amovible s'escamote entièrement dans le coffre en reprenant le principe mis au goût du jour du toit " Eclipse " imaginé dans les années trente par le styliste (et dentiste ...) Georges Auguste Paulin, et appliqué à l'époque à plusieurs modèles Peugeot. En 1957, Ford reprendra la même idée sur sa Skyliner. La roue de secours est dissimulée dans un tiroir placé sous le coffre. Une commande électrique permet de faire glisser celui-ci pour récupérer ladite roue. Deux autres exemplaires équipés d'un V8 Cadillac seront réalisés par la société Luftschiffbau Zeppelin, avec quelques évolutions destinées à atténuer les excès stylistiques du premier modèle.
Gaylord Gladiator. Copyright Grâce à leur fortune familiale, les deux frères Gaylord se sont fait plaisir, mais ils ont totalement négligé l'aspect commercial de leur aventure. Désireux d'offrir ce qui se faisait de mieux, Jim Gaylord n'a jamais regardé à la dépense. Au final, le positionnement commercial de la voiture s'avère bancal, ni vraie voiture de sport avec des performances honorables mais inférieures à celles des Ferrari ou Mercedes contemporaines, ni vraie voiture de luxe faute notamment d'image. Jim et Edward Gaylord ont assumé seuls les pertes financières de cette aventure. 1956, Paxton L'histoire de la Paxton commence en 1950 quand Robert Paxton McCulloch, ingénieur et brillant homme d'affaires, patron de la McCulloch Motors Corporation, décide de réaliser un de ses rêves, concevoir et produire une véritable automobile, en faisant appel aux meilleurs fournisseurs et aux meilleurs composants. L'homme a fondé son entreprise en 1943 à Milwaukee pour y fabriquer des petits moteurs à deux temps. En 1948, McCulloch propose sa première tronçonneuse. La marque obtient en peu de temps une excellente réputation pour les performances et la fiabilité de ses produits. McCulloch est également à l'origine de la branche Paxton Automotive, fabricant de compresseurs comme ceux équipant la Kaiser Manhattan de 1954. La voiture Paxton en projet sera de taille relativement modeste, et s'inspirera des réalisations européennes importées aux Etats-Unis. Pour autant, elle devra offrir de bonnes performances, accueillir quatre personnes et incorporer un toit rigide rétractable. Ne voulant pas priver sa société de ses meilleurs ingénieurs, McCulloch confie la conception du châssis à une entreprise indépendante, Hoffman Motor Development. Cette compagnie est réputée dans le domaine des voitures expérimentales. La réalisation des composants mécaniques reste du ressort de la division Paxton. Le style est confié à Brooks Stevens.
Le magazine américain Road & Track a raconté l'histoire de la Paxton Phoenix dans son numéro d'avril 1957. Copyright La face avant est dépouillée de toute fioriture inutile. Les phares sont encastrés dans les ailes. On remarque sur le capot moteur la présence de chevrons ... comme sur les Citroën. La carrosserie est en fibre de verre. Le projet est hélas abandonné en 1954 car la rentabilité d'une telle voiture au regard des investissements à consentir paraît aléatoire. McCulloch fait le choix d'orienter le travail de son personnel qualifié vers d'autres domaines plus rentables et/ou moins risqués. L'unique prototype a été vendu aux enchères lors de la liquidation de Paxton en Californie en 1977. Il est alors rentré dans une collection privée, avant d'être restauré au début des années 90. Il a ensuite été vendu au musée de Brooks Stevens, qui l'a lui-même cédé quelques années plus tard à un autre collectionneur privé. 1956, Willys FC 150 Après la reprise de Willys Overland par Kaiser Frazer en 1954, Brooks Stevens poursuit sa collaboration avec le groupe nouvellement constitué. En 1957, Jeep fait une incursion dans le domaine des camions légers à quatre roues motrices, avec le FC-150 (Forward control ou cabine avancée) à moteur 4 cylindres sur un empattement de 2,05 mètres et le F-170 à moteur 6 cylindres sur un empattement de 2,62 mètres. Aucune des deux versions ne se vendra comme espéré. Les raisons ? Peut-être des performances en tout terrain trop limitées et une esthétique mal comprise par la clientèle visée. Leur production est arrêtée en 1964, et les outillages transférés chez Mahindra en Inde.
Willys FC 150 (1957/1965). Copyright Sur cette base, Brooks Stevens développe en 1956 une fourgonnette originale dénommée Willys Forward Control Commuter dotée de six portes. Elle est assemblée par le carrossier Reutter à Stuttgart, mais ne dépassera pas le stade du prototype. L'idée est néanmoins lancée, et c'est Ford qui s'en emparera en 1963 avec son Econoline.
