Ailerons en délire


La légende prétend que la patron du style de la General Motors, l'omnipotent Harley J. Earl, aurait été fasciné par les fameux ailerons arrière du double fuselage du prototype de l'avion Lockheed P38 Lightening qu'il aurait découvert en mars 1939. Après la guerre, lorsque la mode ponton à ailes intégrées voit le jour, la poupe des voitures est généralement arrondie en courbes douces. Earl à l'idée d'appliquer ces fameux ailerons à l'automobile en coiffant les ailes d'appendices qui reprennent la forme des deux dérives de l'avion. Ces " tail fins " montés pour la première fois sur les Cadillac 1948 sont fort bien accueillis par la clientèle sensible à ce concept esthétique qui symbolise la modernité.

Lockheed P38 Lightening


Fusées pointées vers le ciel


Cet effet de style va d'ailleurs caractériser toutes les Cadillac produites à partir de 1948. Mais à part quelques dream-cars bardés de dérives et d'ailerons inspirés de ceux des fusées et avions, car on vit à l'époque dans le rêve de la conquête spatiale, et à part la tentative plutôt loupée de la petite Kaiser Henry J, les ailerons restent une exclusivité Cadillac.

Cadillac, 1948

Néanmoins, vers 1955, surtout chez Ford, on remarque que les ailes arrière se verticalisent et s'aiguisent, mais ce n'est pas pour l'instant très spectaculaire. En 1957, le groupe Chrysler dévoile le style " forward look ", fuit de l'imagination du bouillant styliste maison, Virgil Exner. Toutes les malles des diverses voitures des marques du groupe adoptent d'immenses ailerons agressifs et pointus comme des ciseaux, qui s'élancent audacieusement vers le ciel. Un style qui donne une impression de vitesse, même à l'arrêt, aux Chrysler, Dodge, Plymouth et De Soto, ce qui séduit plutôt les acheteurs.

Dodge, 1957

Si Ford réagit avec goût et modération en aiguisant davantage ses ailes, ce n'est pas le cas au sein de la GM. Sous l'initiative de Earl qui se sent dépossédé de son concept stylistique, toutes les marques du groupe décident de partir à l'assaut des sommets en matière d'ailerons qui vont s'élancer vers le ciel telle des flèches de cathédrales bardées de chromes, ou en forme de tuyères de réacteurs, ou carrément en rampes de fusées. Comme il faut toujours donner une explication technique à un effet de style , à Détroit on affirme que, comme en aviation, ces dérives améliorent la stabilité des voitures qui vont être affublées de porte à faux de plus en plus démesurés.


1959, l'année de tous les excès


Du coup les Cadillac qui perdent leur spécificité n'ont que la solution d'aller encore plus haut, toujours plus haut. Et on en arrive aux modèles de tous les excès avec le millésime 1959 dont les immenses ailes, qui culminent à 1,20 mètre de la chaussée, sont bardées des fameux quatre bâtons de rouge à lèvres qui font tant fantasmer depuis. Mais trop c'est trop. Ces voitures surchargées de paquets de chrome, véritables avions à réaction sur roues aux qualités routières en déliquescences ne séduisent plus les clients.

Cadillac, 1959

Dès l'année suivante, les " big three " reviennent à un style plus édulcoré et moins surchargé. Pour la première fois depuis 1948, la GM rogne les ailerons de la Cadillac millésime 1960. Certains carrossiers se spécialisent même dans le rabotage des flèches arrière de la Cadillac 1959, jugées trop dangereuses. L'éclosion des " compactes " aux lignes plus sobres, et la naissance d'un nouveau style, envoient les exubérants ailerons au cimetière des modes. En 1962, plus aucune américaine n'exhibe ces excroissances qui montent vers le ciel. Désormais, le porte à faux arrière long et plat se caractérise par ses arêtes d'ailes verticalement adoucies.

Cadillac, 1960

Revenons en 1955 sur notre vieux continent. A l'époque, à l'image des allemandes d'aujourd'hui, c'est la voiture américaine qui se veut prescriptrice de mode. Les PDG, les stars, les gangsters roulent au volant d'Américaines synonymes de réussite sociale, qu'on aime alors montrer aux autres qui vous admirent. Autre temps, autre moeurs ... L'aileron vu ici ou là sur l'éphémère 402 Andreau ou sur les Tatra, sous forme d'une dérive centrale, n'ont joué alors qu'un rôle technique plutôt qu'esthétique.

Peugeot 402 Andreau

Il faut préciser que nos voitures beaucoup plus courtes que les américaines d'alors qui culminent facilement à 5,50 mètres sont équipées d'un porte à faux réduit qui n'autorise pas ou mal ces dérives dressées vers les nuages, et qui doivent disposer de pas mal de place pour prendre leur envol. D'où la prudence des constructeurs européens à l'égard de cette mode pourtant très flatteuse, sauf parmi les filiales des constructeurs US qui tentèrent de l'adapter à un gabarit plus compact.


La Chambord choisit les ailerons


En France, Simca, qui est le seul à s'y coller, se montre raisonnable. Sur sa ligne Océane vue dès 1956, autant les coupés et cabriolets que la berline Aronde, adoptent une poupe allongée et plus tendue habillée d'un feu rouge vertical et oblong, dessin édulcoré des ailerons US. En 1958, la P60 va encore plus loin, en respectant toujours le prolongement de la ceinture de caisse, mais repoussant l'effet vers le bas à l'aide d'un feu rouge nettement agrandi.

