Derby, le sport avant tout
Derby était une marque automobile française créée en 1921 par Bertrand Montet. Elle fabrique d’abord des cyclecars, puis des voiturettes et enfin de vraies voitures de tourisme. L'entreprise née française passe après le décès de son fondateur sous une direction britannique en 1930. Elle développe bien avant d'autres la technique de la traction avant, mais doit stopper toute production en 1936. Les origines de Derby Après la fin de la Première Guerre mondiale apparaissent en France de nouveaux véhicules minimalistes, les cyclecars, issus d’un croisement entre une voiture et une bicyclette. Ils correspondent bien aux besoins du moment, dans un pays exsangue et ruiné, où les matières premières manquent. Alors que les voitures d’avant 1914 étaient réservées à la bourgeoisie, il en va autrement dans l’immédiat après-guerre. On assiste à un début de démocratisation de l'automobile. L’Etat donne un premier coup de pouce à l’idée de voiture populaire en créant par la loi de finances du 30 juillet 1920 la réglementation sur les cyclecars, qui réduit la taxe annuelle requise pour cette nouvelle catégorie de petites voitures. Pour y accéder, un cyclecar doit répondre précisément à certains critères : posséder trois ou quatre roues, proposer deux places au minimum, le moteur doit être d'une cylindrée inférieure à 1 100 cm3 et le poids maximum à vide ne doit pas excéder 350 kg sans les accessoires (phares, démarreur, roue de secours ...). C’est dans ce contexte favorable que plusieurs constructeurs se lancent dans ce type de fabrication. Les Etablissements Bertrand Montet (1878/1928), fondés à Courbevoie en 1912, jusqu’alors spécialisés dans la mécanique générale et les crochets d’attelage, sont en quête d'une diversification de leurs activités, et se lancent dans l'aventure. Ils conçoivent un frêle cyclecar très classique équipé d’un moteur deux cylindres en V de 988 cm3, d'origine Harley-Davidson. De manière opportune, Bertrand Montet utilise le stock d'une centaine de moteurs américains qu'il a récupéré à la fin de la guerre. Dessiné par son associé, Georges Goett, un ancien de chez Clément Bayard, le châssis est habillé d’une carrosserie torpédo biplace à conduite à gauche. Le constructeur porte le nom de Derby, et s'installe à Courbevoie, rue des Varebois, aujourd'hui rue Estienne d'Orves. Si le nom Derby fait référence à un constructeur bien français, le mot en lui-même évoque plutôt la Grande-Bretagne, et les courses de chevaux qu'on y pratique. L'intention évidente des fondateurs est d'affirmer l'aspect sportif qu'ils veulent donner à leur cyclecar. Les cyclecars Derby Le cyclecar type D2 présenté au Salon de Paris 1921 ne pèse que 340 kg tout habillé. C'est la première participation de Derby à l'événement annuel qui se tient au Grand Palais. Il atteint 60 km/h, et peut selon son constructeur " monter les côtes avec la plus grande aisance ". Ce premier cyclecar Derby ne consomme que 4 litres aux 100 km, et l'entreprise de Courbevoie le présente comme le véhicule le plus économique au monde ! Afin de le faire connaître, Bertrand Montet n’hésite pas à engager deux de ses véhicules en compétition, sans succès dans un premier temps. Divertissant pour les sportifs, le moteur Harley-Davidson vibre de trop, et ne peut ainsi pas donner satisfaction à la clientèle la plus exigeante. Au Salon de Paris 1922, on reprend le châssis de 1921, mais le bicylindre américain est remplacé par un quatre cylindres de chez Chapuis-Dornier, pour donner naissance au cyclecar type D3 de 920 cm3. La société Chapuis-Dornier a été fondée par Charles Chapuis et Charles Auguste Dornier, deux ingénieurs qui ont commencé à fabriquer des moteurs à Besançon vers 1905. L'absence de freins avant, de différentiel, de démarreur, de batterie, etc ... permet à Derby de se maintenir dans la catégorie des cyclecars. Derby prend ses aises en déménageant du 11 au 27 de la rue des Verebois, toujours à Courbevoie. Au Salon de Paris 1923 sont présentés trois nouveaux modèles, tous équipés d'un moteur Chapuis-Dornier. Le premier est le cyclecar D5 avec un monocylindre deux temps de 497 cm3. Sa carrosserie est assez spartiate, et son volant est positionné à droite. Affiché à 5 555 francs, il semble n'avoir jamais été effectivement commercialisé. Le deuxième est le D6 à moteur quatre cylindres de 961 cm3. Plus cossu, il est vendu 9 650 francs. Le troisième est le D7, équipé d'un quatre cylindres 1 094 cm3. A vocation plus sportive, il est facturé 10 900 francs.
