Gräf & Stift, au pays de Sissi
Gräf & Stift (prononcez Gräf und Stift) est une marque autrichienne spécialisée dans les voitures de haut de gamme, à l’instar des constructeurs allemands Mercedes, Horch et Maybach. Créée en 1904, la marque Gräf & Stift abandonne la production automobile en 1938, mais poursuit celle de camions, bus et trolleybus avant d’être absorbée par MAN, aujourd’hui intégré au groupe Volkswagen. Les débuts de Gräf und Stift Comme beaucoup de constructeurs automobiles du début du XXe siècle, les frères Franz, Heinrich et Karl Gräf commencent leur activité industrielle et commerciale par la réparation puis par la fabrication de vélos, un produit alors en plein essor qui remplace avantageusement le cheval. Cela se passe à Vienne en 1893, alors qu’Anton Bruckner, le célèbre compositeur autrichien, est en train de finaliser sa dernière monumentale symphonie, la Neuvième. Les frères Gräf ont à cette époque le sentiment que l’automobile naissante va connaître un développement foudroyant, mettant fin progressivement aux véhicules hippomobiles. Leur première voiturette, conçue par un certain Josef Kainz, est présentée dans la seconde moitié des années 1890. Il s’agit d’un véhicule doté d’un moteur monocylindre De Dion Bouton de 3,5 HP monté à l’avant et entraînant les roues avant. C’est donc probablement la première traction avant au monde, mais elle n'est fabriquée qu’à un seul exemplaire. Cependant, cette voiturette restera en usage régulier jusqu’en 1914, démontrant ainsi la fiabilité de sa conception. En 1901, les frères Gräf s’associent avec un homme d’affaires autrichien, Wilhelm Stift, un importateur d’automobiles qui participe à la fabrication de modèles de la marque Celeritas. A l'issue de cet accord, les voitures Celeritas sont produites dans les ateliers des frères Gräf, grâce au montage de moteurs De Dion Bouton. Le constructeur français est alors un fournisseur de moteurs pour de nombreuses marques automobiles. C’est de l’association entre les frères Gräf et Wilhelm Stift que naît en 1904 la marque Gräf & Stift. Celle-ci continue de fabriquer les modèles Celeritas puis ceux de la marque Spitz, appartenant à un certain Arnold Spitz, concessionnaire automobile à Vienne. Lorsque Spitz fait faillite en 1907, l’entreprise Gräf & Stift poursuit la fabrication d'automobiles sous sa propre marque. Gräf & Stift se concentre dès lors sur la production de grandes voitures luxueuses et sophistiquées que réclame l’aristocratie autrichienne, et même la famille royale des Habsbourg. Ainsi apparaissent les modèles 16/22 CV (4,2 litres), 18/32 CV (5,9 litres), 28/45 CV (7,3 litres) et 35/65 CV (10 litres). Les membres de la cour impériale d'Autriche utilisent abondamment ces voitures, qui jouent un certain rôle dans les dernières années de la monarchie austro-hongroise. Ainsi, en 1914, l'archiduc François-Ferdinand est assassiné dans une Gräf & Stift. Le dernier empereur d'Autriche, Charles Ier, part en exil en Suisse, après la Première Guerre mondiale, dans une autre de ces automobiles. Outre les voitures de luxe, Gräf & Stift devient progressivement un important producteur d’autobus et de tramways. Jusqu’à l’Anschluss de 1938 - annexion de l’Autriche par l’Allemagne hitlérienne -, l’Autriche-Hongrie fait rouler ses véhicules à gauche, comme en Grande-Bretagne ou en Russie impériale. Les voitures Gräf & Stift conserveront donc leur volant à droite pratiquement jusqu’à l’arrêt de leur fabrication en 1938. Seul le modèle C12 lancé en 1938 bénéficie d’une conduite à gauche. Les marques françaises de luxe ont elles aussi conservé leur volant à droite jusque dans les années 50, alors qu’en France on roule à droite, comme en Allemagne ou aux Etats-Unis …
Outre ses activités automobiles, Gräf & Stift devient progressivement un important producteur d’autobus. La Gräf & Stift de l’assassinat de Sarajevo Le comte Franz von Harrach prend livraison d’un double phaeton Gräf & Stift 32 CV le 15 décembre 1910. Ce modèle découvrable, dont l’appellation " Bois de Boulogne " est préférée aux noms germanophones " Volksgarten " ou " Burggaten " qui sont de charmants jardins d’agrément viennois, est utilisé le 28 juin 1914 par l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche, héritier de l’Empire austro-hongrois, et sa femme Sophie lors d’une cérémonie à Sarajevo, capitale de la Bosnie-Herzégovine annexée par l’Autriche-Hongrie en 1908.