La Simca Vedette qui voit le jour fin 1954 adopte le même design, ce qui est normal puisqu'elle a été dessinée aux Etats Unis. On retrouve une aile pointue, presque coupante, mais néanmoins sobre, agrémentée du fameux feu rouge " bureau de tabac " pas très discret au demeurant. Néanmoins, avec le recul du temps, le dessin des Versailles est une belle réussite esthétique.

Simca Vedette Beaulieu

De nombreux accessoiristes de l'époque proposent des enjolivures chromées et agressives à fixer au sommet des ailes, accessoire beaucoup vu sur les Peugeot 403 et Renault Dauphine. Sur son ultime Frégate, Renault rajoute un capotage chromé de feu donnant un profil plus aigu aux formes arrière.

Renault Frégate

Quelques constructeurs redessinent les ailes arrière avec plus ou moins de bonheur dans un style plus tendu, aux angles plus aiguisés. Las, ces poupes étirées s'opposent parfois à des capots trop courts en déséquilibrant le style initial. C'est le cas notamment pour la Skoda Octavia défigurée par des appendices carrément rajoutés sur les ailes, de la Studebaker Silver Hawk anamorphosée par rapport à la pureté du dessin initial, ou du coupé Borgward Isabella vitriolé par des nageoires rajoutées sans grâce.

Studebaker Silver Hawk


Plaire aux USA


Toutes les voitures nouvellement redessinées ces années là adoptent évidemment les ailes arrière tendues et coupantes sans tomber dans les délires américains. Citons la Renault Floride, l'Austin A40 Break, les Austin A55 et A99, l'Aston Martin DB4, la BMW 700, les Fiat 1800/2100, l'Alfa Romeo 2000, les coupés NSU Prinz, les Lancia Appia et Flaminia ...

Aston Martin DB4

Parfois déversées à la louche, les ailes arrière sont plus imposantes sur la Triumph Herald ou la DKW 1000 SP d'inspiration Ford Thunderbird. Il est vrai que cette voiture fabriquée chez Baur était surtout destinée au marché US, ce qui explique mieux ce style très marqué.

DKW 1000 SP

Evidemment, les Facel Vega qui plaisaient beaucoup aux américains avaient également adopté des ailes pointues, de même que le cabriolet Sunbeam Alpine. Destiné à être exporté surtout aux USA pour concurrencer les Triumph et MG, ce cabriolet s'était aussi inspiré du style de la Thunderbird. Le combat était le même pour la Daimler SP 250 également imaginée pour le Nouveau Monde.

Daimler SP 250

On peut dire que c'est la même raison qui a dû motiver la Daimler Benz lorsqu'elle a dessiné la gamme 220 qui a pointé son étoile en 1959, sur laquelle a travaillé le français Paul Bracq. Cette série largement diffusée outre Atlantique se reconnaissait à sa poupe à arêtes vives soulignées de chrome. Néanmoins, les Mercedes conservaient une identité grâce au feu route horizontal, alors que toutes les voitures d'alors qui arboraient ce style choisissaient la verticalité des feux pour habiller la dérive verticale. Pour ce faire, Mercedes se servait de la baguette chromée.

Mercedes 220


Sobriété chez Ford, excès chez GM


Bien entendu, les filiales européennes des constructeurs américains ont adopté les ailerons en forme de nageoire de requin, avec plus ou moins de bonheur. A Cologne chez Ford, on a préféré la sobriété pour la Taunus 57. Il est vrai que même aux USA, le constructeur américain n'a jamais succombé aux délires de Earl ni d'Exner.

Ford Taunus, 1957

En revanche, Ford Angleterre viendra à l'aileron trop tard lorsqu'il sera complètement démodé, c'est à dire en 1962 sur ses cauchemardesques Zéphyr 4 et Zodiac 6.

Ford Zephyr 6

Chez GM, on fera moins dans la sobriété surtout en Grande Bretagne. La cousine Vauxhall adoptera un arrière lourd et surchargé pour la Victor 58 trop compacte pour être belle et un aileron coupant et concave en forme de dérive sur sa grosse Cresta de 1957, un effet qui s'intègrera mal dans un arrière trop court, et qui le contraindra à aller chercher son élan dans la porte arrière en la surchargeant. En 1962, une Cresta faisait déjà furieusement démodée.

Vauxhall Cresta

Opel en 1956 a redessiné l'arrière de sa Kapitan dans un style plus tendu, avant d'adopter un design moins sobre sur son millésime 58, produit qu'une seule année, car visiblement trop typé US. De son côté, la Rekord choisit également un design américain en 1957 avec des dérives arrière beaucoup plus sobres que celles des cousines britanniques.

Opel Kapitan,  1957


Coup dans l'aile


En 1961, déjà les ailerons ont un coup dans l'aile suite au brutal retournement de situation de la mode américaine, qui les raye de la carte en deux ans. Avec leur moindre capacité d'investissement, les pauvres constructeurs de l'Ancien Monde pris de court proposent de nouvelles voitures déjà démodées comme la Borgward 2,3 l, les Ford Zodiac déjà citées, ou l'Hillman Super Minx déjà datée ...

Borgward 2,3 Liter

Déjà cette mode est démodée. Austin rogne les ailerons de sa A60 revisitée, Fiat redessine l'arrière de sa 1100 R avec des feux ronds qui vont caractériser de nombreuses voitures des sixties et chez Sunbeam, on coupe carrément à la tronçonneuse les rasoirs de l'Alpine Mk 3.


Texte : Patrice Vergès, 1999
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