En Italie, la Fabbrica Automobili Officine Trubetzkoy de Turin entreprend la fabrication sous licence des Derby, qui sont vendues localement sous la marque Fadini. Au Salon de Paris 1924, les motorisations n'évoluent pas. Les D6 et D7 sont équipés de freins sur les roues avant en plus des roues arrière. Les prix en châssis nu sont de respectivement 9 075 et 9 975 francs. Une Citroën 5 HP Torpédo deux places coûte 11 800 francs, carrossée en sortie d'usine. Ainsi s'achève le premier âge des productions Derby, celui des cyclecars, et de l'économie dans les moyens, avec pour contrepartie une certaine fragilité dans la réalisation. La compétition pour gagner en notoriété Pour gagner en notoriété, Derby développe son engagement en course. Les châssis sont renforcés, la puissance des moteurs augmente, et les carrosseries sont allégées. Dans ces conditions, les cyclecars Derby trustent les victoires, en France et à l’étranger, en Belgique, en Italie et surtout en Grande-Bretagne, le premier marché européen pour les cyclecars. Petit de par sa structure et son volume d'affaire, Derby expose quand même sur les Salons de Bruxelles, Milan et Londres.
Deux cyclecars Derby en septembre 1923 à Versailles, au départ d'une épreuve Paris / Les Pyrénées. A cette époque, les constructeurs pour être pris au sérieux par leur clientèle doivent nécessairement faire leurs preuves en compétition. Source : Gallica C’est en Grande-Bretagne qu’un cyclecar Derby profilé, équipé d’un moteur Chapuis-Dornier quatre cylindres à trois soupapes par cylindre et deux carburateurs, parcourt 320 kilomètres à la vitesse de 110 km/h sur le circuit de Brooklands, une véritable performance pour l’époque. Ce succès n’a toutefois qu’une faible incidence sur les ventes. Celles-ci s'établissent à environ 50 voitures en 1921 et 1922, et 80 en 1923 et 1924, soit un total de 260 cyclecars.
Une Derby 1100 cm3 au départ d'une course de côte en 1924. Derby demeure un petit constructeur, loin derrière ses homologues plus connus que sont Amilcar et Salmson. La mode des cyclecars va progressivement s'éteindre, en raison d'une part de la diminution de l'avantage fiscal, et d'autre part du lancement de voitures plus grandes, à bas prix, grâce au développement de la production en grande série. Derby abandonne donc progressivement ce secteur, pour se concentrer sur des modèles plus volumineux. Le constructeur de Courbevoie n'a pas démérité grâce au sérieux de ses fabrications.
