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Abner Doble voit le jour à San Francisco en 1891. Entre 1906 et 1909, il se lance avec ses trois frères, William, John et Warren, dans la fabrication de la toute première voiture à vapeur Doble. A cette époque, Abner est encore étudiant. C'est donc pendant ses moments de liberté qu'il peut se consacrer à l'assemblage de son automobile. Trois années sont nécessaires pour que la voiture soit enfin achevée.

Les frères Doble réalisent cette automobile à partir de pièces récupérées sur une épave de bateau à vapeur. Cette origine des composants explique probablement leur choix de ce type de motorisation. Des deux côtés de l'océan Atlantique, les entreprises qui produisent les premières automobiles expérimentent et adoptent diverses formes de propulsion pour leurs créations : l'essence, la vapeur et même l'électricité, qui connaît un certain engouement

Cependant, ces options, en particulier la vapeur et l'électricité, sont progressivement abandonnées. Cette évolution est due aux changements dans les attentes des clients, ainsi qu'à la transformation des modes de vie et aux avancées mécaniques, surtout quand les moteurs à essence deviennent définitivement fiables et performants. En ce qui concerne la vapeur, si en France, les derniers constructeurs à l'utiliser finissent par y renoncer peu avant la Première Guerre mondiale, aux États-Unis, plusieurs d'entre eux font de la résistance, et la firme Doble en est un exemple notable.

Malgré une fiabilité encore incertaine du moteur que les frères Doble ont conçu pour leur première automobile, cette situation ne les décourage aucunement de poursuivre dans cette direction. Après seulement un trimestre, Abner Doble prend finalement la décision d'interrompre ses études d'ingénieur qu'il a entreprises au sein du prestigieux MIT (Massachusetts Institute of Technology). Son objectif est désormais de se consacrer entièrement, aux côtés de ses frères, à leur ambitieux projet automobile.

Ce choix crucial est confirmé après une visite chez Stanley Brothers, située à Newton, une autre ville de l'État du Massachusetts. A cette époque, leur modèle baptisé " Steamer " est la voiture à vapeur qui se vend le mieux à travers le monde. Abner Doble observe que chez Stanley, on n'aborde pas les difficultés de la vapeur de manière adéquate. Les problèmes qu'il reste à résoudre sont notamment la nécessité de réduire le temps nécessaire au démarrage du véhicule, une durée qui ne correspond plus à la patience des utilisateurs, et le besoin d'éviter toute surchauffe.

Francis Edgar et Freelan Oscar Stanley, sur leur première voiture à vapeur en 1897.
Source : https://progress-is-fine.blogspot.com

Abner Doble demeure profondément convaincu que, même face à la suprématie que les voitures à essence ont déjà établie, le moteur à vapeur possède encore un potentiel significatif qui ne demande qu'à être pleinement exploité.

Model A

En 1912, Abner Doble estime avoir accumulé suffisamment de connaissances pour s'attaquer aux défis majeurs que pose le moteur à vapeur. Fort de cette conviction, il conçoit ce qui représente la première voiture Doble véritablement fiable sur le plan technique : la Model A. Celle-ci intègre une chaudière multitubulaire, une caractéristique qui permet des démarrages nettement plus rapides. De plus, elle est équipée d'un condenseur conçu pour récupérer la vapeur produite afin de pouvoir la réutiliser dans le système. La Model A est produite en seulement cinq exemplaires.

Doble Model A. Source : https://en.wheelsage.org

Model B

Dans la foulée de cette avancée, Abner Doble fonde à Waltham, dans le Massachusetts, l'Abner Doble Motor Vehicle Company. Son objectif principal est de lancer la production à une plus grande échelle d'une version améliorée de la Model A, simplement dénommée Model B. Cette automobile intègre un condenseur de vapeur permettant à l'alimentation en eau de durer jusqu'à 2 400 km, contre 30 à 80 km pour une voiture à vapeur classique. L'intérieur de la chaudière est protégé des nuisances courantes des véhicules à vapeur que sont la corrosion et le tartre, en mélangeant l'huile moteur à l'eau d'alimentation.