Le couple impérial est installé à bord du coupé Gräf & Stift appartenant au lieutenant-colonel Franz von Harrach lorsque l'un des conspirateurs de ce complot passe à l'acte. Cette cérémonie est risquée car les Serbes de Bosnie refusent la domination austro-hongroise dans la région et des nationalistes serbes ont décidé d’assassiner l’archiduc. Le déroulé de l’attentat est assez rocambolesque. Un des terroristes n’ose pas faire feu, un autre lance une bombe qui rebondit sur la capote avant d’exploser devant la voiture suivante, manquant ainsi sa cible, un troisième dénommé Gavrilo Princip ne parvient pas à tirer sur la voiture lors d’un premier passage. C’est lors d’un second passage inopiné - le chauffeur de la Gräf & Stift s’étant trompé d’itinéraire - que Princip parvient à grimper sur le marchepied de la voiture et fait feu sur le couple, tuant François-Ferdinand et sa femme. Cet assassinat sera par le jeu des alliances entre les différents pays la cause du déclenchement de la Première Guerre mondiale.
La Graf & Stift 32 CV dans laquelle ont pris place le futur empereur d’Autriche François-Ferdinand et sa femme Sophie le 28 juin 1914 quelques heures avant l’attentat qui allait avoir des répercussions mondiales. Ironie de l’histoire, la plaque d’immatriculation de la voiture indique " A III 118 " que l’on peut interpréter par " Armistice 11/11/18 ", date de la fin de la Première Guerre mondiale. L’apogée de la marque Gräf & Stift Pendant la guerre, Gräf & Stift se lance dans la fabrication de camions afin de répondre aux commandes de l’armée austro-hongroise. Cette production s’ajoute à celle déjà florissante de bus et autres véhicules spéciaux. Elle devient alors l’activité principale de la marque, ce qui lui permet de prospérer dans une période plutôt difficile.
Les puissantes et confortables Gräf & Stift sont souvent choisies comme voitures d’état-major de l’armée austro-hongroise durant la Première Guerre mondiale. La production automobile ne reprend qu’en 1920. Gräf & Stift lance alors un modèle de gamme moyenne de type VK, une quatre cylindres de 1 950 cm3, basée sur un empattement de 2,79 mètres qui est produite jusqu’en 1930. Mais dès 1921, le constructeur autrichien reprend la production de voitures de luxe avec de grands modèles six cylindres basés sur un empattement de 3,80 mètres : la SR2 produite de 1921 à 1924 (moteur 7,8 litres de 75 ch), la SR3 produite de 1924 à 1926 (moteur 7,8 litres de 90 ch) et la SR4 produite de 1926 à 1928 (moteur 7,8 litres de 110 ch). En 1925, s’ajoute un modèle S3 doté d’un six cylindres de 6,0 litres de 80 ch, basé sur un empattement de 3,70 mètres. Ce modèle est produit jusqu’en 1931.
Sept passagers peuvent prendre place dans la Gräf & Stift SR2, une luxueuse six cylindres de 7,8 litres produite entre 1921 et 1924 dans une Autriche qui est devenue un petit pays après la Première Guerre mondiale, correspondant à l’Autriche allemande de l’ancien Empire austro-hongrois. Les plus belles voitures de marque Gräf & Stift apparaissent à partir de 1924. Cette année-là, le constructeur autrichien lance la SP5, une six cylindres de 3,9 litres (3 920 cm3) développant 70 ch basée sur un empattement de 3,66 mètres. Elle est suivie en 1927 par la SP7, une six cylindres de 7,1 litres de 120 ch sur le même empattement de 3,66 mètres, et en 1930 par la SP8, une huit cylindres - la première de la marque - de 5,9 litres (5 923 cm3) de 125 ch construite sur un empattement de 3,76 mètres.
La Gräf & Stift SP5 est une six cylindres de 3,9 litres produite de 1924 à 1933. C’est un modèle de milieu de gamme de la marque, situé entre les VK 2 litres et les grandes SR3/SR4 de 7,8 litres remplacées par les SP7 de 7,1 litres en 1927. Ces lourdes voitures ne sont pas des foudres de guerre puisqu’elles ne dépassent pas les 125 km/h, mais les clients qui recherchent la sportivité se tournent plutôt vers Mercedes. Les SP5, SP7 et SP8 sont supprimées respectivement en 1933, 1930 et 1936. La SP8 située au sommet de la gamme Gräf & Stift est considérée comme la Rolls-Royce autrichienne. Elle est livrable avec de somptueuses carrosseries, principalement en voiture de tourisme découverte, coupé sport et conduite intérieure.
