Bentley, avant 1919


1888 - 1904 : Ses rêves d'adolescent


Dernier d’une famille de neuf enfants (avec quatre frères et quatre soeurs), Walter Owen Bentley naît en 1888 dans une famille fortunée originaire du Yorkshire et installée à Londres. Dès l'enfance, il s'éprend de la magnifique épopée ferroviaire que la Grande-Bretagne et le monde s'apprêtent à vivre. Les murs de sa chambre sont tapissés de pages extraites des journaux " Railway Magazine " et " Locomotive Magazine ". Il rêve de devenir ingénieur des chemins de fer. Tout jeune, sa promenade préférée consiste à aller voir le " Flying Scotsman " à la sortie du tunnel de Primrose Hill à Londres.

Déjà, Walter Owen, plus connu sous les initiales WO, est fasciné par la mécanique. Entre 1902 et 1905, il reçoit un enseignement de qualité au " Clifton College " de Bristol. Il y développe un intérêt particulier pour la chimie et la physique. Mais pour l'heure, le seul engin mécanique à sa porté demeure la bicyclette. A son guidon, parfois en compagnie de son jeune frère Horace Milner, il éprouve ses premières sensations de liberté et d'indépendance. C'est lors de vacances en Ecosse que le jeune Bentley rencontre pour la première fois un moteur à combustion interne, qui équipe un autocar Daimler. Mais à l'aube du vingtième siècle, le jeune WO Bentley porte encore un regard distant vis-à-vis de l'automobile, la considérant comme dangereuse, rudimentaire et bruyante. 


1904 - 1910 : Son expérience ferroviaire


Dès l'âge de 16 ans, Walter Owen Bentley a le sentiment d'avoir fait le tour de la question en matière d'enseignement traditionnel. Sa passion pour le rail l'entraîne à faire ses classes de mécanicien machiniste dans l'usine de la " Great Northern Railway " à Doncaster. Ce changement est capital dans son existence. Les seize premières années de sa vie furent aussi calmes, à l'abri de toute crise et de toute angoisse, que les cinquante suivantes allaient être mouvementées, vécues dans l'impatience, souvent critiques et dans tous les cas très excitantes.

WO doit, conformément aux enseignements prévus par la compagnie, apprendre plusieurs métiers, et pas des plus prestigieux, liés au monde des cheminots. Il travaille à l'entretien des machines, le plus souvent dans des conditions pénibles, dans la poussière, la boue et les odeurs d'huile. Ce n'est qu'à l'âge de 20 ans qu'il réalise enfin son rêve, être aux commandes d'une locomotive en mouvement. La vie à Doncaster est certainement moins confortable que celle qu'il a vécu durant ses jeunes années dans les quartiers aisés de Londres. Mais c'est son choix.

WO n'a pas été sélectionné dans cette compagnie pour ses mérites. Il doit payer pour suivre sa formation. Ses camarades le moquent pour ses manières bourgeoises, son éducation et son accent. Mais il ne se laisse pas démonter par ces taquineries. Pour les fonctions auxquelles il aspire, il considère même cet état de fait comme inévitable, comme un élément de sa formation, et prend le partie de s'en amuser. Il saura mettre à profit cette expérience des " relations humaines " quelques années plus tard, lors de la création de sa propre entreprise et pour le recrutement de son personnel.

WO sait faire face aux situations les plus difficiles. travaillant durement quand cela est nécessaire. Son comportement ne fait que renforcer le respect que lui accordent ses nouveaux amis, dont il loue par ailleurs la gentillesse, l'honnêteté et la loyauté. De la Great Northern Railway, il rejoint la Great Northern Atlantics. Les journées sont épuisantes à bord des locomotives. Il arrive au jeune homme de pousser durant un aller retour Londres/Leeds jusqu'à sept tonnes de charbon dans les chaudières. Malgré ces conditions de travail d'un autre âge, WO conservera toute sa vie un souvenir ému de ces années.


