Omnia, N° 55, Nouvelle Série, décembre 1924

Illustration de Roger Soubie


L'industrie américaine et la nôtre

Ne serait-il pas profitable parfois de prendre une échelle et de regarder par-dessus le mur comment le voisin opère pour obtenir ses récoltes mirifiques ? ... La morale ne nous taxera pas d'indélicatesse si nous glissons un regard dans l'industrie américaine, car le mur ici est en verre. Dans un précédent numéro j'ai expliqué que, si nous comparions la France aux Etats-Unis, l'arithmétique nous démontrerait qu'il manque à notre pays actuellement plus de 5 millions de véhicules en circulation. Les 105 millions d'Américains possèdent actuellement 15 millions d'automobiles. Par quels moyens l'industrie américaine satisfait-elle une demande aussi grande ? En un mot, quelle est, dans ses grandes lignes tout au moins, l'organisation de l'industrie automobile aux Etats-Unis ? Je me propose de l'exposer aux lecteurs d'Omnia, De ces aperçus notre industrie nationale tirera-t-elle enseigne ment? C'est là une toute autre histoire. Autre pays, autre génie.

Deux colosses en présence

On peut dire qu'aux Etats-Unis il n'y a, en face l'un de l'autre, que deux lutteurs, énormes ; tous deux campés à Detroit, dans l'Etat de Michigan. L'un est un homme tout seul, Ford. L'autre est une fédération de constructeurs, la General Motors Corporation. Contrairement à ce qu'on pourrait déduire de cet exposé, contrairement à la certitude qu'on a communément de la victoire infaillible de la coalition d'individus sur l'individu isolé, c'est Ford qui l'emporte.

Ford domine l'industrie automobile américaine tout au moins par le nombre des véhicules qu'il produit. Nous connaissons tous son modèle, populaire et quasi universel, dont les dispositifs n'ont changé, à peu près en rien, depuis quinze ans. Or, sa production quotidienne (je dis quotidienne) atteint, en moyenne, le chiffre de sept mille voitures ! On voit qu'il y a des conceptions que le temps n'atteint pas, et qu'un constructeur, pour réussir, n'a pas besoin de changer de modèle tous les ans ! C'est au contraire l'une des plus vieilles conceptions d'automobile qui a encore aujourd'hui, 1925 demain, le plus de succès, un succès effarant ! C'est elle qui, de très loin, est reproduite au nombre le plus considérable d'exemplaires, et dans le monde entier !

Par le chiffre d'affaires, c'est la General Motors Corporation qui l'emporte, parce que ses modèles sont d'un prix beaucoup plus élevé que le type unique de Ford. La General, au capital de 500 millions de dollars, est constituée par l'association de plusieurs marques très réputées, telles que Buick, Cadillac, Chevrolet, Oldsmobile, etc. Elle possède aux Etats-Unis et au Canada 67 usines.

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Une usine pour chaque organe

La caractéristique essentielle de chacune de ses usines, sauf exception bien rare, est qu'elle est étroitement spécialisée en une production très limitée dans son objet. Chacune n'a pour destination que de fournir à toutes les marques fédérées le matériel dont elles ont besoin. L'une produit telle matière première, l'acier par exemple, l'autre, les radiateurs ; une troisième, les roulements à billes ; d'autres des appareils électriques ou des carrosseries ; etc ... La plupart des marques d'automobiles aux Etats-Unis sont d'ailleurs consacrées à la fabrication d'un seul type de voiture, mais il y a quatre ou cinq modèles de carrosseries pour chacun. On compte actuellement 166 types de châssis pour 160 marques. La majorité même des usines d'automobiles (65 %) ne fait que du montage, c'est-à-dire achète à des usines spécialistes les divers organes de la voiture et les assemble selon une conception un peu différente de celle de ses voisins. D'où quantité de marques américaines, à peu près inconnues en Europe, qui ne diffèrent entre elles que par de menus détails de traits, comme des sœurs ressemblantes.

Le taylorisme et la machine-outil réduisent la main d'oeuvre

La machine-outil et le taylorisme jouent dans le fonctionnement de la General un tel rôle que la main-d'œuvre y est abaissée à son minimum. On constate avec surprise que le travail de cette formidable affaire est réalisé et administré par 90 000 ouvriers et employés seulement. Buick, par exemple, qui à certains moments atteint une production de 1 000 voitures par jour, n'a que 25 000 ouvriers. Chevrolet, avec 3 000 voitures quotidiennes, n'occupe que 40 000 ouvriers.

Les service technique y est maître et souverain

Une pareille entreprise ne pouvait confier sa barre qu'à des mains solides. C'est tout un service autonome, avec ses rouages particuliers, qui est ici pilote ; et tout le vaisseau lui obéit. La General a placé à la tête de ses affaires, au point de vue technique, le Research (recherches) qui n'a pour but que l'amélioration continuelle des modèles et des organes ; ainsi que des produits qui les constituent et des procédés qui en permettent la fabrication. Les laboratoires du Research ne sont pas à Detroit, mais à Dayton, dans l'Ohio ; ils occupent 300 ingénieurs, tout simplement ... La règle formelle est qu'aucune des marques associées ne peut modifier un de ses modèles, ou même mettre en vente un produit, sans que le Research ait au préalable donné son approbation. De plus, toute innovation heureuse, toute découverte même que fait soit le Research, soit une des usines du groupe, bénéficie à toutes les marques fédérales.