Soucieux d’entretenir son image sportive, la direction de Derby comprend très tôt qu’une large diffusion liée à un palmarès honorable en course constitue la meilleure des publicités. Derby monte en gamme Au Salon de Paris 1925, Derby a quasiment abandonné les cyclecars. Les derniers modèles encore présents au tarif ne sont qu'une ultime survivance du passé récent. On estime à environ 300 le nombre de cyclecars fabriqués par Derby entre 1921 et 1926, nombre que l'on peut rapprocher à celui des 12 305 Peugeot Quadrilette construites entre 1920 et 1924. Les carrosseries exposées au Grand Palais sont plus robustes et plus élégantes, et se rapprochent un peu plus de la voiture standard. Deux versions sont proposées : 6 CV de 961 cm3 et 7 CV de 1 094 cm3. Les versions Sports affichent une classique pointe arrière Bordino. Derby adopte la boite à quatre vitesses et les freins sur les quatre roues pour tous ses modèles. En compétition, la marque de Courbevoie remporte 24 victoires sur 35 épreuves disputées dans les différentes catégories. Au Salon de Paris 1926, Derby ne présente plus aucun cyclecar. Il propose deux modèles à moteur quatre cylindres, une 7 CV de 1,1 litre et une 8 CV de 1,25 litre. Pour le marché anglais, Derby produit à Courbevoie une version spéciale vendue sous le nom de Vernon Derby, du nom de l'importateur britannique local : Vernon Balls. C'est un ancien pilote de course, qui importe aussi les Amilcar. Au Salon de Paris 1927, Derby se classe incontestablement parmi les meilleurs spécialistes de la petite voiture sportive. De nouveaux fournisseurs de moteurs entrent dans la danse. Outre Chapuis-Dormier, on découvre les moteurs Ruby, Scap, et Cime. La gamme Derby comporte une quatre cylindres 7 CV de 1,1 litre, une quatre cylindres 10 CV de 1,1 litre à compresseur, et une six cylindres 7 CV de 1,2 litre.
La Derby 1,1 litre de 1928 symbolise bien le positionnement de petit engin sportif voulu par la marque depuis le début des années 20. Les années 1926 et 1927 s'inscrivent dans la continuité des années précédentes, les victoires des pilotes usine ou amateurs s’enchaînant tant en France qu’à l’étranger. Le constructeur connaît une augmentation sensible des ventes de ses voitures de tourisme. D'environ 100 exemplaires vendus en 1925, on passe à 200 en 1926, puis 150 en 1927 et encore 150 unités en 1928. Derby ouvre des agences en Belgique, en Espagne, en complément de celles déjà implantées en Italie et en Grande-Bretagne. Décès du fondateur de la marque Un regrettable événement va freiner l’expansion de l’entreprise. Bertrand Montet, son fondateur et dirigeant, décède en mai 1928 des suites d’une intervention chirurgicale. Son adjoint, Georges Goëtt, est choisi pour lui succéder, mais il accepte de n’assurer que l’intérim technique et commercial, en attendant d’éventuels repreneurs. Il préfère se consacrer au département des crochets d’attelage qui garantit toujours des revenus réguliers à l’entreprise. La direction administrative est pour l'instant assurée par Mme Montet. Au Salon de Paris 1928, il n'y a plus de moteur Chapuis-Dornier. Le fabricant est défaillant, et réserve sa maigre production au seul constructeur Benjamin. Ruby et Cime assurent la relève, le premier avec un quatre cylindres de 1,1 litre, le second avec des six cylindres de 1,65 et 1,8 litre. Les six cylindres expriment la montée en gamme et la sportivité de la marque. Les Derby continuent d'accumuler les victoires en course, mais cela n'a que peu d'effet sur les ventes qui plafonnent à environ 150 voitures par an. Au Salon de Paris 1929, Derby est présent avec une gamme de quatre modèles, deux à moteur quatre cylindres Ruby en 6 et 8 CV, deux à moteur six cylindres Cime en 9 et 10 CV. Les prix s'échelonnent de 24 800 francs pour la quatre cylindres 6 CV Racing à 42 000 francs pour la berline six cylindres 10 CV. A titre de comparaison, Citroën propose ses C4 et C6 à des prix compris entre 22 900 et 43 500 francs. Le krach boursier d'octobre 1929 à Wall Street génère ses premières répercussions en Europe. L'économie tourne au ralenti. Nombreux sont les petits constructeurs à cesser la compétition ou à se faire racheter par d'autres. Assurément, on cherche chez Derby un mécène pour traverser la tempête. Une nouvelle équipe franco-anglaise Plusieurs noms circulent. C’est finalement Wallace Douglas Hawkes (1893/1974), et son associée, Gwenda Stewart (1894/1990), qu'il épousera en 1937, qui reprennent en main Derby début 1930. Ils sont aidés financièrement par le beau-père de Hawkes, Charles Kinisson, propriétaire à Londres d'une agence d'importation automobile du nom de Morgan Hastings Ltd. Installé en France depuis 1924, bien que propriétaire d’une petite entreprise mécanique en Angleterre, W.D. Hawkes est bien connu à Montlhéry et à Brooklands pour ses talents de pilote. Il possède aussi l’expérience industrielle requise pour poursuivre la production des Derby à Courbevoie.