Willys Forward Control Commuter, 1956. Copyright
Ford Econoline, 1963. Copyright 1957, Citroën DS par Brooks Stevens En France, la présentation de la DS au Salon de Paris en octobre 1955 fait l'effet d'une bombe. Elle arrive aux Etats-Unis au cours de l'été 1956, avec une première exposition à l'International Automotive Show de New York. Comme en Europe, le public est surpris par l'esthétique de l'auto et par ses particularités techniques. Dans un pays par tradition conservateur et nationaliste, la présence d'une voiture qui monte et qui descend et qui n'a pas de calandre laisse perplexe. Cependant, on n'y atteint pas le même degré de fanatisme qu'en France. Brooks Stevens a l'occasion d'exprimer quelques idées sur ce à quoi aurait pu ressembler une DS américaine. Le projet n'a pas dépassé le stade de la planche à dessin.
La DS de Brooks Stevens, et celle de Flaminio Bertoni. Copyright 1959, Olin Mathiesson Scimitar La Scimitar répond à une commande de groupe industriel Olin Mathiesson, producteur notamment d'aluminium. Elle a pour mission de démontrer l'efficacité de la construction de voiture à partir de ce métal léger insensible à la corrosion, dont Brooks Stevens a déjà une bonne connaissance. Il a en effet parmi ses clients un fabricant d'ustensiles de cuisine en aluminium. Il a aussi travaillé avec l'aluminium lors de la conception du fer à repasser Steam-O-Matic en 1940. Le designer n'est pas le premier à s'intéresser à cette matière. Des tentatives ont eu lieu avant-guerre. En 1951 la General Motors a présenté la Le Sabre réalisée en magnésium et en aluminium. Ce qui est nouveau dans la démarche de la Scimitar, c'est la volonté des initiateurs du projet de prouver que ce métal peut être utilisé de manière rentable dans une industrie où la construction en acier domine. Mais dans les faits, l'aluminium est bien plus coûteux que l'acier à l'achat, et son utilisation au stade industriel requiert des investissements plus importants pour presser la matière.
Olin Mathiesson Scimitar. Copyright Brooks Stevens qui a plus d'un tour dans son sac va à son niveau justifier la mise en oeuvre du projet par un tour de passe-passe. Son idée est de concevoir quatre voitures en une. Ainsi, en imaginant différentes structures de toit, il parvient à proposer sur une même base une berline, un phaéton, un cabriolet et un break. Cette polyvalence va servir les intérêts du commanditaire, qui va amplement utiliser la Scimitar à des fins promotionnelles. La Scimitar (sabre en français) tire son nom de la forme incurvée des flancs. Virgil Exner, ami de Brooks Stevens, s'est chargé de la fourniture du châssis Chrysler. Comme ce fut déjà le cas sur la Willys Forward Control Commuter de 1956, Stevens a fait appel au carrossier Reutter, bien connu pour ses travaux pour Porsche. Les Scimitar sont présentées au Salon de Genève en 1959. L'Auto Journal précise à cette occasion que " ces voitures présentent quelques solutions originales mais doivent être considérées avant tout comme des véhicules publicitaires ou comme des fantaisies pour milliardaires ". Si cet ultime effort de Brooks Stevens et de son donneur d'ordre pour promouvoir le concept de la Scimitar a attiré l'attention de la presse, le projet n'a toutefois connu aucune suite industrielle.
Olin Mathiesson Scimitar. Copyright 1959, Brooks Stevens Auto Museum La première voiture que Brooks Stevens collectionne est sa Cord L-29. En 1949, il est déjà le propriétaire de seize voitures, à la fois d'authentiques anciennes, mais aussi des modèles de sa conception. En 1955, sa collection compte trente-cinq automobiles. Petit à petit mûrit l'idée d'un musée public permanent pour accueillir cet ensemble. Celui-ci s'ouvre en septembre 1959. A ses propres voitures, il ajoute quelques autres empruntées à des amis collectionneurs. Dans les années 70, la collection a doublé de taille, atteignant environ soixante-quinze voitures. En 1987, le musée ouvre un atelier de restauration qui aide à couvrir les dépenses courantes. A la fin de sa vie, Brooks Stevens participera avec certaines de ses automobiles à des rallyes à travers le pays. Le musée survivra à son décès, mais en 1999 la collection sera dispersée. 1960, Willys do Brasil Jeep Pour créer la Jeep Saci, exposée en avant-première au Salon de Sao Paulo de 1960, Brooks Stevens a tout simplement remis au goût du jour la Jeepster de 1948 pour le compte de Willys do Brasil. Cette nouvelle version n'atteindra pas hélas la série.
