Henri Thomas

Henri Thomas - France (à droite)


Henri Thomas était un homme discret qui n'aimait pas se mettre en avant. Seule une photo de lui accompagné de Paul Bouvot nous est parvenue. Dans les années trente, les stylistes n'étaient pas des " stars " comme ils peuvent l'être de nos jours. C'était encore plus vrai chez un constructeur comme Peugeot qui oeuvrait dans la discrétion, le sérieux, voire l'austérité. Henri Thomas a dirigé le style Peugeot pendant près de trois décennies. Sous sa direction, les carrosseries se sont arrondies, avant de s'inspirer des productions américaines, notamment celles de Chrysler, puis d'ouvrir une nouvelle page avec Pinin Farina dans les années cinquante.

Henri Thomas débute sa carrière en exerçant ses talents d'illustrateur auprès des grandes maisons de la carrosserie française. Il fait partie d'un cercle restreint de créateurs qui effectuent des dessins pour le compte de Binder, Million-Guiet, Kellner et quelques autres grandes enseignes reconnues. On lui doit notamment les formes du coach réalisé par Weymann sur le premier des six châssis de la Bugatti Royale, voiture hélas détruite lors d'un accident survenu à Ettore Bugatti, victime d'un assoupissement à son volant entre Paris et Strasbourg en 1931. Au début des années trente, les constructeurs de voitures de luxe et les carrossiers sont durement touchés par les conséquences de la crise de 1929, et Henri Thomas s'interroge sur sa future orientation professionnelle.

Bugatti / Weymann


1932, Peugeot 201/301/401/601

Henri Thomas rejoint Peugeot en 1932, où il exerce dans un premier temps son art par le biais de la publicité. Il produit toute une série d'illustrations pour des dépliants commerciaux ou des affiches publicitaires. La direction de l'entreprise prend conscience que son talent pourrait s'employer à des tâches plus créatives. A l'époque, on commence à pressentir l'importance du style dans le choix des clients. Il intègre donc le département des " études carrosseries " à Paris, au pied de la colline de Passy.

Serge Belllu décrit ainsi le personnage (La Carrosserie Française, du style au design, ETAI, 2007) : " Henri Thomas apparaît comme un personnage singulier. Par son allure hiératique. Par sa silhouette longue et austère moulée dans un costume taillé chez un bon faiseur, Henri Thomas arbore toujours une tenue impeccable, ne s'abandonnant jamais aux fantaisies de ses coreligionnaires artistes. Henri Thomas n'est pas un expansif. Résolument introverti, il ne laisse pas transparaître ses émotions. Au-delà de son regard distant, abrité derrière des petites lunettes rondes, se cache un véritable artiste. Il réalise des gouaches hallucinantes de précision puisqu'il est capable de tracer au tire-ligne douze traits parallèles dans un millimètre ".

Henri Thomas se passionne immédiatement pour le mouvement aérodynamique automobile naissant. Sur ce thème, il devient l'homme providentiel du département carrosserie de Peugeot. L'aérodynamisme est un argument publicitaire majeur, plus qu'une réelle donnée technique, mais aucun constructeur n'a le droit de faire l'impasse sur cette tendance.

Au Salon d'octobre 1933, on observe sur la 201 (née en 1929) des lignes adoucies, l'adjonction de phares obus et d'une calandre en coupe-vent légèrement inclinée. Les pare-chocs s'épaississent et les ailes sont plus enveloppantes. Cette nouvelle 201 BR semble beaucoup moins étroite et nettement mieux proportionnée que la précédente version. Désormais, toute voiture qui se veut à la mode doit être " aérodynamique ". Henri Thomas inscrit la firme à laquelle il appartient dans cette tendance.

La 301 apparaît en septembre 1933. Plus longue que la 201, elle offre six glaces. La réussite commerciale des 201 et 301 permet au constructeur de redresser une situation financière devenue délicate après la crise qui avait atteint son paroxysme en 1932 et de s'inscrire définitivement parmi les grands de la construction automobile hexagonale.

Peugeot, de 1932 à 1934, l'évolution d'un style


En mai 1934, la 601 marque le retour de Peugeot dans la catégorie des six cylindres. Esthétiquement, elle reprend les mêmes arguments que la 301, mais paraît plus élégante grâce à l'allongement de son capot. Henri Thomas a moins de difficulté à appliquer le principe des lignes fuyantes sur le coach que sur la berline, les impératifs d'habitabilité n'étant pas les mêmes. Hélas, au milieu d'une offre concurrente pléthorique, la 601 ne parvient pas à s'imposer. Avec 3 999 exemplaires au compteur, sa production est abandonnée un an et demi après son lancement. Après les 201, 301 et 601, c'est la 401 exposée au Salon de Paris 1934 qui complète la gamme. Mais sa carrière sera encore plus éphémère que celle de la 601, pas plus d'une année.