Wallace Douglas Hawkes en 1920. Après la Première Guerre mondiale, W.D. Hawkes commence à piloter des voitures de records sur la piste de Brooklands. Toutes sortes d'engins passent entre ses mains : Morgan, Bentley, Lorraine Dietrich ... Il crée la " Brooklands Engeneering Co ", un atelier dans lequel il met au point des motos Rudge Withworth. En France, Hawkes ouvre simultanément un atelier à Montlhéry, et s'attaque à d'innombrables records sur motos, tricycles, cyclecars ... Il devient progressivement l'adjoint et le conseiller de Gwenda Stewart dans ses tentatives de records. La gamme présentée au Salon de Paris 1930 reste dans la continuité des années précédentes. On ne découvre aucune innovation technique, et seules deux voitures de sport demeurent au programme, une quatre cylindres 6 CV de 1,1 litre (empattement de 2,40 ou 2,60 mètres), et une six cylindres à moteur Cime 10 CV de 1 847 cm3. Derby produit environ une centaine de voitures par an entre 1929 et 1931. Opération plus critiquable, W.D. Hawkes importe en 1930 une voiture de course produite par Harry Miller aux Etats-Unis. C'est une traction avant de 1 500 cm3, spécialement conçue pour les records sur piste. W.D. Hawkes n’hésite pas à la rebaptiser Derby-Miller sous prétexte qu’après un accident survenu à Arpajon, la firme Derby a dû la reconstruire tout en modifiant le moteur, s’appropriant ainsi une partie de la paternité de la nouvelle voiture. Désormais, seule la Derby-Miller monopolise le service course de la marque, et la voiture s’adjuge de nombreux records internationaux relatés dans la presse, d’autant plus qu’ils sont remportés par Gwenda Stewart. Malgré ces succès, certains journalistes, en particulier de l'Actualité Automobile, contestent l'association des deux noms, jugeant abusif le rapprochement entre les voitures à propulsion du constructeur de Courbevoie et la Miller américaine à traction avant.