Jeep Saci. Copyright Depuis 1958, Willys do Brasil produit pour son marché la Jeep Rural dans sa version USA, puis à partir de 1960 sous une nouvelle carrosserie dessinée par Brooks Stevens. Les lignes de la Rural brésilienne sont d'une grande modernité pour l'époque avec des ailes intégrées et une calandre inédite. Brooks Stevens en dérive une version pick-up. Willys Overland do Brazil qui rencontre d'importantes difficultés financières tombe dans l'escarcelle de Ford en 1967. Ford commercialisera la Rural jusqu'en 1977.
Willys do Brasil Rural. Copyright
Willys do Brasil pick-up. Copyright Le projet Utopia de Brooks Stevens ne relève d'aucune commande d'aucun industriel. Au travers de cette étude, le designer s'est en toute indépendance efforcé de rassembler quelques idées qui formeront l'essentiel de sa pensée pour les années à venir. Cette démarche ressemble à celle qu'il a déjà effectuée en 1942 dans le magazine Popular Mechanics pour les voitures de l'après-guerre. Mais cette fois le designer a pour horizon les années 70.
Projet Utopia, vers 1960. Copyright On découvre sur l'Utopia la barre de phare horizontale qui sera reprise sur la Studebaker Sceptre de 1963. Sur la berline, la symétrie du design doit permettre une interchangeabilité des éléments de carrosserie poussée à l'extrême. Le toit coulissant de la version break va se retrouver sur la Studebaker Wagonaire des années 60.
Projet Utopia, vers 1960. Copyright Vers 1960, Gonzola Terra Stevens a imaginé sur ce prototype l'utilisation de piles à combustible. L'idée de l'emploi de cette source d'énergie sera reprise peu de temps après sur son projet de camping-car Gondola Terra. Ces piles auraient alimenté des moteurs électriques dans chaque moyeu de roue. Ce concept présentait une alternative écologique par comparaison aux camping-cars du marché tous motorisés par des Diesel ou de gros V8 essence.
Gondola Terra. Copyright Excalibur Hawk, 1962 Brooks Stevens ne renonce pas à ses projets de voiture de sport. Au début des années 60, avec l'aide de son fils David, ils mettent au point la Hawk. Celle-ci tire son nom de l'utilisation intensive de pièces empruntées à la Studebaker Hawk, en particulier son impressionnant V8 289 i suralimenté par un compresseur Paxton.
Excalibur Hawk, projet, 1961. Copyright Le dessin de la Hawk est volontairement agressif. La voiture est engagée dans diverses compétitions, mais elle ne rencontre pas la même réussite que l'Excalibur J des années 50.
Excalibur Hawk, 1962. Copyright 1962, Studebaker Lark Le style Studebaker des années 50 doit à peu près tout à Raymond Loewy. Le designer a d'ailleurs à cette époque installé l'un de ses bureaux à South Bend. Ses créations ont un peu de la saveur des voitures européennes. Hélas, leur intérêt esthétique ne se reflète pas sur les courbes de ventes. En 1956, après la fusion avec Packard, Studebaker rompt ses liens avec le célèbre styliste. La marque n'a plus les moyens de s'offrir à prix d'or les services du Français. Elle dispose de nouveau de sa propre équipe de design. La Lark commercialisée en 1959 permet à Studebaker de tripler sa production par rapport à 1958, avec 138 858 Lark et 7 788 Hawk. Autant dire que la compacte de Studebaker vient de sauver momentanément la firme qui renoue enfin avec les bénéfices, après six années de déficit. En 1961, Sherwood Egbert est sollicité pour relancer l'entreprise qui reste fragile. Egbert est un ancien de chez McCulloch (les tronçonneuses), firme avec laquelle Stevens entretient des relations d'affaires de longue date. D'ailleurs, les deux hommes sont devenus des amis. C'est donc assez naturellement qu'Egbert fait appel à Stevens. Le constat est clair. Les Studebaker sont à bout de souffle. Leur style est le fruit de multiples toilettages effectués à partir du dessin original de Loewy pour le millésime 1953. La " petite " Lark si elle veut suivre la cadence et survivre face aux nouvelles compactes de Ford, GM et Chrysler, a tout intérêt à se faire voir sous ses meilleurs atours.