Bien qu'elle ne bénéficie pas de la praticité d'un véhicule à moteur à combustion interne, la Model B suscite l'intérêt des magazines automobiles de l'époque grâce aux améliorations notables qu'elle présente par rapport aux autres voitures à vapeur du marché. La Model B se distingue par son fonctionnement moins bruyant en comparaison avec les moteurs à essence contemporains. De plus, elle ne requiert ni embrayage ni transmission, des éléments jugés superflus étant donné le couple important que son moteur à vapeur produit. La Model B atteint 60 mph (soit environ 97 km/h) en seulement 15 secondes. A titre de comparaison, une Ford Modèle T contemporaine met 40 secondes pour atteindre sa vitesse maximale de 38 mph (environ 61 km/h). Malheureusement confronté à un manque de ressources financières suffisantes, cette première tentative en tant que constructeur automobile échoue inévitablement. Aucune production n'est effectivement lancée.

Abner Doble prend alors la décision de quitter la Côte Est des Etats-Unis et part s'installer à Detroit, ville qui est déjà reconnue comme étant la capitale américaine de l'industrie automobile. Bien qu'il n'abandonne probablement pas son ambition de produire sous sa propre marque et en grande série des véhicules propulsés par la vapeur, il se voit néanmoins contraint de mettre de côté ses aspirations pendant un certain temps. Il travaille à Détroit en tant qu'ingénieur pour diverses entreprises automobiles bien établies.

Lorsqu'il trouve une écoute attentive et un intérêt manifeste auprès de la société General Engineering Company, il choisit alors de prendre la Model B comme point de départ de ses travaux. Il y intègre une série d'améliorations techniques conçues pour lui permettre de rivaliser efficacement avec les performances des moteurs à essence dominants.

Model C

Pour la Model C, parfois dénommée Doble Detroit, Abner Doble imagine un système de circulation de la vapeur à flux unique. Dans ce cas, comme son nom le suggère, la vapeur ne circule plus que dans une seule direction, ce qui permet de réduire considérablement les pertes de chaleur. Il équipe par ailleurs son nouveau modèle d'un dispositif d'atomisation du carburant, assurant une meilleure combustion, ainsi que d'un système d'allumage électrique, visant ainsi simultanément à optimiser les performances globales de la voiture et à simplifier son utilisation pour le conducteur.

A ce propos, Abner Doble n'hésite pas à affirmer publiquement que la manipulation de sa voiture à vapeur n'est, en aucun cas, plus complexe que celle d'un véhicule fonctionnant à essence. La Model C peut démarrer à froid en seulement 90 secondes. La répartition homogène du poids et le centre de gravité bas contribuent grandement à la tenue de route et à la maniabilité de la voiture.

L'accueil que réservent la presse spécialisée et le grand public lors de la présentation de la Doble Model C au Salon automobile de New York en janvier 1917 est extrêmement enthousiaste. Plusieurs milliers de personnes visitent le stand de la marque, et un nombre important d'entre elles expriment également auprès des représentants de la firme leur vif intérêt pour l'acquisition d'un exemplaire de la Model C. Des acomptes sont versées, pour des livraisons qui doivent débuter un an plus tard. Mais les frères Doble n'ont pas encore entièrement résolu divers problèmes de conception et de fabrication.

Doble Model C. Source : https://en.wheelsage.org

Malheureusement pour Abner Doble et ses frères, leurs aspirations en tant que constructeur automobile se heurtent à un nouvel obstacle majeur. Le conflit mondial entraîne des pénuries d'acier dès l'entrée en guerre des Etats-Unis au début du printemps 1917. Moins de 80 Model C auraient été produites. Autre difficulté, la Doble Detroit manque de fiabilité. Les quelques clients ayant été livrés se plaignent de sa lenteur et de son imprévisibilité. Enfin, John Doble est irrité par l'insistance d'Abner à s'attribuer le mérite des prouesses techniques de l'entreprise. Il finit par poursuivre Abner pour violation de brevet, ce qui pousse ce dernier à quitter Détroit pour la Californie. L'entreprise est dissoute.

