Laurent Berreterot, grand amateur de Bentley et de Rolls Royce, évoque avec nous quelques souvenirs : " Docteur, j´ai bien peur de ne pas être comme tout le monde. Autour de moi, les masses incultes se gargarisent des trépidations vulgaires de leurs Hdi, Tdi et autres Dci en se trémoussant d´excitation dès qu´un de leurs nouveaux tracteurs à injection directe voit le jour. Veuillez m´excuser, mais moi, cet opium du peuple me donne la nausée. L´origine de mon mal doit remonter à cet été 1999 où j´avais poussé le snobisme jusqu´à m´installer dans un quartier chic de Londres : Kensington. En rentrant chez moi, je n´avais plus qu´à ouvrir ma fenêtre pour être sûr d´être réveillé le lendemain matin par le doux ronronnement d´un V8 ... essence, of course. Le mal était fait. Sur cette île de la tentation automobile, le V8 était partout, jusque sous le capot des " commercial vehicules " ! Non, docteur, le chant des 8 cylindres ne m´est pas monté à la tête ! A vous, pauvre pêcheur élevé au gazole, je tiens à signaler que les utilitaires à cabine avancée Leyland-Daf 400 (Daf 400 en France) étaient entre autres motorisés par le V8 Rover de 3,5l ! Certes, malgré son insularité, Albion n´a pu totalement échapper à l´épidémie de Diesel sévissant sur le Continent. Pour preuve, même une institution comme le London Taxi a dû se convertir à l´injection directe par l´entremise scélérate de Nissan. Et je ne parlerais pas du Metrocab, contaminé d´office par le Diesel Ford dont les claquements ne font pas honneur au bon goût britannique. Heureusement, à Kensington, j´avais des compensations fort honnêtes à offrir à mes pauvres oreilles. Pensez donc, au milieu de très banales Jaguar XJ, Mercedes Classe S et autres BMW série 7, mon quotidien était écumé de Range Rover 4.6 HSE, Bentley Continental - sans "R", excusez du peu - ou Brooklands pour les plus pauvres, Aston Martin DB-S V8, Daimler DS 420, Jaguar X300 rallongées par Coleman Milne, MGB GT V8, Triumph Stag, Rover 3500 Vitesse ... et j´allais oublier cette caricaturale MG R-V8, une MG B boursouflée de cuir et de bois à laquelle on avait greffé le V8 3,9l du Range pour célébrer la renaissance de Morris Garage, en 1994 ! Les anachronismes de cette sorte font partie du folklore local. En témoignent les dernières Mini, transformées en objet de luxe à grand coup d´accessoires kitsch et de roues grand diamètres. Décorées comme des sapins de Noël, les Cooper " 99 " étaient à ce point alourdies qu´elles ne dépassaient guère la vitesse maxi de la moindre Mini 1000 ! Risible, mais franchement, quelle gueule ! Ne vous étonnez pas de ce genre d´excentricités, docteur. Si vous n´osez vous avouer frustré dans votre morne C5 grise, l´automobiliste anglais, lui, semble se moquer du politiquement correct. Sur le parking du Leader Price local, je me rappelle avoir vu une femme vider le contenu de son caddy dans le coffre de sa ... Rolls-Royce Silver-Spur (!!!) sans que cela ne choque personne. Il faut dire que dans les pays anglo-saxons, l´argent n´est pas une chose taboue comme chez nous, et à la différence de notre France bien pensante, il est tout naturel de montrer les signes de sa réussite sociale. Mon souvenir le plus insolite reste cependant celui de ce vieil aristocrate qui se promenait dans Kensington au volant de sa Bristol 603. Il n´habitait pas très loin de ma résidence, dans un agréable quartier résidentiel où les maisons n´avaient pas de clôtures. Sa Bristol se tenait garée devant chez lui, le plus banalement du monde, au milieu des Vauxhall et Ford des sujets plus ordinaires de Sa Gracieuse Majesté. Quelle auto surréaliste que cette Bristol 603 ! Son esthétique disons ... maladroite échappait à l´entendement. Elle paraissait ridiculement étroite par rapport à sa longueur. A l´évidence, les stylistes maison avaient eu du mal à adapter leur dessin à un châssis remontant aux BMW d´avant-guerre ! De même, le déséquilibre était frappant entre le porte-à-faux arrière, démesuré, et le porte-à-faux avant, rikiki. Cette maladresse s´explique par le logement de la roue de secours dans l´aile avant qui