1908 : Ses premières victoires en compétition motocycliste


Lors d'un week-end à Londres pour retrouver sa famille, WO fait l'acquisition d'une motocyclette de marque Quadrant. Le jeune homme est devenu un lecteur passionné du magazine " Motor Cycle ". Dans un premier temps, il emporte sa moto jusqu'à Doncaster où il travaille, en l'embarquant à bord d'un train. Mais très rapidement, il décide de faire le trajet de 260 kilomètres par la route. On le voit bientôt au guidon de différentes motos dans plusieurs épreuves, le plus souvent en compagnie de ses frères. Ce sont ces machines qui ont incité WO à s'intéresser au monde de la vitesse. Quand il vend une moto, c'est pour en racheter une plus puissante, et il réfléchit à chaque fois à la manière dont il peut en tirer plus de puissance.

A 20 ans, il gagne ses premières médailles d'or en compétition au guidon d'un engin de la marque Rex. WO Bentley participe en 1909 à la célèbre course du Tourist Trophy sur l'Ile de Man. Lors de cette première participation, il abandonne sur chute. Pas découragé pour autant, la même année , il engage sa moto Rex dans une autre compétition sur le circuit de Broklands ouvert depuis peu, non sans avoir apporté à l'engin quelques améliorations au niveau de la carburation destinées à en améliorer les performances.

Le constructeur Rex, séduit par les trouvailles de WO Bentley, ne tarde pas à intégrer ses idées sur les modèles de série. C'est la première fois qu'un idée de l'ingénieux WO Bentley atteint la stade de la production. De retour sur l'Ile de Man au guidon d'une Indian américaine optimisée par ses soins, WO fait une fois de plus la preuve de la supériorité technique des engins qu'il pilote. Mais cette fois, il doit abandonner sur crevaison.


1910 : le temps de la remise en question


WO n'allait pas tarder à se rendre compte que les métiers du chemin de fer n'offraient au final que peu de perspectives de carrière. Les candidats étaient nombreux pour un nombre réduit de postes intéressants, les salaires étaient modestes, et la longue ascension de l’échelle hiérarchique ne l’enthousiasmait guère. Le contrat d'apprentissage de WO prenait fin en 1910. En quittant les chemins de fer, WO franchissait une nouvelle étape de sa vie, et abandonnait ses rêves d'enfance.

Durant les six années qu'il venait de passer dans le monde du rail, l'automobile qui n'en était encore qu'à ses balbutiements en 1904 avait nettement progressée, et semblait désormais promise à un grand avenir. De nombreuses possibilités s'offraient aux plus ambitieux. Après les premiers frissons en compétition moto, ce type de course finit aussi par lasser WO Bentley. Le jeune ingénieur tirait un trait sur sa courte expérience de la compétition motocycliste, et s'orientait dès l'âge de 22 ans vers le monde de l'automobile.


1910 - 1912 : A la National Motor Cab Company


Sa première vraie expérience professionnelle fut acquise en tant qu'assistant du directeur adjoint de la National Motor Cab Company, une société de taxis installée à Londres. C'est dans ce premier poste qu'il apprit comment manager des individus aux caractères souvent bien trempés, les chauffeurs de taxi. C'est aussi durant ces deux années que WO Bentley fit l'acquisition de sa première voiture, une Riley. Dans un autre registre, c'est aussi à cette époque qu'il rencontra celle qui allait devenir sa femme, Leonie. WO Bentley commençait déjà à ressentir un besoin d'indépendance. A son jeune âge, il avait déjà prouvé sa capacité à assurer une charge de travail importante, mais aussi à diriger une équipe. Il pensait dès lors avoir les capacités d'entreprendre pour son propre compte.


1912 - 1914 : Importateur de la marque DFP


L'opportunité de travailler pour lui même se présenta en 1912. Associé à son frère Hardy M., WO Bentley rachetait à l'âge de 24 ans une agence de représentation de trois marques françaises, parmi lesquelles DFP (Doriot Flandrin Parant) était la plus importante.