Contrairement à Detroit et à ses environs, où sont implantés les sièges sociaux et les usines de la majorité des constructeurs automobiles américains de l'époque, la Californie représente encore un territoire quasiment inexploré. Les chances d'y établir et de développer une entreprise automobile sont plus nombreuses. L'environnement y est plus favorable, avec une concurrence locale inexistante.

C'est donc Harrison Street à San Francisco qu'est fondée en 1920 une nouvelle entreprise, la Doble Steam Motors. Steam se traduit par vapeur. Cependant, les débuts de cette nouvelle affaire restent modestes. Le bâtiment où l'entreprise est installée ressemble davantage à un grand garage qu'à une véritable usine de production. Ce manque d'espace contraint Doble à sous-traiter la majorité des étapes du processus de fabrication à des sociétés extérieures. La localisation de la nouvelle usine le long de l'océan Pacifique est intéressante pour Abner Doble. La région compte d'importants chantiers navals. Il puise des idées dans les techniques utilisées dans le secteur maritime pour apporter les améliorations nécessaires à ses voitures.

Tragiquement, John décède d'un cancer en 1921, à l'âge de seulement 28 ans.

Model D

Abner Doble démontre clairement sa croyance en l'avenir de la voiture à vapeur. Il engage des fonds importants dans le développement technique des Doble. Cependant, il est bien conscient que pour assurer à ses véhicules à vapeur les meilleures perspectives commerciales possibles, il est impératif de disposer d'un outil de production conséquent, capable de répondre à la demande dans des délais raisonnables. En conséquence, Abner Doble projette de faire construire un nouveau site de production à la mesure de ses ambitions à Atascadero, une localité située entre San Francisco et de Los Angeles.

Pour cette usine, il envisage une structure renforcée et résistante au feu, dotée d'imposantes fenêtres occupant neuf dixièmes de la surface des murs, afin de garantir un éclairage naturel optimal. Abner Doble voit grand pour cette décennie marquée par une prospérité qui semble illimitée, une période où de nombreuses entreprises, tant dans l'automobile que dans d'autres secteurs, sont persuadées de pouvoir se lancer dans des projets très ambitieux.

Néanmoins, pour Doble, comme pour d'autres constructeurs automobiles, la réalité va se rappeler à lui et l'obliger à reconsidérer ses ambitions à la baisse. Abner Doble porte finalement son choix sur Emeryville, située à l'est de San Francisco.

La Model D remplace la Model C. Une refonte majeure de la conception permet de supprimer la manque de fiabilité du Modèle C. Pour autant, ce ne sont que cinq exemplaires, voire moins, qui sont produits. En effet, cette nouvelle version, malgré ses progrès, n'est pas suffisamment armée pour faire face à la déferlante des voitures à essence, qui sont produites en très grand nombre, et dont le niveau de qualité progresse à grand pas.

Doble Simplex

Conscient assez rapidement que le rythme de production limité contrarie ses ambitions de développement pour la marque et ses modèles, Abner Doble décide d'étudier un modèle moins sophistiqué, moins onéreux à fabriquer et donc susceptible d'être proposé à des prix plus compétitifs afin de séduire une clientèle plus vaste. Ce modèle plus " populaire ", baptisé Doble Simplex, est en réalité conçu à partir d'une base existante, à savoir le châssis d'une Jordan Big Six. Il reprend le principe du moteur Uniflow à flux unique, inauguré sur la Model C, et intègre également un grand nombre de caractéristiques techniques des voitures à essence. L'objectif est de réduire au maximum les coûts de développement et, surtout, de production.