Gwenda Stewart sur Derby-Miller. Née Gwenda Glubb, fille d'un général britannique, elle s'illustre pendant la Première Guerre mondiale en conduisant des ambulances sur les fronts russe et roumain. La paix revenue, elle assouvit sa passion de l'aventure par le biais de la compétition moto. Remariée avec le Lieutenant Colonel Stewart, elle s'associe avec lui pour battre de nouveaux records de longues distances sur deux roues. Elle s'installe définitivement en France près de Montlhéry en 1924, et poursuit sa quête de records sur une Morgan 3 roues. A Brooklands et Montlhéry, elle fait la connaissance d'un autre pilote de records, Wallace Douglas Hawkes ... La taille modeste de l'usine Derby a conduit dès ses débuts Bertrand Montet à limiter ses ambitions industrielles à l'usinage de certaines pièces. Les moteurs proviennent, nous l'avons vu, de chez Ruby, Scap, Cime ou Chapuis-Dormier. Les éléments des châssis, le pont arrière, les ailes ... sont achetés à l'extérieur, et le tout est assemblé chez Derby. Cette politique de sous-traitance systématique assurée par des spécialistes a permis de limiter les investissements, et de mieux supporter les conséquences de la crise de 1929. Au moment de la reprise de Derby par la nouvelle direction anglaise, ce système de fabrication est conservé. La traction avant L2 Au Salon de Paris 1931, Derby présente la traction avant 6 CV, type L2. C'est une voiture sportive à carrosserie surbaissée équipée d'un quatre cylindres Ruby de 1,1 litre, sur un empattement de 2,74 mètres. C'est la surprise que l'on n'attendait pas en provenance de ce constructeur. Tout est nouveau sur le stand. Pour la première fois sans doute dans l'histoire automobile, un constructeur passe d'un seul coup sur tous ses modèles d'une gamme conventionnelle vers la traction avant. Trois carrosseries sont exposées : berline deux portes quatre places, coupé surbaissé deux places, et roadster, toutes vendues au prix unique de 25 000 francs. La réalisation des carrosseries est confiée à l'entreprise Macquet & Galvier de Courbevoie, dirigée par Maurice Macquet et Jean Galvier.
La Derby L2 lancée en 1931 est une petite voiture à traction avant. Mais la marque est trop ancrée dans la fabrication artisanale pour pouvoir lutter efficacement contre les grands constructeurs français, comme Renault, Peugeot, Citroën voire même Mathis, Donnet-Zedel et Chenard & Walcker. A la même époque, l'acquisition d'un châssis Tracta non carrossé exige de débourser 33 000 francs. Donnet-Zedel propose sur ce même Salon 1931 un prototype à traction avant annoncé à 38 900 francs. La voiture exposée par Derby suscite d’emblée la convoitise du public, non seulement par son prix de vente compétitif, mais aussi et surtout en raison de ses spécificités techniques innovantes. Elle est révolutionnaire par sa simplicité et par l’originalité des solutions adoptées : un châssis ultra surbaissé, une suspension indépendante sur les quatre roues, une boîte quatre vitesses, et d’autres astuces qui autorisent une tenue de route exceptionnelle, ainsi que la possibilité de l’habiller d'élégantes caisses très basses, à l’instar des Bucciali.
A cette date, aucun constructeur n'est encore parvenu à proposer à une clientèle moyenne la technique de la traction avant. Les rares tentatives ont abouti à des voitures hors de prix. Dans ce contexte, il faut saluer l'audace de W.D. Hawkes, rendue possible par l'engagement depuis peu de l’ingénieur Etienne Lepicard à la tête du département technique de Derby. Originaire de Normandie, Etienne Lepicard est né en 1891. A 18 ans, il entre à l'école d'ingénieurs des Arts et Métiers de Reims. Sa passion pour l'automobile se précise. Il construit un premier prototype de moteur dans les ateliers de l'école. En 1921, il s'intéresse à la compétition automobile en tant que constructeur et pilote indépendant. En effet, il équipe un châssis Delaunay-Belleville d'un demi-moteur d'avion Hispano-Suiza récupéré sur une épave. Sa voiture, la EL, ne démérite pas sur les circuits, à Boulogne, à Gaillon ... En 1924/25, il pilote en tant qu'indépendant une Donnet-Zedel qu'il a lui même adapté aux circuits. En 1926, Jérôme Donnet le recrute comme ingénieur en charge de son service course. Parallèlement, Etienne Lepicard poursuit des recherches personnelles sur la traction avant. En 1927, l'arrêt de tout engagement officiel en compétition chez Donnet-Zedel le conduit à quitter cette entreprise.