La Graf & Stift SP8 est une huit cylindres de grand luxe qui se substitue aux anciennes six cylindres, mais elle est lancée au plus mauvais moment, en 1930, soit quelques mois après le krach boursier de Wall Street. Ce modèle reste néanmoins la plus prestigieuse des Gräf & Stift.
On remarque sur cette Gräf & Stift SP8 l'emblème distinctif de la marque : un lion en argent. Cette référence au monde animalier rappelle irrésistiblement l’éléphant en argent surplombant la calandre des Bugatti Royale. Les dernières années des automobiles Gräf & Stift Avec la crise économique consécutive au krach boursier d’octobre 1929, tous les constructeurs automobiles voient leur avenir s’assombrir subitement. Gräf & Stift ne fait pas exception, car ses ventes chutent drastiquement. L’une des premières décisions de la marque est de lancer une voiture six cylindres au moteur ramené à 3,9 litres dont la puissance ne dépasse pas 85 ch, la direction de l’entreprise refusant de revenir au moteur quatre cylindres abandonné en 1930. Ce modèle appelé SP6 est lancé en 1934. Il est basé sur un empattement de 3,66 mètres - celui des SP5 et SP7 - mais il ne suffit pas à relancer les ventes du constructeur qui supprime le modèle dès 1935, mettant fin aux six cylindres conçus par Gräf & Stift. Le constructeur autrichien passe alors un accord avec le français Citroën pour fabriquer sous licence sa " Rosalie " 15 CV. A cette époque, ce modèle est en fin de carrière, puisque André Citroën est sur le point de lancer sa " Traction Avant " qui va ringardiser les anciens modèles de la marque et révolutionner l’industrie automobile européenne. Rebaptisée MF6 chez Gräf & Stift, la " Rosalie " 15 CV est une six cylindres de 2,7 litres (2 650 cm3) de 56 ch. Conçue sur un empattement de 3,15 mètres, elle atteint 110 km/h en vitesse de pointe.
En 1934, Gräf & Stift commet l’erreur stratégique de fabriquer la Citroën Rosalie 15 CV sous licence, pour succéder aux six cylindres de la marque autrichienne, mais c’est un échec commercial cuisant, d’autant plus qu’André Citroën sort au même moment sa révolutionnaire " Traction Avant ". Ce modèle se substitue aux six cylindres d’origine Gräf & Stift, mais la mayonnaise ne prend pas. La Gräf & Stift MF6 ne trouve que 150 clients et est abandonnée dès 1936. Le constructeur autrichien se tourne alors vers l’américain Ford pour produire son premier modèle à moteur V8, ce moteur de 3,6 litres conçu par Ford et lancé en 1932, dont la carrière se poursuivra après la guerre dans diverses cylindrées sous le capot des Ford Cargo, Ford Vedette, Simca Cargo et Simca Vedette. Le modèle appelé Gräf Ford V8 ne connaît pas un grand succès non plus puisqu’il s’en vend moins de 350 exemplaires. Pour le constructeur autrichien, ces tentatives erratiques sont les seules solutions envisageables pour survivre à la Grande Dépression, mais avec des résultats peu probants. En 1936, Gräf & Stift passe un autre accord avec Daimler Benz cette fois, pour la fourniture de moteurs diesel à destination de ses véhicules utilitaires, ceux-ci fonctionnant jusque-là principalement à l’essence. Daimler Benz est alors considéré comme un leader dans ce domaine, ayant même eu l’audace de lancer en 1936 sur le marché européen la première voiture dotée d’un tel moteur et fabriquée en grande série. Les traditionnels modèles Gräf & Stift de cette époque ne font plus recette. Il s’agit des huit cylindres SP9 (6,0 litres de 125 ch) lancées en 1937, basées sur un empattement de 3,76 mètres (celui des SP8), et des G35, G36 et G8 dotées du moteur de 4,6 litres de 110 ch lancées respectivement en 1935, 1936 et 1937, basées sur un empattement plus court de 3,50 mètres. Ces huit cylindres peuvent atteindre 130 km/h en vitesse de pointe, ce qui en fait les voitures les plus rapides de la marque jusqu’en 1938. Il est regrettable que Gräf & Stift n’ait pas adopté le compresseur - comme Mercedes ou Horch - pour rendre ses voitures encore plus rapides et donc plus sportives. La clientèle traditionnelle de la marque n’y était sans doute pas sensible.