Peugeot 401, 1935


Au coeur des années trente, Peugeot, Citroën et Renault s'affontent sans pitié, distançant plusieurs challengers incapables de suivre cette course à l'armement. Le constructeur de Javel a lancé les hostilités début 1934 avec la 7 CV Traction Avant, une voiture sans marchepied dans laquelle on descend en enlevant son chapeau, alors que l'on monte toujours à bord d'une Peugeot. Pour l'instant, en réponse à l'audace de Citroën, toutes les Peugeot exposées au Salon de Paris 1934 bénéficient d'une nouvelle carrosserie dont la partie postérieure bombée, dite " queue de castor " ou " robe à traîne ", comportent un coffre incorporé ouvrant de l'extérieur. Pas à pas, Henri Thomas et ses dessinateurs modernisent les lignes des Peugeot, avec des phares et des feux de position abaissés, des pare-chocs aux courbes plus douces, etc ...

Peugeot 201, 1935


1935, Peugeot 402

Aux Etats-Unis en février 1934, Chrysler dévoile l'Airflow, dont l'aspect est digne d'un dessin d'anticipation. Les idées des designers américains retiennent l'attention d'Henri Thomas.

Après le conservatisme de la série 01, Peugeot a décidé de marquer les esprits. La série 02 affirmera la volonté du constructeur d'ouvrir une nouvelle page de son histoire, sans tomber dans les excès de certains qui ne sauront pas maîtriser les formes issues du mouvement stylistique de l'aérodynamisme. Par bonheur, Peugeot va réussir avec sa nouvelle gamme 02 à trouver un subtil compromis entre équilibre et modernisme, reléguant encore une fois nombre de concurrents en seconde division. Henri Thomas va surtout attacher son nom à la fameuse ligne " fuseau Sochaux ", dénomination initiée sur la 402 par des publicitaires imaginatifs, en apportant sa lecture personnelle de cette nouvelle science de l'aérodynamisme.

L'inspiratrice de la série 02, la Chrysler Airflow

La 402 est présentée sous les impressionnants plafonds - décorés par l'architecte décorateur André Granet - du Salon de Paris 1935. Parmi les nombreux constructeurs présents qui dévoilent leurs nouveautés ou insistent sur la pérennité de leurs modèles anciens, c'est bien le stand Peugeot qui attire en masse les visiteurs, un an après le coup d'éclat de la Traction chez Citroën, même si la 402 n'est pas aussi extrême que la voiture de Javel. Pour autant, c'est une automobile moderne, sans restriction, dont seules les suspensions sont reprises de la 401.

Sur le plan esthétique, l'équipe menée par Henri Thomas a su faire preuve de plus de légèreté que Chrysler, notamment au niveau de la face avant. La 402 surprend le public : calandre bombée et très inclinée protégeant les phares, absence de marchepied, ailes arrière qui recouvrent complètement les roues, deux demi- capots rabattants du moteur en lieu et place des fragiles panneaux latéraux articulés classiques ...

Nombreux seront les constructeurs à travers le monde à s'inspirer de l'Airflow, mais Henri Thomas tout en intégrant les théories aérodynamiques mises en application aux Etats-Unis a su s'adapter aux canons de l'élégance automobile française. L'équilibre était difficile à obtenir, et les gens de chez Peugeot l'ont mieux identifié que les américains qui ont boudé l'Airflow.

Peugeot 402, 1935

Bien sûr, au sein de la gamme Peugeot, la présence d'une automobile aussi extraordinaire ne favorise guère la poursuite de la carrière des modèles de la série 01, qui paraissent d'un coup bien étriqués. La 601 disparaît discrètement sans avoir connu le succès. La 401 n'a plus de raison d'être, seule une 201 subsiste en conduite intérieure de base, tandis que la gamme 301 reste au programme, mais ce n'est qu'un sursis.

Peugeot 402, 1935


1936, Peugeot 302

Après cette première salve, Peugeot récidive au Salon de 1936 avec la 302, moins puissante (10 CV) et moins longue de 35 cm que la 402 avec sa carrosserie réduite au pantographe. Le constructeur mise sur l'aspect de ses voitures et sur leurs performances pour se distinguer. La 302 prendra la désignation de 402 Légère en 1938, équipée d'un moteur de 11 CV.

1938, Peugeot 202

La 202, petite soeur des 302 et 402, est présentée en février 1938. Ce n'est plus une surprise pour le public, tant ses formes rappellent dans un format plus compact celles de sa grande soeur la 402. La 202 apparaît plus spacieuse et plus jolie qu'une Juvaquatre. Hélas, elle comme ses grandes soeurs sont frappées par la déclaration de guerre en septembre 1939 qui conduit à une restriction des fabrications. Ne subsiste dans un premier temps que la fabrication des versions berline et commerciale de base.

Peugeot 202


En temps de guerre

Pendant la guerre, le bureau d'études Peugeot ne cesse d'envisager l'avenir au travers de différentes hypothèses et projets de véhicules. La direction du constructeur rêve de se doter d'une grande voiture discrète et imposante, en réussissant là où André Citroën a échoué faute de moyens avec la mythique 22. Cela serait un modèle doté d'un V8, une sorte de 22 à la mode Peugeot. Mais la situation exige plus de réalisme, et le projet qui s'inspire de la Lincoln Zephyr n'est pas mené à son terme.