Doble Simplex. Source : https://en.wheelsage.org

Abner Doble et les principaux dirigeants de la firme envisagent de commercialiser la Simplex en 1924 au prix de 2 000 dollars. Bien que trois fois moins chère que la Model E en châssis nu (ci-après), cette Doble " d'entrée de gamme " se retrouve en concurrence directe avec de nombreux modèles fonctionnant à l'essence, produits par de grands constructeurs à la réputation déjà bien établie. Autant dire que, dès le départ, la tâche s'annonce ardue pour la Doble Simplex. En tout état de cause, le projet finit par être abandonné après la production d'un unique prototype, suite à des problèmes de fonctionnement, et à un rendement nettement inférieur aux attentes.

Model E

Avec la Model E, Abder Doble double le nombre de cylindres, qui passent de deux à quatre. Dans le même objectif d'amélioration, le constructeur utilise les meilleurs composants disponibles à l'époque aux Etats-Unis et en Europe, auprès des fournisseurs les plus réputés. Les roues à rayons sont ainsi fabriquées par Rudge Whitworth, les garnitures de freins par Ferodo, le système électrique est quant à lui conçu par Bosch. Grâce à un condenseur aux performances encore optimisées et à un réservoir d'eau dont la capacité avoisine les cent litres, la Model E revendique une autonomie de 2 400 kilomètres. Même par temps glacial, la Model E peut démarrer. Une fois bien lancée, elle peut atteindre plus de 140 km/h. Sa capacité à rouler en silence, hormis le bruit du vent, lui confère un avantage certains sur la concurrence. A 110 km/h, les vibrations sont quasi inexistantes, le moteur tournant à environ 900 tours par minute.

Comme les modèles précédents, la Model E ne possède ni embrayage ni transmission, et comme le moteur est intégré directement à l'essieu arrière, il n'a pas non plus besoin d'arbre de transmission. Ainsi, le nombre de pannes possibles s'en trouve considérablement réduit. Preuve supplémentaire de la robustesse et de la fiabilité technique de la Doble Model E, un grand nombre des voitures produites dépassent les 300 000 kilomètres sans incident majeur. C'est un véritable exploit.

Comme tous les véhicules à vapeur, la Model E peut brûler différents carburants liquides avec un minimum de modifications. C'est aussi un véhicule remarquablement propre, son carburant étant brûlé à haute température et à basse pression, ce qui évite les rejets polluants importants. Vingt-quatre exemplaires de la Model E sont fabriqués entre 1922 et 1925 avec une variété de types de carrosserie, du roadster à la limousine. De nos jours, une douzaine de voitures ont été conservées à travers le monde, dans des musées, ou auprès de collectionneurs.

Doble Model E, 1920/21. Source : https://en.wheelsage.org

La construction du site d'Emeryville débute à la fin du mois de mai 1923, et l'assemblage des premiers Model E commence moins d'un an plus tard. La marque souligne sur ses affiches et dans ses brochures publicitaires que ce nouveau modèle atteint un niveau de performances qui, non seulement n'a jamais été égalé par une autre voiture à vapeur, mais que beaucoup considéraient comme inatteignable avec de type de propulsion. Ses performances sont même, sur certains aspects, largement supérieures à celles des voitures à essence de l'époque, en particulier pour ce qui est des accélérations.

Doble Model E, 1924. Source : https://en.wheelsage.org

Bien qu'elle profite d'une surface plus grande que les ateliers de Harrison Street à San Francisco, la nouvelle usine Doble ne dispose pas d'atelier pour la fabrication des carrosseries. Cette tâche est confiée au carrossier Murphy, installé dans le quartier de Pasadena, à Los Angeles, une entreprise alors réputée pour la qualité ainsi que pour l'élégance de ses créations, quel que soit le type de carrosserie concernée, ouverte ou fermée. Cela représente tout de même un trajet d'un peu plus de 600 kilomètres entre l'usine Doble et les ateliers Murphy, un véritable " périple " encore à cette époque !