Studbaker Lark avant (1959) et après (1963) le lifting proposé par Brooks Stevens. Copyright Mais les finances font défaut pour repartir sur des bases entièrement nouvelles. Le budget alloué à la modernisation des Lark et Hawk correspond peu ou prou à celui que consacrerait Ford ou la GM pour remodeler la poignée de porte de l'un de ses modèles ! Pire, le temps presse. Le millésime 1962 doit être présenté dans six mois. Egbert n'a pas d'expérience du milieu automobile. Pour autant, il peut très bien s'imaginer que nommer Brooks Stevens pour succéder à Raymond Loewy ne passera pas inaperçu. Les deux designers, concurrents tout au long de la décennie, n'ont jamais eu de relations très cordiales. Randall Faurot, chef du style chez Studebaker, accepte de s'effacer. Brooks Stevens va travailler sur les éléments de la voiture qui peuvent être redessinés à moindres frais. Au résultat, la ligne de caisse est plus tendue, la partie arrière est allongée. De nouveau, en 1963, Stevens redessine la caisse au-dessus de la ceinture. La taille des cadres de glaces est réduite et la surface vitrée augmentée. Une grille de calandre inédite façon Mercedes est installée. 1962, Studebaker Gran Turismo Hawk Brooks Stevens s'attaque à un monument du style US conçu par Raymond Loewy, la Hawk. Pour 1962, il lui dessine un véritable hardtop doté d'un pavillon évoquant la Thunderbird contemporaine. Il en profite pour éliminer les grands ailerons, devenus désuets. Imaginez Bertone qui retouche une oeuvre de Pininfarina ! La Hawk devient Gran Turismo Hawk.
Studebaker Gran Turismo. Copyright Les lignes sobres et carrées dessinées par Brook Stevens sont en totale opposition avec les ailes arrière prononcées, les courbes romanesques et les chromes abondants de Raymond Loewy. Les temps changent, et cela plaît. Les ventes bondissent de 3 340 Hawk en 1961 à 8 388 Grand Turismo Hawk en 1962. Hélas, le succès est de courte durée. Il se vendra 4 636 exemplaires en 1963 et seulement 1 797 en 1964, dernière année de production.
Studebaker Gran Turismo Hawk. Copyright Bien décidé à sortir Studebaker de l'ornière, et sans doute blessé de voir son concurrent de toujours, Raymond Loewy, sollicité sur le projet Avanti, Brooks Stevens imagine une voiture franchement moderne, dénommée Sceptre, qui pourrait remplacer la Grand Turismo Hawk. Son ambition est simple : il s'agit de présenter un modèle emblématique, moderne, à partir duquel sera développé une gamme possédant une identité commune.
Studebaker Sceptre. Copyright Ce qui surprend sur cette " personnal luxury car " cousine des Rambler Marlin, Mercury Cougar, Ford Thunderbird, Oldsmobile Toronado ou Buick Riviera, ce sont les traits tirés à la ligne et les phares volontiers futuristes qui se présentent sous la forme d'une barre lumineuse continue qui couvre toute la largeur avant. Les surfaces latérales sont affleurantes. L'aménagement intérieur est tout aussi avant-gardiste, avec un magnifique volant sculpté et une vanity case encastrée. Le prototype réalisé chez Sibona & Basano à Milan est présenté à la direction de Studebaker en avril 1963. Brooks Stevens imagine quelques mois plus tard un dérivé Wagonaire.
Studebaker Sceptre Wagonaire. Copyright 1963, Studebaker Cruiser Dans le même esprit et la demande du staff de Studebaker, Brooks Stevens réalise au même moment un autre prototype de berline, la Cruiser. Hélas, les finances du constructeur de South Bend sont à plat, et il n'a plus les moyens d'envisager l'industrialisation d'une telle automobile.
Studebaker Cruiser. Copyright 1963, Willys do Brasil Aero 2600 C'est Phil Wrigth, l'assistant de Brooks Stevens, qui a dessiné la silhouette de l'Aero Willys américaine présentée en janvier 1952. La voiture n'est pas parvenu à s'imposer sur un marché très concurrentiel, même si son constructeur a mis en avant sa faible consommation de carburant et sa qualité de fabrication qui n'aurait à ses dires rien à envier aux exigences de la construction aéronautique. Mais ces arguments font pâle figure face aux Chevrolet, plus puissantes, mieux dotées et moins chères. La presse spécialisée sera sévère avec l'Aero, notant ses piètres performances. Cette contre-publicité conduira à fragiliser un peu plus Willys Overland, qui n'aura pas d'autre choix que de céder en 1954 aux avances de Kaiser Frazer, qui n'est pas lui-même dans une bien meilleure posture. D'ailleurs, ce dernier financera cette acquisition en vendant ses propres unités de production à la General Motors.