imposait de rejeter l´essieu frontal le plus possible vers l´avant. Le capot n´en paraissait que plus interminable tandis que la poupe fastback semblait exagérément étirée vers l´arrière. Et que dire de cette calandre misérable en plastique noir ou de ces pauvres roues atrophiées ! On aurait pu croire à un gag. Pourtant, cette Bristol dégageait un charme bien particulier qui m´attira de suite vers cette marque si énigmatique. Comment un constructeur aussi marginal avait-il pu survivre en vendant sans promotion ni réseau des engins à ce point torturés, démodés et hors de prix, quand des références comme Jensen et Facel Vega s´étaient écroulées à la première crise ? Le conducteur de la 603 possédait sans doute la réponse. C´était un vieil aristocrate, un vrai, tout de dignité revêtue. Au volant de sa voiture, il se tenait droit, la tête haute. Il était fier de son rang. Il conduisait le pied levé, sur un filet de gaz. Tout juste pouvait on entendre le bourdonnement lancinant du V8 flemmard : un " big block " typiquement américain, lent, peu puissant, avec du couple à revendre et un appétit gargantuesque, vous imaginez bien. Il se promenait ainsi à une allure débonnaire, et me semblait tout droit sorti d´une autre époque. C´était un gentleman comme on n´en fait plus qui conduisait une voiture comme on n´en fait plus. Bristol a su préserver cette petite clientèle d´irréductibles, et il faut croire que vouloir ratisser plus large aurait été fatal à un constructeur qui n´avait de toutes façons pas les moyens de changer d´envergure. Facel Vega n´a-t-il pas été ruiné par l´échec de la " petite " Facellia ? Sans cette tentative infructueuse de démocratisation, la firme de Jean Daninos aurait peut être connu un destin similaire à celle que dirige encore Anthony Crook ... Ma seconde rencontre avec une Bristol allait me conduire aux frontières du réel. Au beau milieu d´un embouteillage du coeur de Londres, j´ai vu voguer une 412. Je dis bien voguer, car la forme apocalyptique de cette horreur motorisée évoquait furieusement celle d´un navire. Essayez un peu d´imaginer une carrosserie rectiligne taillée comme une barque sur laquelle un espèce d´arceau est planté comme le mat d´un voilier, le tout étant soutenu par les roulettes d´une remorque porte bateau, et vous obtiendrez une Bristol 412. Cette chose tenait plus du
véhicule amphibie que de la découvrable de luxe que l´on était en droit
d´attendre d´elle. La vocation marine de l´engin me sauta aux yeux
lorsque, au démarrage, la 412 sembla vouloir se cabrer sur son essieu
arrière en levant le nez. Le conducteur n´y était pas allé de main morte
avec l´accélérateur, écrasant de fait les suspensions " schamallow ". De
tels mouvements de caisse me laissèrent imaginer des tangages dignes
d´une 2CV au premier virage ... En revanche, le grondement sourd du V8
en pleine accélération n´avait rien de commun avec le joyeux tintamarre
du bicylindre Citroën. Ce bien joli allegretto crescendo ne put
qu´accroître le magnétisme qu´exerçait Dans son superbe isolement, malgré tout, la firme ne pouvait ignorer complètement le marketing moderne. La preuve. Je sais qu'il existe un catalogue sur la Bleinheim 2 de 1999. J'en ai trouvé un en vente dans une librairie spécialisées de Londres, la même année. Il s'agissait d'un 20 pages environ reprenant la maquette et les photos du site Internet de Bristol. Le document présentait la Bleinheim par thèmes (design, sécurité, etc....) avec des titres en couleur donnant une certaine jovialité à l'ensemble. Les photos, de taille plutôt réduite par rapport aux textes, traduisaient une certaine recherche dans le cadrage et l'éclairage, ce qui tranchait franchement avec les mornes photos de presse des années 80. Le texte défendait farouchement l'indépendance de la marque britannique et justifiait son conservatisme par le refus de céder aux modes éphémères. Le discours, tout aussi surréaliste que la voiture, argumentait en faveur du châssis séparé auquel, je cite de mémoire, " de nombreux propriétaires de Bristol devaient la vie... " Alors, dites-moi, c´est grave, docteur ?
|