Plutôt que de faire livrer ces châssis par camion ou par train, la marque opte pour une solution nettement plus simple. Une fois assemblées et disposant donc de l'ensemble de leurs organes mécaniques, les Model E sont donc en état de rouler (confer l'expression de châssis roulants ...). La firme décide donc de fixer sur les châssis un siège en bois provisoire et d'envoyer plusieurs de ses ouvriers les conduire jusqu'à Pasadena. Cette pratique est alors assez courante, aussi bien aux Etats-Unis que dans les pays européens, le code de la route, à l'époque, étant évidemment beaucoup plus permissif qu'aujourd'hui. Outre l'économie de frais de transport, ce système présente également l'autre avantage de permettre de rôder les moteurs des voitures et d'effectuer des tests sur route pour repérer d'éventuels défauts.

Le châssis roulant d'une Model E équipé de sa chaudière

A l'instar de tous les carrossiers spécialisés dans les créations automobiles de luxe, les ateliers de Murphy perpétuent des méthodes de travail entièrement artisanales. Les panneaux de carrosserie, la sellerie, ainsi que l'ensemble des éléments intérieurs et extérieurs, sont façonnés à la main. Cette approche explique le coût élevé de ses productions. Plus que jamais, la Model E s'adresse à l'élite de la clientèle américaine. Le choix de collaborer avec un carrossier américain dont la réputation a déjà franchi les limites de la Californie, contribue aussi à l'excellente image de Doble et de sa Model E. Enfin, le simple fait de produire en Californie conduit à une forme de préférence locale par la clientèle huppée. Parmi les personnalités qui font l'acquisition d'une Model E, on compte le milliardaire Howard Hughes, l'actrice Norma Talmadge et le producteur de cinéma Joseph Schenk.

Doble Model E. Source : https://en.wheelsage.org

Bien que l'intérêt porté à ses automobiles justifie l'opiniâtreté d'Abner Doble à la commercialiser à travers tous les États-Unis, la production s'effectue néanmoins à un rythme très lent. Ceci s'explique par les critères de qualité particulièrement élevés et stricts appliqués à la fabrication des châssis et des organes mécaniques. Cette exigence est non seulement une nécessité pour un constructeur qui, en plus d'être un nouvel acteur sur la scène automobile américaine, ambitionne de rivaliser avec les marques " traditionnelles " les plus luxueuses telles que Packard, Peerless et Pierce-Arrow, mais elle répond également à des impératifs de sécurité. En effet, la chaudière à vapeur doit supporter une pression pouvant atteindre 103 bars. Ces contraintes rendent donc difficile le passage à une production en grande série.

Lorsqu'en avril 1924, Abner Doble assiste à Emeryville à la première assemblée générale de ses actionnaires, il semble légitimement satisfait des efforts qu'il a déployés avec ses frères au cours des dernières années. Afin de prouver la fiabilité de la propulsion à vapeur, son potentiel face aux voitures à essence, et la légitimité des automobiles à moteur à vapeur sur le marché automobile, non seulement aux Etats-Unis, mais aussi à l'échelle mondiale, Abner Doble se montre à la fois très optimiste et ambitieux. Bien que l'usine ait déjà atteint une capacité de production d'environ 300 voitures par an, il présente lors de cette assemblée des projets d'agrandissement visant à accroître davantage les capacités. Selon les prévisions qu'il expose, la production annuelle pourrait aisément atteindre le millier d'exemplaires pour le ou les modèles qui succéderont à la Model E.