L'Aero Willys originale. Copyright L'Aero Willys est retirée du catalogue à l'issue du millésime 1955. C'est une véritable débâcle pour son constructeur, qui a tout de même pris la sage précaution de conserver les outillages. Puisque les berlines ne font pas le poids face à la concurrence, autant se concentrer sur la production de la Jeep, qui bénéficie d'une demande régulière grâce à ses qualités de voiture à tout faire.
L'Aero Willys de 1963 réactualisée par Brooks Stevens. Copyright Willys Overland do Brasil a été fondé en 1952 pour assembler localement la Jeep. Un modèle économique comme l'Aero pourrait y rencontrer plus de succès qu'aux Etats-Unis, où elle serait plus en phase avec ce marché moins " riche ". En mars 1960, l'Aero revient donc à la vie, et s'insère dans une gamme brésilienne qui comporte d'autres dérivés Renault et Simca. En juillet 1963, à partir des travaux de Brooks Stevens, l'Aero délaisse les rondeurs des années 50 pour un dessin mieux ancré dans son époque. Le profil est radicalement simplifié avec une seule bande médiane chromée. Le style de la calandre s'inspire de celui de la Willys Rural, ce qui contribue à renforcer l'identité de la marque. Désormais, tous les composants sont de fabrication nationale. La voiture fait ses débuts internationaux au Salon de Paris 1962.
Peugeot 404, Fiat 1500, Morris Oxford ... non, c'est une Willys Aero, par Brooks Stevens. Copyright 1963, Jeep Wagoneer Après trois années d'études, Kaiser Jeep lance en novembre 1963 un nouveau véhicule baptisé Wagonner. La carrosserie signée Brooks Stevens rompt nettement avec les formes habituelles des 4 x 4, pour lesquels la Jeep a pourtant créé une esthétique de référence. Le Wagoneer est un élégant break quatre portes confortable et silencieux. Il offre l'équipement et les agréments d'une berline américaine de série tout en conservant de bonnes aptitudes sur les terrains difficiles. C'est la première Jeep qui ne dépend d'aucune version conçue pour les militaires. Elle va entraîner derrière elle une nombreuse descendance : Ranger Rover, Chevrolet Blazer, Ford Bronco, etc ... A son lancement, le Wagoneer est sans concurrence. Jeep et son designer Brooks Stevens ont fait encore une fois preuve de leur sens de l'innovation, de leur capacité à être des pionniers. Un pick-up Gladiator 4 x 4 et un fourgon léger à deux portes et deux roues motrices, le Jeep Panel Delivery, complètent le programme de fabrication.
Jeep Gladiator. Copyright
Jeep Wagoneer. Copyright 1964, gamme Studebaber La mévente de la Hawk et la pression des big three sur le marché des compactes affaiblissent Studebaker. Pires encore, les grèves qui éclatent en 1962 et 1963 sont fatales à l'entreprise, contrainte de fermer définitivement son site historique de South Bend. L'Avanti dessinée par Raymond Loewy n'a pas non plus rencontré le succès espéré. Brooks Stevens regrettera que Studebaker ait préféré investir ses dernières ressources dans une Avanti par nature marginale, plutôt que dans une gamme enrichie de berlines familiales. Studebaker vient de rétrograder au douzième rang des constructeurs américains, juste devant Lincoln et Imperial. Toute son activité automobile est transférée dans l'usine l'assemblage d'Hamilton au Canada.
Studebaker Cruiser, 1965. Copyright
Studebaker Datyona Sport Sedan, 1965. Copyright Brooks Stevens reste malgré les difficultés un consultant apprécié. Il dessine une nouvelle gamme de modèles compacts pour 1964. La dénomination commerciale Lark disparaît au profit des noms Challenger, Commander, Daytona, Cruiser et Wagonaire. Ce dernier est un break qui comporte une porte arrière coulissante qui permet d'ouvrir non seulement l'arrière de la voiture, mais aussi le toit sur la partie bagages, ce qui augmente de manière significative les capacités de chargement. Brooks Stevens avait déjà expérimenté cette idée sur ses projets Scimitar et Utopia.
