Notre plus gros animal domestique
L'automobile possède quelque chose de plus qu'une maison ou un objet : la vie, qu'on ne pouvait mieux exprimer que par l'appellation d'"Auto-mobile ", " qui se meut par soi-même ". Elle a sa jeunesse, pendant laquelle elle doit être rodée, puis elle connaît l'âge mûr, avec les maladies, puis la vieillesse et sa mort. Elle a ses indomptables, ses pur-sang, elle a ses foires. Elle est notre plus gros animal domestique. Un vieux mythe Jacques Baudrillard, dans " Le système des objets " paru en 1968, voudrait voir dans l'automobile la version moderne du vieux mythe centauresque de la fusion de l'intelligence humaine et des forces animales. Cette interprétation peut même trouver des arguments dans le dessin des carrosseries dont l'emplacement le plus noble a toujours été l'avant, et plus particulièrement l'extrémité supérieure (la tête ?) du radiateur dont la composition fait d'ailleurs appel à des symboles spatiaux fondamentaux, le carré ou le rectangle d'or et le cercle.
La physionomie L'automobile doit être considérée comme le terrain d'une vieille pratique humaine consistant à nommer l'inconnu par peur de cet inconnu. Ainsi, la plupart des Dieux ont reçu des visages humains, ainsi, toute forme nouvelle ressemble toujours à une physionomie humaine ou animale à laquelle nous pouvons faire référence. Ce phénomène d'anthropomorphisme a très rapidement rendu symétrique l'aspect extérieur des automobiles, les dotant des éléments essentiels des hommes et des animaux : bouche, yeux, parfois le nez.
Les phares Depuis la réunion de tous les éléments frontaux de l'automobile dans la carrosserie, lisse comme une peau, toutes les expressions d'un visage peuvent se retrouver sur sa face. Yeux parfois mobiles, les phares permettent de vaincre la peur de la nuit. De jour, leur forme et leur accompagnement par une indication de sourcils donnent un élément important de la physionomie. Le profil de la carrosserie peut introduire une notion de " prestance ", un regard oblique vers le sol est assimilé à une démarche tête baissée.
La calandre Cette bouche alimente le moteur en air, indispensable à son refroidissement. Son expression soulignée ou non, renforce généralement la physionomie esquissée par le dessin des yeux. De fausses calandres sont même adoptées sur certains modèles pour satisfaire ce besoin de symétrie et de présence d'une bouche dont les proportions et le dessin expriment le caractère souhaité. Le nez remplissant pour nous cette fonction d'alimentation en air, aurait pu servir d'élément de référence, mais son manque d'expression lui a fait préférer la bouche. Sa présence n'existe que sous la forme de fines narines féminines ou, plus fréquemment, par le passé, sous la forme du museau animal, représenté par les longs capots et les pare-brise-yeux.
Les traits humains, la mode Il faut remarquer que ces carrosseries ont été créées la plupart du temps par des hommes, et une étude comparative entre ces dessins et la mode féminine, le maquillage, les canons de beauté, serait très intéressante, révélant des liens très étroits entre ces formes d'expression de la séduction et du désir. De tels rapprochements ont déjà était faits avec succès en ce qui concerne l'architecteur des temples antiques et la mode de l'époque.
Sur ce site, le thème des analogies entre les traits humains et l'automobile a déjà été traité : http://leroux.andre.free.fr/digression1.htm. Il complète par de nombreux exemples les écrits de Patrick Bertholon. Un masque Cette face aux traits humains nous sert également de masque : un masque figé, comme tous les masques, par notre opposition à notre humeur. Chacun de nous, anonyme dans sa voiture, ressemble, en fait, à un travesti de carnaval derrière le masque qu'il a choisi, gai, triste, sérieux, doux, agressif, et éventuellement personnalisé.
Le corps La création d'une personnalité pour chaque modèle d'automobile ne s'arrête pas au dessin de l'avant de la voiture. L'absence d'ouverture visible dans la carrosserie en fait véritablement un nouveau Cheval de Troie, au pelage lisse et doux, dont les quatre pattes sont les quatre roues. Ce corps doit, pour nous, suggérer la puissance, l'évasion, parfois la féminité, ceci à l'aide de rappels de positions humaines et d'attitudes animales. Les oiseaux, symbole même de l'évasion, ont longtemps prêté leurs ailes à celles de l'automobile.
Les taureaux et les chevaux Ce sont les animaux de référence pour la puissance et l'agressivité. Les traits des bêtes de corridas ou de tiercés sont appliqués au dessin des carrosseries qui ont remplacé les boeufs et les percherons.
Les cuisses Certains insectes, les grenouilles, les félins offrent de nombreuses images de contraction musculaire suggérant un puissant saut. Ce développement de la musculation des " cuisses " est réutilisé au profit des roues arrière des véhicules, exprimant une puissance contenue.
Les poissons Cet animal hydrodynamique a longtemps servi de référence à l'expression de la sécurité du mouvement : ses nageoires, ses ailerons, évoquent la conservation de la trajectoire du projectile automobile.
L'escargot Symbole de la maison transportée, cet animal n'a pas pu servir de modèle à des créations trop homogènes ou trop hétérogènes d'espace de vie mobile. Aux Etats-Unis, cependant, certaines réalisations s'approchèrent de très près de l'image de l'escargot.
Les animaux familiers Cette assimilation de la voiture à l'animal peut aussi se faire a posteriori, comme par exemple la DS 19 (crapaud) ou la Volkswagen (coccinelle). Ce phénomène n'est pas particulier à l'automobile, l'homme ayant toujours rapproché ses créations des animaux les plus familiers, ne serait-ce que dans le vocabulaire (le cheval-vapeur).
L'objet miroir fidèle Il faut enfin noter la volonté de quelques marques de créer des " familles " éphémères d'autos, de la " petite à la grande soeur ". Le corps entier de l'automobile sert alors de repère, succédant à l'emblème de marque, pendant une génération.
Si chaque objet est pour nous, comme l'écrit Maurice Rheims (La vie étrange des objets) une sorte de chien insensible qui reçoit nos caresses et les rend à sa manière, ou plutôt les renvoie comme un miroir fidèle, non aux images réelles, mais aux images désirées, l'automobile est sans doute le plus gros chien que nous possédons, et cette possession- domestication-domination ne peut manquer de nous satisfaire toujours d'avantage.
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