Doble Model E. Source : https://en.wheelsage.org

Malheureusement pour l'entreprise, un événement majeur et soudain survient peu après cette réunion, la mettant dans une situation très difficile. Pour permettre à la société qu'il a créée avec ses frères de croître le plus rapidement et le plus largement possible, Abner et ses frères décident d'introduire la Doble Steam Motors Corporation en bourse. Ce choix, qui leur apparaît comme une étape obligatoire pour attirer des investisseurs et constituer un capital conséquent garantissant la pérennité de la firme, leur semble d'autant plus logique que de nombreux autres constructeurs automobiles les ont précédés dans cette démarche.

Cependant, le marché boursier des années 1920 présente peu de mécanismes de protection. Cela en fait un terrain favorable pour de nombreux escrocs de toutes sortes, qui peuvent agir en toute impunité. C'est ainsi que la firme Doble est victime d'une série d'escroqueries boursières de grande ampleur, dont les conséquences sont aussi prévisibles que désastreuses. Outre les poursuites judiciaires auxquelles elle doit bientôt faire face, la Commission des Sociétés (l'ancêtre de la SEC) lui refuse l'émission de nouvelles actions, ce qui rend très difficile, voire presque impossible, le redressement financier de Doble Steam Motors.

Les répercussions sont immédiates : licenciement d'une partie de ses cadres et ouvriers, abandon des projets de développement envisagés, et cession d'une partie des outillages de production. La presse, qu'elle soit généraliste ou spécialisée dans l'automobile et les marchés financiers, ne manque pas de relayer l'affaire dans ses colonnes, souvent avec force détails. Quelle que soit l'approche adoptée par les différents médias, le résultat est le même : une publicité négative dissuade de nombreux investisseurs potentiels d'engager leurs capitaux chez Doble. De même, une partie des actionnaires en place, estimant que les dirigeants ont d'une certaine manière trahi leur confiance et que l'entreprise manque de sérieux ou d'avenir, se retire. Cette situation entraîne la fin prématurée de la carrière commerciale de la Model E, dont les derniers exemplaires quittent l'usine d'Emeryville en 1925.

Model F

Bien que ce véritable séisme financier ait certainement dû les mettre à rude épreuve, Abner Doble et ses frères ne s'avouent pas vaincus. Ils déploient tous leurs efforts pour remettre la firme sur les rails, notamment en rachetant les parts de la plupart de leurs anciens actionnaires. De plus, à la fin de la décennie, ils mettent à l'étude un nouveau modèle qui, suivant la logique alphabétique, est baptisé Model F. Celui-ci se présente comme une évolution de son prédécesseur, la Model E, reprenant l'ensemble des principes techniques chers à Abner Doble, mais avec l'objectif d'atteindre des performances encore supérieures. Les modifications et améliorations apportées concernent principalement la chaudière, ainsi que le montage d'une pompe d'alimentation en eau à vapeur. Si certains exemplaires de la Model E bénéficient par la suite des améliorations conçues par les frères Doble, ce n'est finalement qu'en 1930, soit cinq ans après l'arrêt forcé de la production de la Model E, qu'ils sont en mesure de présenter leur nouvelle Model F.

Doble Model F. Source : https://en.wheelsage.org

Déjà affaiblie par la fraude boursière de 1924, la firme Doble subit un nouveau coup dur avec la forte instabilité des marchés boursiers. Les événements lui sont malheureusement fatals cette fois-ci. Le krach de Wall Street à New York en octobre 1929 précipite sa chute, entraînant également la perte de nombreux autres constructeurs automobiles. La Doble Steam Motors est mise en liquidation judiciaire en avril 1931, après la construction de seulement sept Model F. L'un de ces exemplaires aurait été utilisé par Hermann Göring durant la Seconde Guerre mondiale, avant de disparaître.

À cette époque, la majorité des autres constructeurs et défenseurs de l'automobile à vapeur aux États-Unis ont déjà cessé leurs activités, volontairement ou par la force des choses. Il est important de noter que Stanley, dont certaines productions ont en partie servi d'inspiration à Abner Doble pour ses premiers modèles, a fermé ses portes en 1924. Quant à Locomobile, elle a suivi le même chemin en 1929.