Studebaker Wagonaire. Copyright La carrosserie est plus carrée d'aspect et l'ancienne calandre façon Mercedes a laissé sa place à un ensemble plus large intégrant les phares. C'est une forme de retour à la normalité. Le site de South Bend étant fermé, Studebaker s'approvisionne en moteurs chez Chevrolet. L'objectif de 20 000 voitures pour 1965 est presque atteint, mais l'absence de moyens en R & D condamne à terme l'affaire canadienne pourtant bénéficiaire. D'ultimes retouches (calandre, moulures latérales, extracteur d'air dans le panneau arrière) sont menées pour 1966. Malgré l'appui inconditionnel de Brooks Stevens pour rendre les Studebaker attrayantes, l'usine d'Hamilton cesse toute production automobile en mars 1966, avec 8 947 voitures encore fabriquées pour ce dernier millésime. Le groupe va survivre dans d'autres activités plus rentables, et Brooks Stevens poursuivra un temps sa collaboration sur des produits qui n'ont plus rien à voir avec l'automobile.
Studebaker Datyona Sport Sedan, 1966. Copyright Un mauvais timing des opérations n'a pas permis de sauver Studebaker de la débâcle. Sherwood Egbert et Brooks Stevens sont arrivés trop tard pour revitaliser l'image de l'entreprise. Mais dans les années 60, la puissance, l'énergie déployée par les big three ne laissaient que peu d'espoir au dernier constructeur indépendant. 1964, Excalibur SS En 1964, Brooks Stevens en est à sa quatrième année de travail intense en tant que consultant pour Studebaker. Les modèles que le constructeur présente au Salon de Chicago en début d'année ne reflètent pas la créativité débordante de l'artiste designer. Il exprime ses regrets à son client, et lui propose pour animer le stand du Salon de New York en avril l'idée d'une voiture un peu plus glamour qui fera parler de la marque. Celle-ci serait construite à partir d'un châssis de Lark Daytona qui serait pour l'occasion doté d'un V8 289 Ci de 290 ch à compresseur déjà monté sur l'Avanti. L'idée est validée par le staff de Studebaker. Après réflexion, Brooks Stevens, grand amateur de classiques d'avant-guerre, pense à faire revivre la mythique Mercedes SSK produite à une quarantaine d'exemplaires entre 1928 et 1932. Ce choix n'est pas uniquement guidé par les goûts personnels du designer. A l'époque, Studebaker est aussi l'importateur des Mercedes aux USA (d'où l'idée de la fameuse calandre type Mercedes sur les Lark de 1963 ?). Brooks Stevens ne le sait pas encore, mais il va donner naissance au premier modèle d'importance d'une nouvelle famille d'automobiles, les répliques, qui verra son apogée dans les années 80. Les seules voitures existant dans cette catégorie sont vendues en kit sur base VW, et n'arrivent pas, loin s'en faut, à la hauteur de la réalisation de Brooks Stevens. Le projet est mené en un temps record de huit semaines. Brooks Stevens embarque dans cette aventure ses fils Steve et David. Sa " réplique " n'est qu'une évocation approximative du modèle historique. L'auteur s'est autorisé quelques libertés dans les proportions. Alors qu'approche la date de la présentation à New York, Studebaker annonce son intention d'abandonner toute production à South Bend pour se replier sur son site d'Hamilton. La présentation même du prototype de Stevens est remise en question en raison de ce virage stratégique.
Excalibur Serie I. Copyright Mais contractuellement rien n'interdit à Brooks Stevens de présenter le fruit de son travail sous un autre nom. Le designer entretient d'excellentes relations avec Gerald Martin, directeur du salon. Il obtient de justesse une place pour sa voiture, qu'il expose sur un stand séparé sous sa marque Excalibur, sans savoir quelle va être la réaction du public. La SS ne manque pas de charme. Evidemment les puristes et les passionnés d'histoire automobile crient au crime de lèse-majesté. Mais la majorité du public est enthousiaste. Steve le fils de Brooks est approché par plusieurs clients potentiels, ce qui convainc la petite équipe de l'intérêt de cette proposition. Brooks Stevens et ses fils n'ont pas vraiment les moyens d'envisager une production, même à petite échelle. Qui plus est, comment produire une automobile avec une mécanique Studebaker, alors que l'on sait déjà l'avenir de l'entreprise bien compromis. Un moteur 327 Ci de la Corvette est mis à leur disposition grâce à leurs relations au sein de la General Motors. Techniquement, c'est réalisable. Brooks Stevens tient au principe des échappements extérieurs, mais il ne trouve aucun fournisseur capable de les réaliser aux Etats-Unis. Qu'à cela ne tienne, il passe commande à la firme allemande qui les a fabriqués pour Mercedes dans les années 20.