Petit retour en arrière sur l'histoire de DFP : Doriot et Flandrin étaient deux ingénieurs travaillant respectivement pour Clément Bayard et Peugeot. Flandrin rêvait de se mettre à son compte. Avec Doriot, il créait la Doriot Flandrin & Cie en 1906 à Courbevoie. Un troisième associé les rejoignait en 1910, Parant. L'affaire prenait alors le nom de DFP. Le succès commercial des DFP était incontestable. En 1912, DFP abandonnait son fournisseur de moteur Chapuis Dornier, et concevait lui même ses propres mécaniques 2 et 3 litres.

A Londres, l'ancienne concession " Lecoq and Fernie " du nom des anciens propriétaires fut rebaptisée en mai 1912 " Bentley and Bentley ". Le magasin d'exposition était situé à Hannover Street, dans les beaux quartiers de Londres. WO Bentley et son frère installaient leur atelier dans une ancienne remise de voitures de New Street News.  Les frères Bentley amélioraient par une judicieuse mise au point les performances des DFP, et remportaient de fulgurants succès en compétition au volant de ces voitures, devenant les meilleurs de leur catégorie, gagnant des courses de côte ou fixant des records sur le circuit de Brooklands. La réussite des frères Bentley en compétition mettait la marque sous les feux de la rampe. DFP par l'intermédiaire de cet importateur efficace vivait alors ses plus belles années.

WO Bentley à Aston Clinton en 1912 au volant d'une DFP

WO Bentley avait compris avant beaucoup de ses concurrents que la course automobile était un excellent moyen de promotion pour ses produits, au rapport coût / efficacité sans commune mesure avec les moyens qu'il aurait été nécessaire de déployer avec une campagne de promotion plus classique. La mise en exergue des succès en compétition faisait intégralement partie de la stratégie de vente de WO Bentley. Ce n'était pas le talent des pilotes qui était mis en avant, mais bien l'efficacité et la fiabilité des voitures françaises. Les frères Bentley avaient fait le bon choix au bon moment. Les DFP étaient des automobiles rapides, robustes, sportives et construites avec soins. Quelques années plus tard, WO Bentley allait reprendre ces quatre critères de base pour concevoir ses propres voitures.

En 1914, avant la déclaration de guerre, WO Bentley participa au Tourist Trophy, une course qu'il connaissait bien pour y avoir déjà couru à moto. Dans une DFP de 2 litres, face à la concurrence des voitures de 3 litres, il n'avait à priori aucune chance de gagner. Mais cela ne tracassait pas WO qui avait bien compris que la presse allait plus s'intéresser à sa petite voiture de 2 litres qu'à la ribambelle des voitures plus puissantes de la concurrence. Les pistons en aluminium de la DFP (voir paragraphe 7) lui conféraient un avantage insoupçonné. Face à des voitures de cylindrée plus importante, la voiture de Courbevoie modifiée par Bentley terminait en sixième position, une performance tout à fait honorable.

WO Bentley à bord d'une DFP durant le Tourist Trophy de l'Isle de Man en 1914

Après cette victoire, WO Bentley reprit le travail dans ses ateliers. Il souhaitait sans attendre surfer sur la vague de son succès au Tourist Trophy en présentant une nouvelle version plus performante de la DFP. Mais la grande guerre allait mettre un terme à la fabuleuse union entre le constructeur français et le jeune ingénieur britannique. 

Après guerre, la marque française perdit pied sur le marché britannique. Incapable de financer de nouvelles études, DFP commercialisait des modèles équipés de mécaniques conçues par d'autres, comme à ses débuts. Bientôt la célèbre revue Omnia attribuait à DFP le surnom de la " Dernière Ferraille Parue ". Le dépôt de bilan intervenait en 1927, et la dernière DFP sortait l'usine en 1933. 

Publicité parue dans l'Illustration du 26 mai 1923


Une idée de génie, les pistons en aluminium


Durant sa collaboration avec DFP, et dans l'intention d'améliorer les performances de la version britannique de la DFP 12-15, WO Bentley se déplaça jusqu'à Courbevoie. WO Bentley remarqua sur le bureau d'Auguste Doriot un piston qui servait de presse papier. Mais ce piston vendu à DFP par un de ses fournisseurs présentait une particularité. Il n'était pas en acier comme cela était alors l'usage, mais en aluminium.