L'après-guerre s'annonce rude, et le pays aura besoin d'une automobile accessible au plus grand nombre. La décision est prise de travailler sur une 10 CV. La première maquette est d'inspiration américaine quant à la ligne, avec une petite grille façon Plymouth, un capot plat et deux phares encastrés dans les ailes, bien écartés l'un de l'autre, à l'opposé de ce qui avait été fait sur la 402. Parallèlement, on étudie une 6 CV qui pourrait prendre le relais de la 202. On hésite sur son style. Il faut rompre avec les volumes d'avant-guerre pour créer une automobile plus compacte et plus moderne. Mais quelle direction prendre ...

Peugeot prototype de 10 CV

Les hésitations sont nombreuses, entre ceux qui prônent pour le modèle unique et ceux qui préféreraient une gamme diversifiée avec au moins trois modèles. Au final, faute de moyens pour mener de front plusieurs études, on décide d'oublier tous les projets en cours pour se concentrer sur une berline intermédiaire appartenant à la catégorie des 7 CV.

Là encore on s'interroge sur le style, et plusieurs maquettes voient le jour. Au fur et à mesure, les ailes s'intègrent au volume général, tandis que de multiples propositions sont faites pour la calandre, allant de la simple grille à des ensembles plus élaborés d'inspiration US. Il est difficile de suivre avec précision l'évolution des projets pendant l'Occupation et encore plus à la libération. En 1945, l'étude de celle qui va devenir la 203 est définitivement sur les rails.


1948, Peugeot 203

En mai 1946, seule la 202 reprend du service lors du timide redémarrage des lignes d'assemblage. Son rôle est d'assurer la transition jusqu'à l'arrivée de la 203, son caractère populaire s'adaptant plus aisément aux terribles difficultés du moment. Peugeot complète l'offre 202 en exposant au Salon de Paris 1946 une version inédite, un break mi bois, mi métal. La 402 pour sa part n'aura pas survécu à la guerre.

Enfin, au Salon de Paris 1948, Peugeot dévoile son nouveau cheval de bataille, la berline 203, qui conserve une filiation lointaine avec le style " fuseau Sochaux " d'avant-guerre. De l'avant, la calandre toute en largeur lui donne un air souriant. Les ailes enveloppantes assurent la légèreté d'un style aérodynamique que confirme l'arrière fuyant doté d'une petite lunette ovale. Le constructeur sochalien a su matérialiser en deux ans et demi de développement une voiture représentant le rêve américain d'après-guerre mis à la portée d'une fraction de la clientèle automobile française, suffisamment privilégiée pour s'offrir une Peugeot neuve.

Messieurs Mathon et Bona qui travaillent sous la responsabilité d'Henri Thomas ont tracé des lignes homogènes. Henri Thomas s'est résigné à prendre de nouvelles orientations. Il n'est plus question de disposer d'une gamme complète. Peugeot opte délibérément pour le modèle unique décliné en plusieurs carrosseries. En effet, un an seulement après son lancement, la 203 est proposée en berline découvrable et un break (en versions limousine ou commerciale) dont l'empattement a été allongé de vingt centimètres. Puis apparaît au Salon 1951 un cabriolet décapotable, et à celui de 1952 un coupé qui ne sera pas accueilli aussi favorablement que Peugeot l'espérait, puisqu'il disparaîtra du catalogue l'année suivante.

Peugeot 203 berline découvrable

L'évolution toute en nuance de la 203 pendant sa carrière va dans le sens des désirs de la clientèle Peugeot, peu encline à apprécier les fantaisies stylistiques de Simca ou l'avant-gardisme à outrance de Citroën, et insensible aux productions populistes de la Régie Renault. Imperceptiblement, la 203 va passer de l'image de voiture de son temps à l'aube des années cinquante à celle de voiture désuète mais fidèle à la fin de sa carrière.

La présentation de la 403 en avril 1955 constitue un tournant dans l'histoire de Peugeot. Cette grande berline a été dessinée en collaboration avec Pinin Farina, l'influence de l'Amérique cédant le pas à la domination italienne. Les bureaux d'études de La Garenne-Colombes et de Sochaux voient d'un oeil inquiet cette nouvelle collaboration qui pourrait passer comme une forme de défiance de la direction pour les équipes internes. En effet, si Jean-Pierre Peugeot par cet accord a signé le début d'une collaboration qui va s'avérer fructueuse, il a pris le risque d'entamer le moral d'une partie de son personnel.

Pour autant, la 403 est la vedette du stand Peugeot au Salon de Paris 1955. Au même moment, Citroën présente la révolutionnaire DS, faisant forcément de l'ombre à la Peugeot. Paul Bouvot rentre chez Peugeot en 1956 comme conseiller auprès d'Henri Thomas. Il devient le pivot de la coopération entre Pinin Farina à Turin et les équipes Peugeot. Quatre ans plus tard, il remplacera Henri Thomas.


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