Excalibur Serie I. Copyright Il reste le problème du financement. Les Stevens passent une publicité dans le Wall Street Journal. Sur les centaines de demandes de renseignements, vingt-cinq acheteurs très motivés versent un acompte de 1000 dollars. Les Stevens complètent cet apport avec un prêt bancaire. Après des débuts confidentiels en 1952 avec son modèle J, la marque Excalibur semble véritablement relancée, mais cette fois il s'agit d'une affaire qui sera pilotée par Steve et David Stevens. Très vite, Brooks Stevens va prendre du recul, et laisser ses deux fils aux commandes. Contrairement à leur père, les deux jeunes hommes, 21 et 25 ans en 1964, sont des mécaniciens accomplis. David a déjà travaillé à la restauration des voitures du musée familial, et Steve est par ailleurs un excellent vendeur. Le premier exemplaire de l'Excalibur SS est livré en 1965. Les caisses en aluminium des premières voitures cèdent leur place à des carrosseries en fibre de verre plus faciles et moins coûteuses à réaliser. La mascotte de capot, l'épée Excalibur dans un cercle, ressemble - mais pas trop - à l'étoile Mercedes. L'Excalibur entend bien rivaliser avec l'original tant dans son aspect extérieur que dans sa qualité de fabrication. La clientèle se recrute parmi un public aisé qui cherche à renouer avec un certain âge d'or de l'automobile. La renommée de Brooks Stevens attire quelques célébrités : Tony Curtis, le couple Sonny & Cher, Rod Stewart, Dean Martin, etc ... On ne peut imaginer meilleure publicité ! Evidemment, le concept même de l'Excalibur est en contradiction avec le plaidoyer habituel de Brooks Stevens en faveur d'un design d'avant-garde. L'ironie de la situation n'échappe pas au designer, promoteur par ailleurs du principe de l'obsolescence programmée. " Maintenant je porte mon chapeau dans l'autre sens " aurait-il déclaré.
Excalibur Serie I. Copyright D'autres constructeurs américains s'inspireront de la réalisation de Brooks Stevens et de ses fils, en imitant des Cord, Auburn ou Duesenberg, mais aucun n'atteindra la notoriété d'Excalibur. Cinq générations de modèles vont se succéder. Avec une pointe de dérision, le designer affirmait qu'en ayant créé la marque Excalibur, il avait donné naissance au sixième plus grand constructeur américain. Au sommet de sa popularité, la marque produit jusqu'à 367 voitures par an. Nous sommes alors en 1979 avec la Série III. Une montée en gamme avec la Série IV de 1980 conduit à une baisse des ventes, mais à une meilleure rentabilité. Les lourds investissements entraînés par l'étude de la série V mettent l'entreprise en péril. Combiné avec un tassement des ventes, cela a pour conséquence une mise en règlement judiciaire d'Excalibur en 1986. L'aventure se poursuivra jusqu'en 1989 avec un nouveau propriétaire. Sous l'ère Stevens, ce sont environ 3 000 Excalibur qui ont vu le jour. 1967, AMC La carrière de Brooks Stevens dans l'automobile a été une succession de combats courageux contre les big three, d'abord avec Willys Overland, puis Kaiser Frazer et enfin Studebaker. Brooks Stevens n'a jamais exprimé le moindre désaccord avec la manière dont Chrysler, Ford et la GM faisaient des affaires. Il a simplement voulu proposer des alternatives aux produits qu'il jugeait trop uniformes chez ces trois géants de l'automobile. C'est dans cet esprit qu'il a collaboré de 1966 à 1969, toujours en tant que consultant, pour l'American Motors Company (AMC) de Détroit. AMC est né de la fusion des constructeurs Nash et Hudson en 1954. C'est après la disparition de Studebaker le dernier indépendant à lutter contre les big three. Depuis le début de la décennie, c'est Richard Teague, ami de Brooks Stevens, qui préside aux destinées du design d'AMC. Le designer vient donc en appui avec de nouvelle idées, plus dans l'esprit " voiture à vivre " que " cube à roulette ". Ses thèses novatrices ont cependant du mal à émerger face aux conceptions internes plus conservatrices. Brooks Stevens soutient que la seule manière qu'a AMC pour faire face à Chrysler, Ford et la GM, c'est de fabriquer des voitures différentes. Teague plaide auprès de sa direction pour les idées de Stevens, sans grand succès.