Gräf & Stift G8. Ces modèles de fin de règne ne font plus recette. Le chant du cygne de la marque Gräf & Stift est la limousine C12 lancée en 1938, dont le moteur est un douze cylindres de 4,4 litres de 110 ch monté sur les Lincoln Zephyr du groupe Ford. Ce modèle, basé sur un empattement de 3,52 mètres, peut atteindre 135 km/h. Mais le modèle ne se vend pas et son lancement intervient au moment de l’Anschluss décrété par Adolf Hitler. L’Autriche étant maintenant intégrée au Reich allemand, le constructeur Gräf & Stift passe sous contrôle allemand et décide alors, sous la direction du colonel Von Schell, de mettre fin à son activité automobile. La C12 est la voiture officielle du chancelier autrichien Schuschnigg qui est arrêté par la Gestapo alors qu’il est à son volant, dès le deuxième jour après l’Anschluss, le 14 mars 1938.
La Gräf & Stift C12 est la dernière automobile de la marque. Elle innove par sa carrosserie aérodynamique et son moteur douze cylindres. Malheureusement, le constructeur autrichien n’a pas les moyens de concevoir lui-même un V12 et a dû demander à Ford de lui fournir le moteur monté sur la Lincoln Zephyr. La nouvelle direction allemande de Gräf & Stift oriente alors l’activité de l’entreprise vers l’effort de guerre du Reich tout en poursuivant la production du camion V7 et du bus S6. Les trois frères Gräf n’ont plus qu’un rôle mineur dans l’entreprise qu’ils ont fondée. Karl décède en avril 1939, Franz en février 1940 et enfin Heinrich en novembre 1943. Pendant la guerre, l’entreprise fabrique des camions pour les besoins de la Wehrmacht ainsi que des engins blindés à chenilles sous licence Steyr, un autre constructeur autrichien. Poursuite de la production de camions et bus et intégration dans MAN Après la fin des hostilités, l’usine de Vienne est en ruine et les machines ont été réquisitionnées par les Soviétiques, l’Autriche étant alors un enjeu important entre les Américains et les Russes. Ce pays a en effet failli basculer dans le camp communiste. Après le départ des Soviétiques, l’usine Gräf & Stift est reconstruite et reprend la production de camions et de bus. L’entreprise innove en équipant les bus d’une transmission automatique et en plaçant le moteur sous le plancher de l'habitacle. Mais malgré des ventes stables de camions, de bus, de trolleybus et de carrosseries de tramways, l’entreprise connaît des difficultés financières croissantes et décide de s’associer avec un autre constructeur.
Un camion 6 tonnes typique de la production Gräf & Stift au début des années 50. L’entreprise fusionne en 1971 avec la compagnie Österreichische Automobil Fabriks AG (ÖAF), une entreprise créée par Fiat en 1907. Elle devient alors ÖAF-Gräf & Stift AG, cette entreprise étant absorbée à son tour par le constructeur de poids lourds MAN. Elle poursuit ensuite ses activités en tant que filiale de MAN, et le nom Gräf & Stift est utilisé comme une marque de MAN pour le marché autrichien, et pour les bus et les trolleybus jusqu'en 2001, date à laquelle ÖAF-Gräf & Stift AG est renommé MAN Sonderfahrzeuge AG. Ce changement de nom fait suite au rachat de Neoplan. La société est rebaptisée MAN Nutzfahrzeuge Österreich AG en 2004, et elle est toujours située à Vienne, les installations de production y étant toujours utilisées, mais plus sous le nom Gräf & Stift.
Un bus "accordéon " Gräf & Stift dans les années 70
Un autobus Graf & Stift destiné aux navettes d'aéroport en 1982 Au total, Gräf & Stift a fabriqué près de 3 500 voitures entre 1904 et 1938. Ce constructeur malgré la qualité de ses productions n'a jamais atteint la renommée de Rolls-Royce, Hispano-Suiza, Isotta-Fraschini, Maybach ou Duesenberg. Longtemps la firme a préféré mettre en avant ses utilitaires. La faiblesse économique du pays à cette époque et son relatif isolement n'ont pas non plus permis à ce constructeur d'accéder à une position reconnue sur le marché mondial.
Texte : Jean-Michel Prillieux |
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