Les Etats-Unis exportent-ils beaucoup ?

De tels moyens de production font de l'industrie américaine, pourrait-on croire, une concurrente à ce point redoutable qu'il faut, pour toutes les autres industries du monde, abandonner la lutte ! La vérité est beaucoup plus rassurante. En réalité l'Amérique n'arrive pas à fabriquer annuellement un nombre de véhicules automobiles énormément plus grand que celui dont elle a besoin chaque année. Par exemple, en janvier 1924, elle avait fabriqué dans ses douze mois - camions et motocyclettes compris - 4 086 997 véhicules, qui représentaient, au prix de gros, plus de deux milliards de dollars ! Or elle n'en avait exporté que 328 999. C'était donc 8 % seulement de sa production qui étaient sortis du territoire américain. On voit par conséquent que nos constructeurs nationaux à fabrication intensive, Citroën, Peugeot, Renault, etc ..., ne sont encore qu'à l'aube de leurs succès, non seulement en France mais aussi dans presque tout le monde entier !

Pour quelles raisons ? Pourquoi en effet une industrie qui possède des moyens de production presque illimités, qui dispose d'un capital de un milliard et demi de dollars (statistique au 1er janvier 1924), qui a produit l'an dernier par exemple 46 millions d'enveloppes de pneumatiques et 61 millions de chambres à air, ne parvient-elle pas à fournir aux autres pays le paquet d'automobiles relativement petit - à peine un demi million tous les ans - qui lui est nécessaire ? C'est que le peuple américain dévore sur place presque la totalité des productions de son industrie. On calcule qu'en effet les 15 millions de véhicules en circulation que possèdent les Etats-Unis exigent un apport annuel de 3 à 4 millions d'unités fraîches, ce qui représente à peu près la fabrication annuelle de l'industrie américaine.

Les voitures américaines de seconde main

On pense bien que les habiletés commerciales là-bas ne sont pas inférieures aux conceptions industrielles. Les 43 588 agences de vente qu'on comptait aux Etats-Unis au 1er janvier 1924 ne chôment guère de clients, puisqu'elles peuvent offrir, par exemple, une bonne voiture, à quatre places confortables, une Ford, pour 380 dollars, et que ce prix infime peut fort bien être acquitté par mensualités ! En effet des organismes financiers ont été créés pour la vente à crédit des automobiles, qui fonctionnent avec tant de succès qu'aujourd'hui, l'Américain ne paie presque jamais sa voiture au comptant. Les statistiques enseignent que 90 % des voitures bon marché, et 60 % des voitures de catégorie élevée, sont vendues à tempérament.

Quand elle est usagée, la voiture américaine peut généralement être reprise par l'usine qui l'a fabriquée, et qui en livre une neuve contre une soulte. L'usine répare l'usagée et la remet en circulation sous la désignation de voiture de seconde main. Une telle " occasion ", capable encore d'assurer cinq à six ans de bons services, se rencontre fréquemment, aux Etats-Unis, pour 150 dollars. Alors, dans ce pays où tout le monde sait conduire, on voit des ouvriers et des employés, des dactylographes mêmes, s'associer à deux ou à quatre pour acquérir le véhicule de seconde main qui, tous les matins, les conduira à la ville, sur le lieu de leur travail, qui, le soir, les ramènera à leur villa de campagne, sur le lieu de leur repos véritable et sain. L'automobile individuelle a ainsi pour corollaire la maison individuelle. Elle joue donc un rôle social et politique d'importance considérable. Mais nous voici hors du sujet ...

Que conclure ?

L'exemple des Etats-Unis peut-il être suivi point à point par notre industrie automobile française ? Il
faudrait méconnaître les différences fondamentales des caractères français et américains pour le penser. Nous devons bien observer d'ailleurs qu'en réalité, actuellement, l'école française a beaucoup plus d'influence sur l'industrie américaine que les conceptions des Etats-Unis n'en ont sur notre fabrication nationale. Si une industrie adopte peu à peu la pensée d'une autre, c'est l'idée de Paris et de Lyon qui maintenant domine celle de Detroit et de Dayton. Il suffit de relire l'histoire technique de l'automobile depuis dix ans pour le bien apercevoir.

On peut donc soutenir que l'individualisme est une source d'originalité et de trouvailles que le collectivisme tarit à peu près complètement parce qu'il supprime l'émulation. N'est-il d'ailleurs pas piquant de constater que, sur la terre même des trusts et des agglomérats industriels, aux Etats-Unis, c'est un individu, Ford, qui conduit le bal ?

Baudry de Saunier

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