Brooks Stevens n'a pas dessiné la Gremlin, mais il a incité AMC à s'orienter vers ce type d'automobiles. Copyright Le contrat de consultant s'arrête en 1969. Brooks Stevens aura eu le temps par ses diverses propositions d'encourager le constructeur à s'orienter vers des voitures plus compactes, seul créneau non envahi par ses concurrents. La Gremlin apparue en avril 1970 rentre dans cette catégorie, et s'inscrit en bonne position pour concurrencer les voitures européennes ou japonaises. 1969, Lakester Tom Rooney est un personnage atypique dans le monde du nautisme, qui ose sortir des sentiers battus. il est séduit par une étude de début des années 60 émanant du studio de Brooks Stevens. Les deux hommes vont concevoir en 1969 à partir de cette idée un buggy capable d'embarquer à son bord un runabout.
Lakester, 1969. Copyright Une fois celui-ci chargé, le moteur de l'embarcation est connecté via un dispositif particulier pour entraîner les roues de l'essieu arrière, permettant au véhicule d'être conduit sur de courtes distances.
Lakester, 1969. Copyright 1979, Briggs & Stratton Hybrid Brooks Stevens et son autre fils Kipp Stevens ont travaillé ensemble au sein de l'entreprise familiale à la mise au point de cette voiture électrique hybride pour le compte du fabricant de moteurs de Milwaukee Briggs & Stratton. Brooks Stevens entretient des relations d'affaires depuis plusieurs années avec cet industriel. Le designer s'intéresse aux énergies alternatives, et possède d'ailleurs dans sa collection personnelle une Detroit Electric des années 1910. L'étude de cette nouvelle voiture hybride est réalisée dans un cadre promotionnel, pour mettre en avant l'intérêt de l'offre de Briggs & Stratton, un moteur de complément. Il n'est pas question de la produire en série dans l'état. Les récents embargos sur le pétrole ont relancé auprès des consommateurs, des écologistes et des grands constructeurs l'intérêt de la propulsion électrique. De nombreux projets fleurissent depuis quelques années, strictement basés sur l'usage de batterie. Briggs & Stratton fait la différence avec son projet hybride. Evidemment, la présence de six roues constitue l'autre innovation de cette automobile. Les essieux avant et arrière ne sont pas alimentés. Celui du centre est attaché à une chaîne cinématique qui peut être alimentée par batterie ou par le moteur d'appoint.
Briggs & Stratton Hybrid, 1979. Copyright Ce système hybride aux dires des concepteurs tend à réduire le principal problème des voitures électriques, à savoir que l'autonomie et les performances sont obtenues aux dépend l'un de l'autre. Le poids des batteries est supporté par les deux roues arrière, dont les suspensions sont indépendantes des quatre autres roues. Evidemment, le moteur thermique permet de terminer un trajet quand les batteries sont épuisées. La structure de la voiture est empruntée à la société Marathon Electric, qui a produit une fourgonnette selon des principes similaires. La carrosserie a été fabriquée sur mesure, à l'exception des portes et du pare-brise empruntés à une VW Scirocco. Ce projet a bénéficié d'une belle couverture médiatique, y compris une page de couverture du magazine Motor Trend. Un camion a été spécialement décoré pour transporter la voiture d'un lieu d'exposition à un autre, avec à l'arrière de celui-ci la mention " You may be following your future " (vous suivez peut-être votre avenir"), des mots qui auraient pu servir à toute la carrière de Brooks Stevens. Le designer fait face à cette époque à de sérieux problèmes de santé. S'il a piloté les premières étapes du projet, c'est son fils Kipp qui a pris le relais. Ce projet avait près de vingt ans d'avance sur la Toyota Prius. Désormais, les motorisations hybrides font partie de notre quotidien. Brooks Stevens, précurseur de nouveau !
Brooks Stevens. Source https://eu.jsonline.com Au moment de prendre sa retraite, en transférant la direction de son entreprise à son fils Kipp, Brooks Stevens a contribué au design d'environ 3 000 produits pour près de 600 clients. Nombre de ses anciens collaborateurs sont devenus des designers indépendants à succès. Brooks Stevens enseignera durant sa retraite le design industriel au Milwaukee Institute of Art & Design. Il est décédé dans sa ville natale à l'âge de 83 ans le 4 janvier 1995. Ce fut le dernier fondateur survivant de l'Industrial Designers Society of America. Des institutions comme le Milwaukee Institute of Art and Design et le Milwaukee Art Museum ont contribué à entretenir sa mémoire par le biais de publications et d'expositions. L'héritage du travail de Brooks Stevens est entretenu de nos jours au sein de la société Brooks Stevens Design dans le Wisconsin. |