L'idée alors généralement répandue était que l'aluminium n'était pas assez résistant pour supporter de fortes contraintes mécaniques. WO Bentley, qui était déjà un jeune ingénieur talentueux, conçu pour les pistons montés sur les DFP un mélange d'aluminium (88 %) et de cuivre (12 %). Grâce à cette idée, les DFP étaient plus puissantes sans perdre en fiabilité. Le résultat était si impressionnant que WO Bentley retravailla le sujet en étudiant de nouveaux pistons encore plus légers. WO Bentley ne fit jamais de publicité pour ces pistons " miracles ". Au contraire, il tenait à conserver ce secret qui lui permettait de conserver une longueur d'avance sur ses concurrents.


1914- 1918 : Au service de l'effort de guerre


Pendant le conflit, le jeune capitaine WO Bentley allait mettre son savoir faire au service de la " Royal Naval Air Service ". Son expérience acquise dans la conception des moteurs de course avant guerre allait être mise à profit pour la conception de moteurs équipant les avions de chasse. WO était persuadé que ses pistons en aluminium pouvaient aussi être utilisés sur les moteurs des avions de guerre. Il contactait les industriels du secteur. L'ironie de l'histoire veut que son premier contact eut lieu avec les techniciens de Rolls Royce à Derby. Ceux ci ne mirent pas longtemps à comprendre l'intérêt des pistons en aluminium, et les utilisèrent sur leur premier moteur d'avion, l'Eagle.

Partant de là, WO Bentley parvenait aussi à convaincre Sunbeam, qui équipa tous ses moteurs de pistons en aluminium, puis la firme Gwynne, qui produisait sous licence des moteurs rotatifs de la marque Clerget. Ce n'est pas sans de nombreuses réticences que cet industriel se laissa convaincre. Les moteurs Clerget n'étaient pas réputés pour leur fiabilité. L'enjeu n'était plus maintenant d'obtenir des victoires en compétition, mais de sauver des vies de pilotes. Si allier la puissance à la fiabilité était une qualité reconnue aux automobiles, ces qualités devenaient indispensables dans le ciel, la défaillance moteur était en effet interdite. Les pilotes de chasse étaient les mieux placés pour le savoir et l'apprécier.

Lassé de devoir convaincre les autres de se doter de moyens de production à la hauteur de ses ambitions, WO obtenait, grâce à l'appui d'un officier britannique, le commandant Wilfred Briggs, la mise à disposition de locaux et d'équipements chez le constructeur Humber. Des travaux de WO Bentley naissaient les moteurs BR1 et BR2 (Bentley Rotary One et Two). L'usage de ces mécaniques affûtées se répandit largement vers la fin de la guerre. Les pilotes louaient leur puissance accrue et leur fiabilité sans faille.

Le Sopwith F1 " Camel ", prestigieux avion de chasse britannique de la première guerre mondiale, fut conçu autour d'une mécanique BR2 (plus d'informations sur http://avions.legendaires.free.fr)

WO Bentley tira une certaine fierté de la qualité du travail qu'il venait de fournir. Il n'avait pourtant pas encore trente ans. A son niveau, et grâce à son idée, de nombreuses vies de pilotes furent sauvegardées. Ce fut une période riche en émotions pour le jeune homme.


1919 : Deux évènements difficiles à assumer


Après guerre, la Royal Flying Corps était rebaptisée Royal Air Force. Le soutient de WO Bentley, Wilfred Briggs fut démis de ses fonctions et remplacé à son poste par un autre officier. Celui ci abandonna les mécaniques sophistiquées conçues par WO Bentley pour les remplacer par des moteurs plus rustiques.   

WO Bentley

Cette même année 1919, WO Bentley dut faire face au décès de sa jeune épouse Léonie. Leur mariage avait été célébré le 1er janvier 1914. La guerre les avait longtemps séparé, et maintenant qu'il s'apprêtaient à passer de longues années ensemble, la jeune femme fut emportée par la grippe, encore très souvent mortelle à l'époque. Pour oublier ses malheurs, WO allait se donner corps et âme à son travail et à ses projets.

Sommaire Histoire d'Auto - Sommaire site