Les frères Besler

Lusine d'Emeryville est rachetée par William et George Besler. Leur père préside alors la Central Railroad Company, l'une des plus importantes compagnies ferroviaires américaines de l'époque. Les deux frères connaissent et apprécient d'autant plus les qualités et le potentiel des voitures produites par Doble qu'ils faisaient partie des employés de la firme avant sa faillite. Malgré la liquidation du constructeur et le climat morose de la Grande Dépression, les frères Besler restent persuadés que la vapeur conserve un potentiel réel et aussi important que celui des moteurs à essence. Après la liquidation, ils rachètent aussi l'ensemble de l'outillage de production, mais également les droits sur la plupart des brevets déposés par les frères Doble.

Bien que George et William Besler Besler soient convaincus que les moteurs à vapeur sont capables de performances égales, voire supérieures, à ceux à essence, il apparaît dès le départ que leur intention à long terme n'est pas de poursuivre l'aventure automobile initiée par les frères Doble, ni de concevoir de nouveaux modèles perpétuant la lignée des Doble Models E et F. Si quelques exemplaires de ces derniers sont vendus au début des années 1930, il s'agit manifestement d'écouler les châssis et les stocks de pièces existants, libérant ainsi de l'espace dans les réserves de l'usine avant de se consacrer à d'autres projets. Indépendamment de la crise qui frappe alors l'ensemble des secteurs industriels américains, l'éphémère existence de la Doble Steam Motors a montré à George et William que la vapeur ne garantit plus de perspectives commerciales suffisamment importantes dans l'automobile.

Cependant, ils sont convaincus que cette technologie offre des opportunités concrètes dans d'autres domaines, y compris certains auxquels la plupart des partisans de la vapeur n'ont jamais véritablement pensé, ou qu'ils n'ont jamais osé explorer, notamment l'aviation. Les frères Besler font modifier un biplan Travel Air 2000 en remplaçant son moteur à essence par un à la vapeur. L'avion est testé avec succès le 12 avril 1933 à l'aéroport municipal d'Oakland, en Californie. Les frères Besler concrétisent ainsi l'un des rêves qu'Abner Doble nourrissait dès le début de la décennie précédente. Malgré cet exploit technique, cet avion à vapeur ne connaîtra hélas pas de développement ultérieur.

Travel Air 2000 à moteur à la vapeur. Source : https://www.reddit.com

La vapeur, toujours

Pour Abner et Warren Doble, il est évident que la fin prématurée de l'entreprise dans laquelle ils ont investi tant d'argent et d'efforts leur laissent un goût amer. Malgré ce contexte, ils demeurent de fervents partisans de la vapeur. La réputation due aux performances de leurs voitures et aux exploits qu'elles accomplissent a dépassé les frontières des Etats-Unis pour se répandre en Europe. De nombreuses entreprises de divers secteurs, également convaincues du potentiel de la vapeur dans les transports et d'autres domaines, sollicitent alors les frères Doble afin qu'ils mettent leurs connaissances et leur expérience à leur service. Leurs chemins professionnels se séparent, chacun partant poursuivre une nouvelle carrière à l'étranger.

Abner s'installe d'abord à l'autre bout du monde, en Nouvelle-Zélande, où il participe à la conversion d'autobus AEC en les équipant de moteurs à vapeur de sa conception. Hélas, cette expérimentation ne permet pas d'atteindre les résultats escomptés, les coûts d'une transformation à grande échelle étant trop élevés. Abner Doble devient par la suite ingénieur-conseil auprès de la Steam Wagon Company en Angleterre. Il revient aux États-Unis en 1937, et participe, toujours en tant qu'ingénieur-consultant, à divers projets liés à la Défense durant la Seconde Guerre mondiale.