Etienne Lepicard est l'un des précurseurs de la traction avant, bien avant André Citroën, qu'il aura tenté de rallier à ses idées, en vain. En 1928, Etienne Lepicard s'installe à Nanterre en compagnie de l'ingénieur Marcel Violet, et fonde un bureau d'études mécaniques. L'un des premiers projets concerne une voiture à traction avant, une formule à laquelle l'ingénieur croit fermement, et sur laquelle il travaille depuis longtemps. Lepicard propose cette étude " sur plan " aux plus grands constructeurs automobiles français du moment, à commencer par André Citroën lui-même, qui ne donne pas suite. A cette époque, l'homme de Javel n'est pas encore convaincu des avantages de cette technique ! Afin de vaincre le scepticisme des industriels, Lepicard construit un prototype équipé d'un moteur Donnet-Zedel, modifié en conséquence. Il habille celui-ci d'une luxueuse carrosserie de torpédo. Une nouvelle tentative auprès d'André Citroën reste vaine. L'ingénieur ne renonce pas, et entreprend cette fois la fabrication de trois prototypes de châssis course équipés d'un huit cylindres, toujours à traction avant. L'un de ces prototypes intéresse W.D. Hawkes, le tout nouveau propriétaire de Derby ... Les deux hommes se mettent d'accord pour produire le châssis de Lepicard, mais avant cela, celui-ci doit le modifier pour recevoir un quatre cylindres. L'ingénieur est embauché en tant que directeur technique de Derby.
Au Salon de Paris 1932, Derby expose un châssis et trois versions habillées de sa L2 à traction avant dévoilée l'année précédente. En octobre 1932, Derby quitte les locaux trop petits de la rue de Verebois pour s'installer dans les ateliers plus vastes de l'ancien carrossier Gillotte, avenue de Verdun, toujours à Courbevoie. Désormais, dix châssis de L2 peuvent être assemblés en parallèle. Tout châssis terminé est ensuite testé sur une cinquantaine de kilomètres de routes. La véritable difficulté provient surtout des fournisseurs et sous-traitants qui n'arrivent pas à suivre la cadence. La firme Derby est d’ailleurs rapidement submergée par les commandes, que désormais un réseau d'agents répartis sur le territoire fait remonter à l'usine. Au Salon de Paris 1932, Derby expose un superbe cabriolet réalisé par Henri Chapron. Le reste de la gamme ne subit aucune modification. A la même époque, par mesure d'économie, Derby cesse ses activités de course automobile. Le constructeur a besoin de fonds. Sa trésorerie donne quelques signes de faiblesse. W.D. Hawkes envisage alors la commercialisation des châssis type L2 en Grande-Bretagne. Cette opération est facilitée par la compagnie anglaise dirigée par Charles Kinisson, actionnaire de Derby, qui va se charger de la diffusion des L2 britanniques. Si les premiers châssis et carrosseries vendus outre-Manche sont rigoureusement identiques aux modèles français, l’importance des taxes douanières contraint très vite l’usine de Courbevoie à n’exporter que des châssis nus. Remontés dans les ateliers de Morgan Hastings Ltd, ces châssis sont équipés d'un quatre cylindres britannique Meadeows de 1 496 cm3, qui développe 50 ch. Une nouvelle gamme de carrosseries d'inspiration et de construction britannique est spécialement conçue pour les habiller. Extrait du magazine Motorsport de novembre 1932 (traduction), après une visite au Salon de Londres : " Aux portes d'entrée, la place d'honneur était partagée avec le stand Bugatti par les voitures Derby présentées sur le stand de Morgan Hastings Ltd. Bien que ces intéressantes voitures de sport à traction avant soient officiellement décrites comme étant d'origine française, elles sont en réalité en grande partie de fabrication anglaise, car elles sont propulsées par un moteur Meadows de 1½ litre. Le célèbre sportif automobile Douglas Hawkes contrôle désormais le destin de l'entreprise Derby en France ". Les Derby ne peuvent pas passer à côté de la