Warren Doble, quant à lui, travaille en 1932 et 1933 en Allemagne comme consultant auprès des constructeurs de véhicules utilitaires Borsig à Berlin et Henschel à Kassel. Ce dernier produit diverses applications à vapeur, pour des autorails, des autobus, des camions ...

Keen Doble

Dans les années 1940, Abner Doble est sollicité par Charles Keen, un ami installé à Madison, dans le Wisconsin, qui partage ses ferventes convictions concernant le moteur à vapeur. Le projet Keen Doble se présente, sur certains aspects, comme une sorte d'assemblage hétéroclite d'éléments existants provenant de diverses origines. Cela concerne non seulement la partie technique, avec un châssis et un système de freinage empruntés à une Willys, mais également les éléments de carrosserie. Le capot et les ailes avant proviennent ainsi d'une Plymouth 1942, la malle de coffre, le tableau de bord et les portières d'une Chevrolet 1939, et le reste de la partie arrière d'une autre Plymouth, du millésime 1940.

Le prototype Keen Steamliner effectue ses premiers tours de roue au début des années 1940. Son perfectionnement ne cessera jamais. A la fin des années 1950, Charles Keen et Abner Doble restent persuadés qu'une voiture dotée d'un moteur à vapeur pourrait toujours trouver sa place sur le marché automobile. Preuve de la fiabilité du moteur à vapeur conçu par Abner Doble, la Keen Streamliner sera utilisée quotidiennement par plusieurs propriétaires successifs jusqu'en 1968.

McCulloch Corporation

Au début des années 1950, l'entreprise américaine McCulloch Corporation, originaire de Californie comme la défunte Doble Steam Motors, mais basée à Los Angeles, reprend le concept des voitures à vapeur imaginées par les frères Doble une trentaine d'années auparavant, en le modernisant tant sur le plan technique qu'esthétique.

Le directeur de la société, Robert Paxton McCulloch, va jusqu'à racheter à Abner Doble sa voiture personnelle, le 24ème exemplaire produit de la Model E. Son objectif est de l'étudier en détail, afin de l'utiliser comme modèle pour la nouvelle voiture à vapeur qu'il envisage de créer. Il sollicite également Brooke Stevens, l'un des stylistes les plus en vue à cette époque, reconnu pour ses créations automobiles, mais aussi très actif dans d'autres domaines.

Paxton Phoenix. Copyright

Bien que la voiture, la Paxton Phoenix, soit effectivement réalisée en 1953, il semble qu'elle n'ait jamais véritablement roulé. La complexité des commandes et des systèmes nécessaires pour assurer un fonctionnement optimal du moteur à vapeur, surtout dans le cadre d'une utilisation similaire à celle d'une voiture à essence, nécessite un temps de développement bien plus long que prévu initialement, entraînant des surcoûts et des dépassements de budget importants. Si bien qu'en 1954, McCulloch finit par abandonner l'idée. Il semble que ce soit le dernier projet d'envergure sur lequel Abner Doble ait travaillé avant sa mort en 1961, à l'âge de 70 ans.

Epilogue

A la fin des années 1960, la General Motors redécouvre le moteur à vapeur et s'intéresse à son potentiel, incité par le gouvernement fédéral de l'époque, qui encourage les constructeurs de Detroit à envisager des alternatives aux moteurs à essence classiques. Le bureau d'études du groupe GM travaille ainsi, en 1969, en collaboration avec Besler, sur le projet d'une version spéciale de la Chevrolet Chevelle Malibu qui reçoit sous son capot un moteur à vapeur utilisant les brevets Doble de 1920. Cependant, ce projet est rapidement abandonné et ne connaît aucune suite en série.

Warren Doble disparaît en 1981, à 83 ans. William et George Besler décèdent respectivement en 1985 et 1995. Le bâtiment érigé à Emeryville pour la production des imposantes voitures à vapeur existe toujours et porte aujourd'hui le nom de Besler Building, même s'il a été transformé en lofts à la fin des années 1970.

Sur une idée originale de Thomas Urban.
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