nouvelle tendance de style qui privilégie les formes aérodynamiques. Jusqu'à présent, l'aérodynamisme dans l'automobile était un luxe réservé à la compétition, ou à quelques véhicules de prix très élevé, voire à des prototypes. On note depuis 1920 un lent et continu abaissement des carrosseries de série, mais celui-ci reste limité par la présence nécessaire de l'axe de transmission. Depuis le Salon 1932 en particulier, on constate un allongement généralisé des lignes, notamment au niveau des ailes. Les pare-brise s'inclinent. Au Salon de Paris 1933, Derby applique sur toute sa production cette tendance aux formes aérodynamiques. La faillite de Macquet & Galvier est aussi l'occasion de franchir le pas. Le carrossier Charles Duval de Boulogne-sur-Seine est chargé de prendre la relève de son confrère. La L8 ou le chant du cygne En 1933, les difficultés s’accroissent. Derby ne vend que 50 voitures dans l’année. Au Salon de Paris 1933, la présentation du nouveau châssis de type L8 constitue un événement majeur. Non seulement la nouvelle Derby est une traction avant comme la L2, mais en plus elle est dotée d'un nouveau V8 de 1992 cm3 et 68 ch. Il s’agit de deux quatre cylindres accolés selon une conception d'Etienne Lepicard. Les moteurs à huit cylindres sont à la mode depuis la fin des années 20. Toutes les grandes marques de luxe, françaises et étrangères, les ont adoptés. A l'exception de Cord en 1929 et Auburn en 1930, les voitures à huit cylindres sont des propulsions, pas des traction avant. Les V8 prennent progressivement le dessus sur les 8 cylindres en ligne. Mais aucun ne présente une aussi petite cylindrée. On le voit bien, Derby surprend son monde, avec une voiture à moteur V8 de cylindrée moyenne à traction avant. C'est une première mondiale. Un an après, Citroën renoncera à sa mythique 22 CV, une traction avant à moteur V8. Mais du prototype à la réalisation pratique, il y a une marge. L'industrialisation de la L8 pose très vite de sérieux problèmes pour Derby, tant mécaniques que financiers. Pour fabriquer ce V8, le constructeur fait appel à différents ateliers mécaniques. La mise au point pour la série est laborieuse. La survie de Derby ne tient d'ailleurs plus qu'à la fortune personnelle des propriétaires W.D. Hawkes et Charles Kinisson, et aux revenus substantiels procurés par l'activité principale de la firme, la fabrication de crochets d'attelage. Le catalogue annonce quatre carrosseries différentes, habillées de façon aérodynamique par Charles Duval. Pour accentuer l'image sportive que la firme entend donner à la L8, dont les performances routières sont parfaitement honorables, deux voitures sont engagées aux 24 Heures du Mans 1934, l'une pilotée par Louis Villeneuve et Géo Ham, l'autre par Gwenda Stewart et Louis Bonne. Les deux voitures, carrossées en torpédo quatre places, abandonnent respectivement aux 44ème et 16ème tours sur ennuis mécaniques. En 1935, une autre voiture accomplit 1 173 km avant d'abandonner.
Le stand du Salon de Paris 1934 accueille cette berline L8. Cette voiture a été construite à Courbevoie pour être exportée vers l'Angleterre. Livrée en pièces détachées pour éviter les droits de douane, elle a ensuite été carrossée par Abbbots de Farnham près de Londres, avant d'être réacheminée vers le Grand Palais pour y être exposée. On estime à une douzaine le nombre de L8 produites avant la fermeture de Derby. Derby décide en effet de stopper la fabrication des voitures en 1936, alors que la traction avant Citroën (7 CV et 11 CV) est en train de devenir la voiture française la plus populaire. La firme de Courbevoie est surtout victime du caractère trop artisanal de ses activités, face à des constructeurs ayant fait le choix d'investir massivement pour assurer une production en grande série.
Texte : Jean-Michel Prillieux / André
Le Roux |
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